UNE PLACE FORTE

Martine sera-t-elle une autre fois dans sa vie heureuse comme elle le fut ce soir, cette nuit, et le lendemain encore… Ce bonheur n’était pas à crédit, comme l’appartement et la quatre-chevaux, ce bonheur ne devait rien à personne. Ou, plutôt, elle l’avait payé elle-même pendant tant et tant d’années que maintenant il lui appartenait, on ne pouvait plus le lui reprendre.

Ils avaient traversé des pays qui leur paraissaient étranges, parce qu’ils surgissaient soudain au sortir des baisers et des arbres. Ils n’avançaient pas vite, même lorsqu’ils avançaient, parce que Daniel conduisait d’une main, il ne savait peut-être pas danser, mais il savait conduire, les maris savent conduire, hein, Martine ? et vous embrasser… La vallée de la Seine autour d’eux était sonore comme le sont les maisons neuves, sans meubles, ou alors ne serait-ce pas là un autodrome, un vélodrome ? De temps en temps, il venait sur eux comme un bruit de course, le vent ou un peloton de coureurs… ou peut-être était-ce la trépidation d’une usine ? Mais cela se résolvait, s’éloignait, sans avoir apparu. Ils roulaient au-dessus du fleuve, puis s’enfonçaient dans les bois, et en sortaient pour se trouver à un autre coude de la Seine… Elle les tenait, les ramenait à elle. Pour Martine c’était un vrai voyage, elle qui n’avait jamais rien vu d’autre que son village et Paris, elle se sentait ici, à une centaine de kilomètres de Paris, merveilleusement dépaysée, tant ce grand ciel clair et implacable ressemblait peu à son ciel familier.

Ils soupèrent dans le jardin d’un hôtel isolé dans la campagne, quelque part près de Louviers. Il était plus de dix heures du soir, mais le temps était si doux, à rester dehors sans fin… Les couples, autour des petites tables sur la pelouse, avec la lumière dans les arbres… Les vestes des maîtres d’hôtel et les nappes trouaient la nuit d’un blanc violent. Ici personne ne s’étonne jamais qu’on arrive à n’importe quelle heure. Martine et Daniel, avant de se mettre à table, marchaient dans le parc de l’hôtel… les allées, les « pas japonais » qui les menaient à des groupes d’arbres, à des bosquets… voici une pièce d’eau, et la blancheur des cygnes faisait penser aux vestes des maîtres d’hôtel, aux nappes…

— Viens, ma douce… Le champagne doit être froid et le lit bien chaud…

Martine était soûle de bonheur, et elle se mit à rire comme une folle, parce que sur la table préparée pour eux, si bien ordonnée, servie, fleurie, une pie se promenait ! Une vulgaire pie noire, qui était en train de mettre son bec partout, et lorsque le garçon tenta de la chasser, la pie se mit à pousser des cris de mégère, attrapa la nappe dans son bec et tira dessus… Toute une affaire pour la chasser ! Le patron s’approcha, le sourire complice :

— Cet oiseau est insupportable, dit-il, mais il amuse tant les clients ! Et nous aussi ! On s’y est attaché… Il faut seulement le surveiller… il vient de boire un alcool à la menthe, à la table, là-bas… Et il emporte tout ce qui brille, méfiez-vous, Madame !

Daniel regardait rire Martine et trouvait que la pie était un oiseau fantastique. Ils ne mangèrent pas beaucoup, bien qu’ils n’eussent déjà pas mangé à déjeuner, mais ils avaient soif, et les narines de Martine frissonnaient de ce champagne qui les chatouillait et les piquait…

— Ah, faisait-elle, ah… Cette pie noire et voleuse… Quand j’étais encore Martine-perdue-dans-les-bois, ma mère, la Marie, m’appelait une pie noire et voleuse, parce que je fauchais tout ce qui était lisse et brillant !.. Les billes de mes petits frères… ça me faisait un plaisir ! de les tripoter dans la poche de ma blouse… Ma mère criait : une pie noire et voleuse ! Et tous les petits frères reprenaient en chœur : une pie ! Et voilà qu’on me met une pie sur la table, la nuit de mes noces, on me met une pie dans mon Champagne ! Crevant !

