Daniel continuait à habiter la ferme, et il allait fréquemment dans le Midi où un Donelle était en train de construire de nouvelles serres, très modernes, pour le compte de M. Donelle père. Les jours et les nuits qu’ils passaient ensemble, Daniel et Martine pouvaient les compter sur les doigts, comme les jours de soleil par un été pluvieux. De temps en temps, Daniel demandait à Martine si elle ne voulait pas abandonner l’Institut de beauté. Elle ne voulait pas. Il y avait les échéances, n’est-ce pas… Aussitôt Daniel se taisait pour ne pas être repris par ce dilemme, si simple, que de ne pas pouvoir le résoudre le mettait dans un état de nervosité inutile.
Les Établissements Portes et Cie vendaient de tout, et ayant été régulièrement payés pour les premiers achats, ils accordèrent à Martine d’autres crédits, dépassant la couverture que constituait son salaire : on se doutait bien que Mme Donelle avait des moyens d’existence en dehors de son salaire, c’était tout de même la femme de Daniel Donelle, un fils Donelle, des fameux établissements horticoles.
Martine avait emprunté de l’argent à Denise.
L’achat de certains objets demandait un premier paiement assez massif et ce n’était qu’ensuite que venaient les « facilités » mensuelles… Denise était compréhensive. Simplement, elle retenait une certaine somme sur le salaire de Martine, comme si elle était les Établissements Portes et Cie eux-mêmes. Et Martine aurait pu tenir le coup, si elle n’avait eu le désir de mettre des stores orange, extérieurs, aux fenêtres, cinq en tout. Ça coûte cher, les stores, surtout quand ils sont festonnés.
À son retour du Midi, Daniel n’avait pas remarqué les stores, au grand soulagement de Martine. Mais fallait-il que l’enquêteur des Établissements Portes et Cie tombât sur lui… Il y avait peut-être de la préméditation de la part de ce jeune homme qui était bien avec le concierge : une carte postale de Daniel avait annoncé son arrivée pour ce mardi, il serait là vers cinq heures, apporterait une tarte à l’ananas et attendrait Martine… À cinq heures, l’enquêteur se présentait.
Un jeune homme pimpant, que l’argent sorti par Daniel mit de charmante humeur :
— Les dames, dit-il, veulent toujours se débrouiller toutes seules. En fin de compte, elles s’aperçoivent qu’un homme, un mari, cela a du bon…
— Peut-être encore autrement que vous ne le pensez, Monsieur…
— Oh, alors ! s’écria le jeune homme, de mieux en mieux !..
Il ne refusa pas le verre que Daniel lui offrait.
— Dites-moi, demanda Daniel, il vous arrive souvent de sévir ?…
— Souvent, non… Quelquefois tout de même.
— Qu’est-ce que vous faites ? Vous reprenez la marchandise ?
— Rarement… La plupart des choses s’usent, n’est-ce pas, les meubles, le linge… En cas de non-paiement, on passe par le juge de paix… En province, la procédure est différente, mais de toute façon, avant d’accorder le crédit, nous prenons nos renseignements, nous nous adressons à l’employeur, en premier lieu… à la concierge, aux commerçants du quartier… Si une personne est honorablement connue, et si par exemple elle gagne, disons, soixante mille francs par mois, nous pouvons sans risque lui vendre pour cent vingt mille de marchandise, avec un acompte raisonnable et une mensualité de six à huit mille francs… Ce n’est pas la mer à boire. La possibilité de tricher est minime. Si le client a déjà d’autres paiements à effectuer pour une marchandise achetée à crédit ailleurs que chez nous, et que cela lui fait des échéances trop lourdes par rapport à son salaire l’employeur est forcément au courant… il n’y a pas que nous qui faisons notre petite enquête, et l’employeur nous prévient s’il y a d’autres créditeurs…
— Quand même, vous devez avoir des déboires… Si les acheteurs ne risquent pas grand-chose quand ils ne payent pas… Il y a tant de gens malhonnêtes.
— C’est ce qui vous trompe, Monsieur, il n’y en a pas tant que ça. Les gens, dans l’ensemble, sont honnêtes, et nous ne pouvons exister que parce que les gens sont honnêtes !
