LE PETIT POIS

Ils prenaient toujours le petit déjeuner ensemble, dans la cuisine, sur une table vert d’eau, une de ces matières brillantes, toujours propres. Le café dans une belle cafetière perfectionnée, beurre, confiture, pain grillé… des bols à fleurs, de l’argenterie inoxydable… Cécile et Martine prenaient en plus des jus de fruits, M. Georges, des œufs sur le plat, une tranche de jambon La radio ronronnait doucement, chantait ou parlait, on ne distinguait pas très bien, l’essentiel était d’avoir ce petit bruit de fond.

— L’homme heureux que je suis, — dit M. Georges, dépliant le journal, dans une grande odeur de café et de pain grillé, — vous souhaite, Mesdames, une bonne journée.

M’man Donzert, autrement dit Mme Georges, préparait les tartines pour son mari, l’œil sur Martine, les yeux cernés, silencieuse. Cécile regardait Martine et l’heure : elle travaillait dans une agence de voyages, comme sténodactylo. À eux quatre, ils gagnaient bien leur vie, et M. Georges payait facilement les traites de cet appartement et de la boutique de coiffeur pour hommes qui se trouvait au rez-de-chaussée de la même maison, une maison toute neuve, à la porte d’Orléans. Mme Donzert, pardon, Mme Georges, tenait la caisse de la boutique, et il y avait deux garçons. Elle aurait préféré continuer son métier de coiffeuse, mais le local ne s’y prêtait pas, et elle n’aurait pour rien au monde voulu contrarier en quoi que ce fût son mari. M. Georges était la gentillesse même, pimpant comme un coiffeur pour dames, grand et — qu’y faire ? — chauve.

— Bon, fit M. Georges, pliant Le Parisien Libéré, cela va aussi mal que d’habitude, rien à signaler. On descend, M’man Donzert ? Fillettes, fillettes, dépêchez-vous…

Il ne pleuvait plus, ce matin. Les rues de Paris étaient d’une fraîcheur humide, animées, reposées. Le ressort remonté, chaque passant s’en allait faire ce qu’il était supposé faire. Cécile et Martine prenaient l’autobus ensemble. Il y en avait toujours plusieurs, c’était le terminus, et elles choisissaient toujours les mêmes places. Le contrôleur leur souriait. Une belle fille, tout et tous lui sourient. Mais devant deux belles filles ensemble, les sourires s’épanouissent, et il arrive que cela tourne à la rigolade ou à l’obscénité. Cécile et Martine, très Parisiennes, ignoraient ces choses-là. Un jour, elles remarqueront peut-être qu’on a cessé de leur sourire, et elles se sentiront alors désemparées comme si la Seine avait abandonné Paris, ou le jour avait cessé de suivre la nuit. Mais elles n’en étaient pas encore là, et le contrôleur leur souriait, le vis-à-vis avançait un genou, et le voyageur debout avait un regard appuyé…’Tout se passait normalement.

Cécile ne posait pas de questions. La veille, il était déjà trop tard quand Martine de retour s’était assise sur le bord du lit de Cécile… Elle avait des yeux démesurés, qui ne voyaient rien. Tout ce que Cécile parvint à tirer d’elle ce fut qu’elle avait rencontré Daniel et dîné avec lui dans une brasserie près de la gare Saint-Lazare. Elle s’était couchée sans faire sa toilette, chose extravagante, jamais arrivée depuis qu’elles partageaient leur chambre. Et c’était Cécile qui avait eu du mal à s’endormir, écoutant la respiration régulière de Martine. Cécile, elle, à nouveau fiancée… Depuis Paul, celui du village, elle avait eu d’autres fiancés, et toujours les fiançailles se trouvaient rompues pour une raison ou une autre. Cette fois, cela semblait vouloir tenir. En réalité, Jacques n’avait pas encore fait sa demande officiellement. Un ouvrier de chez Renault, que Cécile avait rencontré chez la cousine de sa mère ; M’man Donzert rêvait d’un autre gendre, mais puisque Cécile y tenait, ou du moins semblait y tenir…

— Tu déjeunes avec Jacques ? — demanda Martine, pour dire quelque chose, avant de descendre à la Concorde : elles ne s’étaient pas dit un mot de tout le trajet, comme si elles avaient été fâchées, et Dieu sait qu’elles ne l’étaient pas ! Jamais ni à l’école, ni depuis, il n’y avait eu une fâcherie entre elles…

— Oui… À ce soir, Martine ?