— Crevant n’est pas le mot, je t’assure, mon Martinot, — Daniel versait à boire, — une pie, ce n’est ni crevant, ni impeccable… c’est une sorcière comme toi… Donne-moi tes petites mains, Martine…

— C’est une mégère, — Martine mit ses mains sur les paumes ouvertes de Daniel qui se refermèrent sur elles, — elle ne connaît pas les mots interdits, elle hurle les mots qu’elle veut… La pie est furieuse. Je vais attraper la nappe dans les dents et tirer dessus !..

— Je te tiens…

Daniel tenait les mains de Martine, solidement, et ils oublièrent ce qui montait en eux comme une soupe, pour se noyer dans les yeux l’un de l’autre.

À d’autres tables, on se disait d’autres contes… Des couples venus ici dans ces grosses voitures qui les attendaient au fond du vaste garage, brillant dans les pénombres de leur vernis impeccable, les hommes avaient de quoi se payer la voiture, la femme, et les poulets froids en gelée, et le vin de l’année délicieuse. Tout ici était agrément, fraîcheur, plaisir… les femmes belles, les hommes au moins soignés… La seule personne de mauvaise humeur était la pie. Martine et Daniel se levèrent.

Une chambre minuscule, toute tapissée d’une étoffe à fleurs, claire, moelleuse comme un œuf… La fenêtre s’ouvrait sur le ciel et les parfums de la nuit.

Le matin, ils découvrirent devant eux une pelouse, et plus loin, à l’infini, la verdure des champs, la campagne sans une bâtisse… Martine à nouveau éprouva un bonheur aigu devant l’excellence du déjeuner, les tasses fines, les petits pots de confitures cachetés, les toasts, croissants… Et il y avait des roses sur le plateau, une attention de la maison. Martine les serra contre sa chemise, pas du nylon, de la soie pure : pour sa nuit de noces, Martine avait voulu de la soie et des dentelles…

— Dieu, ce que tu es belle ! — dit Daniel, la regardant stupéfait, comme on est stupéfait, lorsqu’on se lève matin, de la beauté d’un jardin avec les oiseaux et la rosée, et qu’aucun regard n’a encore touché à ces fleurs, ces rayons, de soleil, avec la fraîcheur de la première respiration… — Dieu, ce que tu es belle ! — répéta Daniel, et il se regarda dans la glace étroite.

Il se regardait dans la glace étroite et il se disait à lui-même : « Cela finira mal, Daniel », les yeux dans les yeux du Daniel de la glace, un Daniel en pantalon de pyjama, le torse nu, jeune, fort, et à vingt-quatre ans quelques rides sur le front… Les yeux dans les yeux, les deux Daniel se regardaient avec ces yeux qu’ont les hommes qui regardent pousser les plantes avec attention et patience, qui voient le ciel et la terre d’où viennent la vie et la splendeur, les deux Daniel hochèrent la tête et le vrai Daniel se tourna vers Martine :

— Tiens ! — il lui lançait une écharpe — cache ces seins, il y a le garçon qui reviendra sûrement chercher le plateau…

Ils allaient maintenant tout droit à la ferme familiale des Donelle pour y passer les vacances de lune de miel : après toutes les dépenses faites, on ne pouvait guère en faire d’autres.

Ils roulaient dans la grande plaine vallonnée. De loin, loin, on pouvait déjà distinguer la tache grise qu’était l’ancienne ferme des Donelle. On la perdait de vue dans les descentes, la retrouvait en montant… Daniel était un peu ému à l’idée d’introduire Martine dans le monde de son enfance, dans l’intimité de ses souvenirs : il est malaisé de les communiquer, de les faire partager. Ils approchaient : la ferme, isolée sur un vaste tapis à dessins géométriques, marron, vert, beige, jaune, grandissait à vue d’œil.

Rien que des murs… En pierre grise, une forteresse rectangulaire avec trois tourelles, deux rondes et une carrée. La partie du mur donnant sur la route était très haute, devenait maison, percée de quelques fenêtres et d’un portail en bois plein, si haut qu’il mordait sur le premier étage. À côté du portail, il y avait une porte vernie, visiblement récente, avec deux marches et une plaque de cuivre : Donelle, horticulteur. Ils étaient arrivés.

— Ne prends pas peur, mon Martinot, disait Daniel pour la centième fois, toi qui n’aimes pas le désordre… tu vas voir !

Le portail s’ouvrait dans un concert furieux de chiens bondissants, se démenant… Un jeune ouvrier très blond, nu jusqu’à la ceinture, enlevait son chapeau de paille et montrait largement ses dents dans le bronze du visage. Il ferma le portail derrière eux et disparut dans la maison. Daniel rangeait la voiture sous l’appentis adossé au mur, à côté de la Citroën paternelle et d’une camionnette. Les chiens aboyaient et bondissaient.