Il était sérieux et réjoui en même temps, le jeune homme. Les enquêteurs des Etablissements Portes et Cie étaient plus avenants que leurs représentants… En tout cas, celui qui était venu, voilà bientôt deux ans, avait quelque chose de tragique.
— Les enquêteurs, chez vous, ne ressemblent pas du tout aux représentants, remarqua Daniel… Le premier qui est venu prendre la commande…
— Oh, le pauvre vieux… Vous savez, chez nous, les représentants, les enquêteurs, c’est la même chose, ce sont les mêmes… Mais celui qui est venu chez vous, c’est un ex-commerçant qui a fait de mauvaises affaires… Il y en a pas mal dans le métier… Cela les marque, ce sont des gens résignés et amers… Nous, les jeunes, quand on a une bonne clientèle, on se débrouille pas mal… Celui qui a une fois acheté à crédit y revient d’autres fois — c’est si agréable d’acquérir sans difficultés, de se permettre des achats, que sans le crédit…
— Mais, insista Daniel, il y a quand même des gens qui sans être malhonnêtes croient pouvoir payer et ensuite ne peuvent pas…
— Bien sûr, cela arrive… Tenez, l’autre jour, la maison a reçu une lettre d’un client qui avait acheté quelques tapis… Pendant plusieurs mois il avait réglé ses échéances à date fixe… Eh bien, dans sa lettre, il disait qu’il venait d’assassiner sa maîtresse et qu’étant en prison il ne pouvait momentanément régler ses échéances…
— Momentanément !..
— N’est-ce pas ?… Je vous remercie, Monsieur, de votre aimable accueil. Au plaisir.
Le jeune homme s’en fut.
Alors les gens sont honnêtes ? Les Établissements Portes et Cie pouvaient dormir tranquilles et gagner de l’argent parce que les gens étaient honnêtes. Daniel était ravi, il ne s’attendait guère à recevoir une dose d’optimisme de l’enquêteur chargé de pressurer Martine. Martine était honnête. Même si Daniel n’avait pas été là, elle se serait arrangée pour payer ses dettes, honnêtement.
En attendant, Daniel n’avait plus le sou, c’étaient vingt mille francs que l’enquêteur-encaisseur voulait, pour couvrir deux traites, les vingt mille francs que Daniel avait dans son portefeuille, plus un peu de monnaie dans la poche de son pantalon…
Martine était en retard. La tarte à l’ananas que Daniel, à cause de cet enquêteur de malheur, n’avait pas eu le temps de poser sur une assiette, coulait sur la table… un sirop épais… sur le dessus à damiers, ciré, astiqué… Daniel entreprit de l’essuyer, fit d’autres dégâts, jeta la serviette poisseuse sur la table de la cuisine et s’allongea sur le petit divan-cosy. Il était tard. Pourquoi Martine ne rentre-t-elle pas ? Voilà plus d’un mois qu’ils ne se sont vus. Peut-être sa carte s’était-elle perdue ?… Oh, cela ne se produit jamais. Quelle vie idiote, songeait Daniel, se marier et ne pas être ensemble… Il n’avait pas su faire entrer Martine dans sa vie, et il ne pouvait tout de même pas partager la sienne. À moins de se faire coiffeur… Cela aurait été beau. Comme M. Georges et M’man Donzert. Daniel se sentit incapable de regretter de ne pas être coiffeur. On dit que deux ans et demi, c’est le moment crucial d’une vie conjugale, le cap dangereux. Si on le franchit, on peut dire que tout danger est pour longtemps écarté. Il y avait deux ans et demi qu’ils étaient mariés. Allaient-ils franchir ce cap ? En vérité, ils n’avaient plus grand-chose à se dire… On lui avait changé sa petite-perdue-dans-les-bois. Pas même une conversation de salon… Martine n’allait plus ni au cinéma ni au théâtre, elle se disait trop fatiguée le soir, préférait la télévision, un bon dîner, une partie de bridge. Il n’y avait pas un seul livre dans son appartement… Pas un journal.