— Oui, oui… à ce soir…

Elle ne revoyait donc pas Daniel ce soir.

Mme Denise, une femme très grande, mince et majestueuse, habillée de beige, les cheveux blancs, le visage jeune, allait et venait dans les salons, l’œil à tout et à la pendule : les premières clientes allaient arriver. Mme Denise était la directrice, le bras droit du grand patron qui n’apparaissait que rarement. Les employées se changeaient au vestiaire, et transformées en anges bleus gagnaient rapidement leurs cabines respectives, y mettaient de l’ordre dans les pots, tubes, flacons, coton, gaze, crèmes et fards… Tout le reste était aspiré, aéré, lavé, essuyé, le linge changé, avec dans les placards des tas de serviettes, peignoirs, etc.

Martine entra dans la cabine quand la cliente, étendue, se reposait après le massage. Elle avait devant elle, sur le coussin, une main nue. Des doigts presque pointus, roses au bout, chaque phalange un peu renflée, la douce paume à peine sillonnée… Le reste de la femme couchée sur le dos, enveloppé dans un grand drap éponge, était invisible, le visage couvert d’une serviette mouillée. À son chevet, Mme Dupont, l’esthéticienne, tripotait ses pommades, onguents et lotions… Le silence, la détente…

— Vous me les taillez en amande, n’est-ce pas ? dit la forme enveloppée. Et à nouveau le silence…

— Je vous remets le même vernis ?

— Mme Dupont, libérez-moi un œil, s’il vous plaît…

Mme Dupont enleva la serviette et la femme apparut… elle apparut avec l’éclat bleu foncé de ses yeux, dans toute sa beauté célèbre aux quatre coins du monde. Elle sourit à Martine, sûre de son effet, de l’effet immanquable de sa beauté, que Martine éprouva même à travers son idée fixe… C’est avec vénération qu’elle mettait le vernis choisi, sur ces ongles taillés en amande, elle en éprouvait comme du bonheur. Une chose si belle, si parfaite… Elle en avait de la chance, de travailler ici, dans l’impeccable, et si Daniel… Elle s’abîma dans ses rêves qui avaient maintenant des éléments nouveaux à se mettre sous la dent, une réalité vivante, effrayante comme toute réalité qu’on ne façonne pas comme un ongle, en amande, une réalité impossible à vernir… un homme qui agit à sa guise. Les mains défilaient devant Martine souriante, affable… Il y eut le déjeuner, au réfectoire, l’Institut comptait près de deux cents employées et employés. Elle mangeait, toujours souriante, mais prétextait un mal de tête pour ne pas être obligée de prendre part aux conversations.

— Vous êtes pâlotte, Martine… — lui dit Mme Denise qui avait un faible pour cette fille si jolie et si précise dans son travail, une employée modèle — vous avez beaucoup de rendez-vous aujourd’hui ?

— Toute la journée…

— Vous travaillez trop bien, tout le monde vous demande !..

Elle était bien habituée à son travail, Martine, à la maison, aux femmes autour d’elle, à Paris… Et si Daniel…

— Notre siècle, — disait M. Georges, le soir, toute la famille réunie autour du bifteck-frites sur la table vert d’eau, — notre siècle ne connaît qu’une divinité, qu’une royauté, la beauté ! La princesse dont tu nous parles, Martine, célèbre par sa beauté, est une authentique princesse, même si elle est née à la porte Saint-Ouen. Dans notre XXe siècle, les titres de noblesse se portent sur le corps, on n’a pas à chercher dans le Gotha. Vous êtes, fillettes, des princesses, n’en doutez pas ! Et ma femme — une reine !