On aurait dit une place de village après le marché… la cour pavée était jonchée de paille, de cageots, de paniers, de ficelles, de vieux journaux, de brouettes, de bâches… De la boue sous les pieds, un peu partout. Il avait dû y avoir de la pluie. Près du vieux puits, c’était une large mare où barbotaient des canards. Des poules suivies de poussins cherchaient leur bonheur entre les pavés où poussait l’herbe… Des chats… ils étaient couchés ici et là, au soleil… sur la margelle du puits, sur les toits des constructions basses adossées aux murs, sur les marches devant les portes… Côté portail, où se trouvait la maison d’habitation à un étage, le tronc en spirale d’une très vieille glycine grimpait au mur et de là embrassait la cour, laissant nonchalamment pendre ses immenses manches vertes au-dessus de tout ce désordre. Face au portail, côté maison d’habitation, il y avait un deuxième portail, ouvert sur les champs, un horizon lointain…

M. Donelle père était heureux d’accueillir les enfants. Dominique serra la main de Martine et dit rapidement, avec un sourire aussitôt effacé : « Soyez la bienvenue… », poussant devant elle la petite Sophie avec ses cheveux noirs, flottants, porteuse d’un gros bouquet de roses. Cela se passait dans la salle à manger, sombre à cause de la glycine. Elle devait être humide, le papier peint du plafond, avec un dessin en relief, blanc sur blanc, pendait en lambeaux. Il y avait un buffet en bois sculpté et des chaises à dossier haut, recouvertes d’un cuir repoussé, avec des clous en cuivre. Au mur, des agrandissements de photos de famille, un baromètre, et un paysage représentant un village, avec, dans le clocher de l’église, une vraie petite pendule !

— Voyons, ma fille, aimes-tu le croupion ? Parce que si tu l’aimes, il est à toi, on ne refuse rien à une jeune mariée !

M. Donelle découpait le, ou plutôt, les poulets, d’une main de maître. Ils étaient assez nombreux à table : outre M. Donelle, Dominique et les enfants, Martine et Daniel, il y avait aussi les trois cousins que Martine connaissait du village. Martine n’aimait pas le croupion, et elle n’avait plus faim après le pâté maison, le saucisson et jambon maison, le melon… Le vin rosé, on le recevait directement de chez un ami amateur de roses, un vin qui n’était pas falsifié, ça non, il ne l’était pas ! La tarte réconcilia Martine avec la très vieille femme bougonne qui faisait la cuisine et servait à table. On l’appelait la mère-aux-chiens, et des chiens, il y en avait !.. Présentement, ils étaient couchés autour de la table, bien élevés, sans mendier, obéissant au doigt et à l’œil… des bergers allemands de race pure et des bâtards du côté chien de chasse. De temps en temps, on leur jetait un morceau de viande, de pain trempé dans le jus, et ils ne se disputaient même pas.

M. Donelle avait son complet du mariage, foncé et flottant ; les trois cousins portaient eux aussi des complets-veston avec gilet, qui paraissaient encore plus épais à cause de la chaleur. Dominique, dans une robe de coton blanche, les bras nus, hâlés, était bien mieux qu’au mariage ; la petite Sophie, on l’avait encore coiffée avec les grands cheveux dans le dos, qui lui tenaient terriblement chaud, lui collaient au front, lui entraient dans les yeux… Elle ne mangeait rien et regardait Martine. Le petit aussi regardait Martine et avait chaud. Les trois cousins aussi la regardaient, à la dérobée, parlaient peu. Bernard, celui qui aimait les Allemands, semblait se porter à merveille, lui qui avait tant décollé après leur départ que c’en était risible. « Cette cravate, se disait Martine, c’est pas possible ! Il a dû l’hériter d’un fridolin ! Et la bouille qu’il a maintenant, si je ne savais pas que c’est Bernard, je croirais que c’est Gœbbels évadé qui s’est retapé à la campagne ! » Les deux autres, Pierrot et Jeannot avec leur bonne-tête ronde, ressemblaient à Daniel, alors… Mais ces vestons qu’ils avaient, de quoi étaient-ils doublés, de carton ?… Ah là là… Comme il était beau, son Daniel, avec sa chemise blanche à col ouvert… On parlait surtout du temps où tous ces grands garçons et Dominique étaient des enfants. La fois où Daniel avait mangé un bocal de prunes à l’eau-de-vie ! ça fait quelque chose comme vingt ans et depuis on cache toujours la clef dans une sculpture du buffet. Les liqueurs et alcools sont toujours dans le buffet, comme ça M. Donelle les a sous la main quand il veut offrir un verre à un client…, son bureau est contigu à la salle à manger, c’est la porte de ce côté… Et le jour où Dominique est tombée dans le puits ! Les quatre garçons l’ont rattrapée au vol et maintenue à bout de bras au-dessus du vide, jusqu’à ce que les deux ouvriers l’aient tirée de là… La première greffe faite par Daniel ! A-t-on assez ri ! Il avait greffe à sa manière, on peut dire… À chaque nouvelle histoire, la petite se tournait vers sa mère et lui chuchotait quelque chose à l’oreille, et Dominique répondait : « Oh, quatre ans peut-être… six ans… douze ans… »