M. Georges était aimable avec naturel, c’était sa nature. On avait mangé une omelette flambée, et M. Georges s’en fut s’installer dans la pièce commune, pendant que les femmes lavaient la vaisselle, mettaient de l’ordre dans la cuisine. Vide-ordures, eau chaude, il n’est pas resté longtemps seul à lire le journal, M’man Donzert est venue très vite s’installer à côté de lui, sortit son tricot d’une corbeille à ouvrage ; Martine faisait les ongles à Cécile, et la radio chantonnait. Il prouvait bien pleuvoir au-dehors.

— Beauté, beauté… — reprit M. Georges, allongeant ses jambes et posant le journal du soir sur une petite table basse. — Titres de noblesse fragiles… noblesse fragile…

Triste à mourir, un violon semblait lui donner raison. M. Georges l’écouta un moment en silence, puis reprit d’une voix méditative :

— Te rends-tu compte, Martine, que tu as déjà gagné deux manches ? Je veux dire, dans ta courte vie…

Martine massait la main de Cécile avec une pâte aux amandes. M’man Donzert regarda son mari par-dessus les lunettes : Georges était un homme plein de tact, mais les jeunes filles, c’est délicat et ombrageux, se rendait-il compte de ce que cette rencontre de la veille représentait pour Martine ?

— … deux manches. La première, quand M’man Donzert t’a recueillie…, la deuxième, quand M’man Donzert t’a emmenée à Paris. C’est elle ton destin et ta bonne étoile. Songe, la petite-perdue-dans-les-bois, la voilà dans un grand immeuble moderne, à Paris ! Elle est belle, elle a du travail dans un Institut de luxe… Ne rate pas la manche suivante, fillette…

M’man Donzert plia son tricot : elle était trop énervée pour continuer à tricoter, lâchait des mailles. En vérité, toute la maison se sentait inquiète de ce qui avait bien pu arriver à Martine la veille au soir, et personne n’osait lui en parler directement, pas même Cécile. Mais cette rencontre, à Paris, que cela fût arrivé, avait quelque chose de surnaturel. Le rêve d’une jeune fille romanesque, un rêve qui aurait dû fondre devant un quelconque homme réel, M’man Donzert commençait à trouver ce rêve anormalement tenace… Jusque-là, elle se disait seulement que l’homme réel tardait à paraître et que la passion de Martine pour ce Daniel, auquel elle n’avait jamais parlé, ressemblait à de la folie. Toutes les fillettes commencent par s’amouracher au hasard, il leur faut un objet pour rêveries amoureuses, puis vient l’homme réel. Mais cette Martine, qui continuait à attendre, avec une patience fervente et têtue, et ce Daniel qui passait sans un regard pour elle… Alors, M’man Donzert aurait voulu lui parler, la prévenir… de quoi au juste ? Où cela pouvait la mener… mais quoi, cela ? Il n’y avait rien à dire contre Daniel, jusque-là il n’avait pas essayé de profiter de la situation, au contraire. Il était d’une famille respectable et l’on disait son père fort riche, quand même il continuait à vivre dans sa vieille ferme sans l’aménager. Qu’avait-il donc de si inquiétant, ce Daniel ? Probablement, la passion que Martine lui vouait. Le côté sorcier en lui venait d’elle. D’ailleurs, de lui-même, qu’en savait-on ? Qu’il ait été héroïque pendant la Résistance, c’était beau, ça… encore que se faire condamner à mort fût excessif… Maintenant, à cause de ses prouesses, il se trouvait être un étudiant attardé, il avait quand même vingt-trois ans, et ne faisait qu’entrer à l’École d’Horticulture, à Versailles… Alors, quand est-ce qu’il commencerait à gagner sa vie ? Le père Donelle passait pour quelqu’un qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse qu’il était difficile à défaire. Et puis le fait que Martine eût toujours voué à ce Daniel un pareil culte ne voulait pas dire que lui de son côté aurait du sentiment pour elle, et il serait capable d’en profiter et de la laisser tomber… Cette Martine, une sotte et une folle ! M’man Donzert pensait que c’était aussi sa faute à elle de ne pas avoir su, en bonne catholique, inculquer à Martine le sens du péché pour ainsi dire. Et depuis qu’on habitait Paris, les petites n’allaient même plus à la messe, le dimanche, ni elle, d’ailleurs, non plus. M. Georges se montrait fort respectueux de la religion de sa femme, mais on ne pouvait pas lui demander de changer aussi radicalement ses habitudes du dimanche. Mais il s’agissait bien de cela… Messe ou pas messe, les parents adoptifs de Martine étaient aux cent coups.

— Martine a toujours été raisonnable, dit M’man Donzert, et c’est vrai qu’elle n’est pas faite, avec les goûts qu’elle a, pour épouser un ouvrier. Elle n’y songe pas. Moi, je suis d’une famille d’ouvriers, et mon premier mari était un ouvrier, mais je comprends bien que mes filles veuillent s’élever au-dessus de notre condition…

— M’man, dit Cécile, personne ne veut « s’élever » au-dessus de toi… Qu’est-ce que tu racontes… Jacques est un ouvrier et c’est très bien comme ça…

Martine massait les mains blanches de Cécile ; les siennes n’étaient pas moins parfaites, avec des ongles longs, roses, nacrés…

— Ça, on le saura après, si « c’est très bien comme ça… », dit M’man Donzert, impatientée, mais Martine, encore moins que toi, est faite pour épouser un ouvrier. Vous autres princesses, Georges l’a dit ! D’ailleurs il n’en est pas question, du moins pour Martine. Tu sais bien, Martine, comment tu es, tu tournes de l’œil quand tu vas dans des cabinets qui ne sont pas propres… Et il te faut changer les serviettes tous les jours… Et le lit ! Tu as les reins rompus si tu n’as pas un sommier et un matelas extra, pour un peu il te faudrait des draps de linon…

— La Princesse sur le petit pois… Curieux… curieux…

M. Georges lissait sa calvitie luisante de propreté. Il était songeur, d’autant plus qu’il écoutait en même temps sa femme et la radio, qui racontait une histoire insolite et on ne savait plus à quoi se rapportait son « curieux »…

— Connaissez-vous ce conte, Mesdames ? continua-t-il. Une Reine-mère, pour marier son fils, voulait une vraie princesse… alors les filles qui se présentaient, les candidates-fiancées, elle leur faisait passer une épreuve : elle les gardait à coucher, et sur un beau lit faisait échafauder des matelas, l’un plus moelleux que l’autre… Il y en avait tant et tant, que la fille qui voulait épouser le prince et se disait princesse authentique, se trouvait tout en haut, sous le ciel de lit, en satin bleu… Or, entre le sommier et tous ces matelas, la Reine-mère glissait un petit pois, un seul tout petit pois. Le lendemain matin elle venait réveiller la jeune fille et lui demandait : « Avez-vous bien dormi, Princesse, le lit est-il bon ? » Et toutes les prétendantes répondaient : « Oh, oui, Madame la Reine, Votre Majesté, j’ai fort bien dormi, ce lit est du duvet… » Alors, la Reine-mère disait : « Allez-vous-en ! Vous n’êtes pas une vraie princesse. » Enfin, un jour, arrive au palais une fillette… elle portait une robe de coton et des sabots, ses grands cheveux tressés faisaient deux fois le tour de sa tête, son tour de taille égalait son tour de cou, et elle avait les yeux comme deux soleils… « Je suis une princesse lointaine, dit-elle à la Reine, et je veux, Madame, me marier avec votre fils, parce que je l’ai toujours aimé, depuis que, toute petite, j’ai vu son portrait…

— Dans Match ? fit Cécile rieuse, mais les autres lui firent : « Chut-t-t ! »

— … « Comme vous y allez ! répondit la Reine-mère. Mon fils est encore plus beau que son portrait dans Match, et vous, ma fille, vous n’êtes qu’une gardeuse d’oies ! Je veux bien pourtant vous faire passer la nuit au palais, histoire de rire… » On conduisit la petite avec sa robe de coton et ses sabots dans la chambre somptueuse, où le lit était déjà fait, avec tous ses matelas, ses beaux draps en dentelles et le petit pois glissé entre le sommier et les matelas. Les femmes de chambre déshabillèrent la petite, défirent ses grands cheveux d’or qui tombaient jusqu’à terre, ondulés comme la mer lorsque souffle une petite brise… Habillée de ses cheveux seuls, l’enfant monta l’échelle qu’il (allait appuyer contre le lit, pour se hisser à son sommet…