Au café, tout le monde semblait un peu absent, et avec la dernière gorgée avalée, chacun fila comme un chien détaché : au travail !.. Daniel et Martine, eux, étaient en vacances, ils pouvaient aller se reposer. Daniel avait pris le bras de Martine, il allait la mener dans sa chambre, la leur, on s’était mis à table à peine arrivés, et elle n’avait encore rien vu… Donc, à côté de la salle à manger, où l’on ne mangeait que dans les grandes occasions, c’était le bureau. Daniel ouvrit la porte devant Martine : machines à écrire, registres et dossiers sur des rayons… on dirait l’étude d’un notaire. Une chaleur là-dedans ! Un comptable et une dactylo vinrent serrer la main de la jeune Mme Donelle… Une deuxième porte donnait sur un vestibule d’où l’on pouvait sortir directement sur la grande route : c’était la petite porte près du portail sur laquelle on pouvait lire Donelle, horticulteur. Dans ce même vestibule, donnait un escalier en pierre, avec une belle rampe : à l’étage, un long couloir à peine éclairé par quelques fenêtres sur la route. Daniel ouvrait, l’une après l’autre, les portes des chambres. Grandes comme des salles, blanchies à la chaux, de gros meubles de bois foncé, des dessus de lit tricotés, des crucifix, elles avaient l’immobilité des pièces inhabitées, un silence stagnant… Personne n’y couchait depuis des années, la famille s’était rétrécie, expliquait Daniel, et puis, on avait appris à avoir froid. Dans le temps, on ne sentait jamais le froid, paraît-il, on faisait du feu dans la cheminée quand il y avait quelqu’un de malade au point de se mettre au lit. Maintenant, il faudrait installer le chauffage central, mais père refuse de brûler de l’argent… lui, il n’a jamais froid. Alors, tout le monde a déménagé de l’autre côté du portail, on y a divisé les pièces et installé des poêles. De ce côté, ce n’est que chez moi qu’il fait chaud en hiver, tu n’auras jamais froid, mon Martinot… Martine ne dit rien, mais elle eut un frisson, par cette chaleur, à la seule pensée qu’elle pourrait vivre ici.

La chambre de Daniel était au bout du couloir, il y avait quelques marches à monter. Une grande pièce basse de plafond, à le toucher de la main, sur le plâtre blanc des murs, les croisillons des poutres. Des rayonnages avec des livres… Une grande vieille table de ferme en face d’une fenêtre donnant sur les champs, avec, au premier plan, un champ de colza aussi jaune que le ciel était bleu, et, au fond, le grand, grand horizon. Un fauteuil défoncé, un lit d’acajou, presque noir à force d’être foncé, et une table de chevet du même bois, en forme de colonne, avec un dessus de marbre noir et une place pour le pot de chambre. Le plancher était fait de grosses planches mal jointes et grises d’âge. Cela sentait très fort les roses rouges, chaudes : on en voyait partout, dans des brocs de faïence blanche, des grands et des petits, des droits au bec pointu et des dodus à large lippe verseuse… Dans un coin de la pièce, une rampe en rond autour d’un trou dans le plancher : c’était l’escalier en vis qui descendait dans la cuisine.

Telle était la chambre de Daniel. Telle était la maison où il était né. Il fallait que Martine s’y plût.

Elle s’approcha de la fenêtre, ou plutôt de la lucarne qui donnait sur la cour… Les chiens et les chats sommeillaient, couchés sur le flanc, sans se laisser déranger ni par les poules, ni par les mouches, ni par le soleil qui fouillait dans les recoins et n’arrivait pas à assécher la mare où barbotaient les canards, la boue de la dernière pluie… L’ouvrier très blond sortait la camionnette, dans un bruit de moteur et d’ailes.