Le téléphone, grossier comme toujours, vint couper la parole à M. Georges. Martine laissa tomber la main de Cécile… « Vas-y, toi… « dit-elle très bas, la voix étranglée. Cécile courut dans le petit vestibule :

— Allô ! Allô !.. faisait sa voix. Oui, oui, Jacques, c’est moi…

Mais la porte se fermait, elle l’avait repoussée du pied, et sa voix disparut : elle devait parler très bas…

— Depuis le temps qu’elle fréquente ce garçon, il serait temps qu’il fît sa demande officiellement…

Décidément, M’man Donzert était très nerveuse ce soir. Tout le monde se taisait, attendant Cécile. Elle ne fut pas longue, et s’asseyant à nouveau devant une Martine pâle et immobile, lui tendait sa main :

— Alors, Père ?… La petite est au sommet du lit, dit-elle, continue…

— Bon… — M. Georges renversa sa calvitie, réfléchit un instant et continua : — La voilà donc sous le ciel du lit, toute menue dans ses grands cheveux… On tire les rideaux du lit, on éteint les lumières, et tout le monde s’en va. La nuit descend sur le Palais… Une longue nuit noire. Le matin, la Reine-mère, entourée de toutes ses dames d’honneur, fait son entrée dans la chambre à coucher où les prétendantes-fiancées subissaient leur épreuve. On ouvre les rideaux de satin blanc, brodé d’étoiles d’argent, qui tombaient du ciel de lit, et l’on découvre un lit tout défait, les draps de travers, les couvertures qui pendent, et là-haut, là-haut la petite, les cheveux emmêlés sur les oreillers bouleversés, toute pâle, des cernes mauves autour de ses yeux immenses… Avant qu’on ait pu lui poser une seule question sur la raison de tout ce désordre, la voilà qui éclate en sanglots, et on entend sa petite voix : « Je vous demande pardon, Majesté… mais j’ai passé une nuit atroce, je n’ai pas fermé l’œil, j’ai mal partout, des courbatures et des douleurs… Je ne sais ce qu’il y a dans ce lit, on dirait un pavé, un roc, juste au niveau des reins, c’est simplement horrible… Cela n’aurait pas été pire si j’avais couché sur un tas de cailloux !.. » — « Dans mes bras ! s’écria la Reine-mère, voilà enfin une vraie princesse ! Je te donne mon fils, le Prince, pour mari. Soyez heureux ! » Le Prince vint saluer la Princesse, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants…

— C’est bien beau tout ça, mais je n’ai pas de prince à ma disposition pour en donner un à chacune de mes princesses sur le petit pois…

M’man Donzert se leva pour aller à la cuisine ; c’était l’heure de l’infusion qu’on avait l’habitude de prendre avant de se mettre au lit. Elle cria aux deux filles :

— Reposez-vous, mes enfants, ne bavardez pas trop tard…

Cécile et Martine couchaient dans la même chambre, comme au village. Une salle de bains commune les séparait de la chambre des parents. Il y avait un roulement pour le bain complet : Martine le soir, Cécile le matin, et les parents, qui ne prenaient leur bain qu’une fois par semaine, avaient droit à la salle de bains tout le dimanche. Comme ça, jamais on ne se dérangeait.

Cécile et Martine se déshabillaient. Elles avaient chacune sa coiffeuse, toute en miroir, et sur laquelle, en ordre parfait, étaient alignés des produits de beauté. Et il y en avait ! elles se servaient à la boutique de M. Georges, même quand ça n’était pas des échantillons, et puis, Martine rapportait de l’Institut de beauté toutes les nouveautés dans ce domaine, au fait des propriétés miraculeuses de chacun de ces produits… Elles s’amusaient à essayer toutes les teintes à la mode des fards, tous les nouveaux parfums qu’elles pouvaient avoir en réclame chez M. Georges et à l’Institut, qui en lançait à chaque saison… En plus, Martine et Cécile raffolaient des boîtes, il y en avait un grand nombre sur leurs coiffeuses, en porcelaine, cristal, opaline, nacre, bois, précieux… Entre les deux coiffeuses, sur un petit rayon, trônaient deux Saintes Vierges de Lourdes, les vers luisants de leurs nuits. Elles se déshabillaient, les robes aussitôt pendues dans le placard, le linge de chacune sur une petite chaise Louis XV laquée gris et recouverte d’un satin vert d’eau : on aimait beaucoup le vert d’eau dans la maison… Et puis, comme Martine préférait le bleu ciel et Cécile le rose, cela faisait une moyenne. Les couvre-lits étaient également vert d’eau, en satin artificiel, matelassés. Aux murs, il y avait les mêmes images qu’au village, des stars et starlettes et pin-up, de préférence nues, elles trouvaient que cela allait mieux dans une chambre à coucher. Entre les deux lits une table de chevet et, côté extérieur, un petit fauteuil crapaud au chevet de chacune.

— Quand je serai mariée, — Martine enlevait sa culotte et se dirigeait vers la salle de bains, toute nue, — j’aurai un matelas à ressorts…

Quand elle avait terminé ses ablutions, Cécile était, comme d’habitude, déjà au lit. Si Martine préférait le bleu ciel et Cécile le rose, elles aimaient toutes les deux les chemises de nuit forme Empire, la taille haute sous les seins, les petites manches bouffantes… Martine, devant la coiffeuse, se mettait de la crème, Cécile l’avait déjà fait et, couchée sur le dos, essayait de ne pas graisser la taie d’oreiller, ses cheveux blonds bien tirés et attachés avec un ruban.

— J’aurai un matelas à ressorts, répéta Martine, en se couchant, c’est cher, mais avec les facilités de paiement…

Elle éteignit et remonta un peu la sonorité de la radio, qui éclairait la chambre comme une veilleuse vivante, et faisait la pige aux Saintes Vierges.

— Je n’ai pas voulu le dire tout à l’heure… quand M. Georges racontait l’histoire de la princesse… dit Martine, mais le fait est que je ne suis pas très bien couchée ! Et toi ?…

— Moi, ça va… j’ai fait mon creux…

— Je me suis renseignée pour le matelas à ressorts… Tu dors, Cécile ?…

Cécile dormait. Martine retourna à Daniel. Non pas qu’elle l’eût quitté, mais quand elle se savait seule éveillée dans la maison endormie, c’était comme si personne ne pouvait entendre ses pensées. Elle était morte d’angoisse, rongée par l’inquiétude et le bonheur… Et s’il allait à nouveau disparaître ? Si cela devait recommencer ? L’attente ! La patience l’abandonnait, elle n’en pouvait plus… Ils avaient pris rendez-vous pour le samedi suivant, là-bas, sous les arcades. Daniel habitait au foyer de l’école, à Versailles, mais ne lui avait-il pas dit que les élèves étaient libres de sortir et de rentrer quand ils voulaient, que ce n’étaient pas des internes. Et, pourtant, il ne lui proposait pas de la revoir tout de suite, le lendemain… Il était raisonnable, il faisait ses études raisonnablement, il n’avait pas l’intention de sécher des cours pour elle. Il voulait bien la voir le samedi parce que, même s’il rentrait tard, il pouvait dormir le lendemain. Elle, elle était prête à ne plus jamais dormir de sa vie, pour ne pas en perdre une miette, pour voir Daniel, entendre sa voix, sentir ses lèvres sur sa main… Il n’avait même pas essayé de l’embrasser… Ah, mon Dieu, Martine n’en pouvait plus, sûr qu’elle allait en mourir, de cette attente, maintenant qu’elle pouvait compter les jours, les heures, les minutes-La vie réelle, c’était une chose atroce, elle allait son chemin, l’ogresse. Il fallait que Martine dormît pour Daniel, de quoi aurait-elle l’air ce samedi prochain… Et Martine s’endormit aussitôt.

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