— J’imagine cette ferme aménagée… dit Martine, rêveuse. Elle tourna le dos à la lucarne, vint près de Daniel, près, tout près.

— Tu aimes ma maison, Martine ? dit-il, ému.

— Je t’aime, toi.

Il s’écarta un peu :

— Moi, je n’aime pas les fermes aménagées…

Bon, c’était clair : Martine n’aimait pas la maison de son enfance. Il ne lui ferait pas partager son passé. Ce passé n’était pas communicable, chacun resterait seul dans son passé comme dans un rêve. Elle n’aimait pas la maison de son enfance, elle ne faisait que la lui pardonner. C’était pourtant une belle maison ! Mais elle, elle aimait la « ferme aménagée » comme sur les images de la Maison Française, brillante et satinée… Tant pis.

— Et où se lave-t-on ? demanda Martine se regardant dans la petite glace, au mur.

— Dans la cuisine, mignonne, au-dessus de l’évier, il n’y a pas de salle de bains. Il faut que je t’explique : père se fout du confort moderne. Il y a un château d’eau pour les roses, toute l’eau qu’on veut pour les arroser, et dans la maison, pour nous autres, c’est toujours l’eau du puits et, si on a la pompe, c’est que Dominique, quand elle est rentrée ici après la mort de son mari, a menacé d’envoyer le linge à laver au bourg… Un scandale dont on n’a encore jamais entendu parler dans la famille Donelle ! Envoyer son linge sale au-dehors, le laver en public ! Alors père a cédé, on a eu la pompe.

— Il est avare, ton père… — Martine ouvrit sa valise.

— Non ! Il n’est pas avare, mon Dieu ! Pas pour les roses… Mais donner un coup de téléphone pour cette fichue pompe, avoir les ouvriers dans la maison, ça l’embête, quoi ! Tant qu’à faire, il aime mieux installer un local climatisé pour conserver les rosiers arrachés, que le chauffage central pour nous autres. Avare ! Ça m’ennuie que tu puisses croire que mon père est avare… Je suis sûr qu’il n’a aucune idée de ce qu’il possède… ni personne, d’ailleurs ! Sans parler de l’aléatoire d’un métier qui dépend de l’humeur du bon Dieu…

— C’est compliqué ce que tu me racontes… — Martine, ses jupes, sorties des valises, sur les bras, inspectait la pièce : où allait-elle les mettre ? — Ça me fatigue moins de penser qu’il est simplement avare. En tout cas, pour la mangeaille, c’est impeccable ! Ta sœur n’a pas d’amant ?

Daniel regardait Martine mettre ses vêtements sur les cintres qu’elle avait apportés avec elle et les pendre à la rangée de clous dans le mur. Les tiroirs de la grosse commode étaient ouverts, elle y rangeait des choses fines, jolies…

— Non, ma sœur n’a pas d’amant, à ma connaissance, dit-il, distrait… Elle se tait, elle pense à on ne sait quoi. Parfois je me dis : et si tout son mystère n’était que de la sottise ? Tu vois, je te dis tout, Martine, je te donne ma sœur, ma grande sœur que j’aime… Tu n’es pas fatiguée, ma chérie ? Si ? On fait la sieste ?…

La sieste se prolongea. Ils passèrent le reste de la journée au lit. Personne ne vint les déranger, et derrière la fenêtre c’était le désert doré de colza, le ciel, un horizon fait au compas… Daniel, descendu pour chercher à boire, revint avec une bouteille de rosé, embuée, fraîche, des biscuits, des fruits… Le soir, ils traversèrent l’étage désert pour descendre l’escalier de pierre dans le vestibule et sortir sur la route goudronnée. La nuit embaumait, il faisait parfaitement beau, l’air immobile et frais avec la douceur émouvante d’un tout petit enfant. Lorsqu’ils revinrent sur leurs pas, la ferme, de loin, parut à Martine très grande, une place forte avec donjon et murailles du Moyen Age…

— On dirait un château inhabité, murmura-t-elle avec respect, pas une lumière…

— Tout le monde dort… On se lève avec le soleil…

La porte donnant sur la route n’était par fermée. Ils montèrent l’escalier doucement, bien que personne ne dormît de ce côté, ils longèrent le couloir et retrouvèrent le lit.

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