Rien que la radio et la télévision. Martine était elle-même un meuble standard, un jour viendrait où on achèterait des femmes comme elle aux grands magasins… Alors quoi, se quitter ?… Affreux ! Quitter Martinot ! Ne plus la voir apparaître… avec sa chère petite tête, le menton relevé, sa taille douce, ses seins… sa manière de sourire pour l’accueillir, ce bonheur illuminé… Toute son intimité à lui, le seul être pour qui il était le destin, un destin double, le leur… La troisième dimension de leur vie à tous deux… Pourquoi Martine s’ingéniait-elle à aplatir leur existence ? Daniel était épuisé autant par ces perpétuels achats que par leur modestie. Si encore elle avait eu envie d’une rivière de diamants ou d’un hôtel particulier et historique… non, elle désirait ardemment une salle à manger-cosy et ce tableau un peu scabreux où le vent dénude une femme devant de vieux juges… Daniel sur le petit divan-cosy fondait de pitié pour Martine, il ne fallait pas oublier d’où elle sortait, la cabane, la Marie… Les petits avantages mesquins la guettaient naturellement. Mais il était là, elle aurait pu le suivre, elle aurait pu enjamber ce stade… Tout ce qu’elle avait su, c’est devenir une petite bourgeoise. En attendant, elle ne rentrait toujours pas… Daniel avait faim. Il était à la cuisine en train de fouiller dans le frigidaire, quand il entendit la clef de Martine.
— Oh, je vais te raconter, disait-elle de sa chère voix qui lui pénétrait le cœur, j’ai pris du travail en dehors de l’Institut… Attends, mon chéri… j’ai apporté un vol-au-vent comme chez M’man Donzert, et une bouteille… Qu’est-ce que c’est que ce torchon ?
Daniel la débarrassait. Elle semblait harassée, avec son sac à provisions tellement lourd, un pauvre petit visage pourtant rayonnant.
— J’ai fait des malheurs… avoua Daniel.
— Ça ne fait rien, aujourd’hui… On va manger dans la salle à manger… Je vais t’expliquer. Quelqu’un est venu ?
C’étaient les verres et la bouteille d’apéritif qui lui faisaient poser cette question.
— Oui, l’encaisseur-enquêteur de Portes et Cie. Il m’a pris vingt mille francs.
— Je vais te les rendre…
— Il ne s’agit pas de ça…
Martine mettait la table avec des gestes rapides, adroits, efficaces, juste un coup d’œil sur la vilaine tache faite par le sirop d’ananas… Et elle n’arrêtait pas de sourire.
— Alors, comment cela se fait-il que tu travailles si tard, maintenant ?
— Je vais chez des clientes, à domicile… C’est très bien payé, tu sais…
— Viens que je t’embrasse…
— Attends, Daniel… je voudrais qu’on se mette vite à table.
Au lieu de s’embrasser… Ils allaient d’abord manger. Va pour la mangeaille. Martine sortait des dessous-de-plat et des verres de trois tailles, et des porte-couteaux. Deux couteaux, deux fourchettes, des petites cuillères, des tas d’assiettes, des grandes, des petites, des creuses…
— Tu en fais des pas…, dit Daniel désolé, en la regardant aller et venir.
— C’est pour ne plus me déranger après… Je vais tout mettre sur la table, d’un coup.
Mais il fallait réchauffer le vol-au-vent, mettre au frais la bouteille apportée… Ils ne s’étaient pas vus depuis un mois.
— Alors, tu travailles maintenant encore après les heures de l’Institut ?
— Oui, figure-toi… C’était trop tentant de gagner tant de sous.
— Alors, laisse tomber l’Institut.
— Oh non, je m’y plais… Tu sais, l’ambiance…
Martine mangeait le vol-au-vent, excellent en effet. Daniel éclatait de tout ce qu’il avait envie de lui raconter… Mais elle ne lui posait même pas la simple question — comment vas-tu ? — préoccupée : n’avait-elle rien oublié sur la table ? Est-ce que tout était bon ?
Une méchante envie de se taire s’insinuait dans Daniel, puisque rien de ce qui faisait sa vie ne semblait intéresser sa femme. Martine se levait, s’asseyait, dégustait, ajoutait du sel, du sucre, versait à boire.
— Je crois, dit-elle, découpant le poulet, que Cécile va vraiment se marier avec Pierre Genesc. Cette fois-ci, ça a l’air sérieux… Il y a aussi Mlle Benoît qui se marie avec Adolphe…
Daniel n’avait aucune idée de qui étaient et Mlle Benoît et Adolphe, mais il ne posa aucune question, exprès. D’ailleurs, il s’en fichait pas mal.
— La petite de la Faisanderie à qui je fais les ongles depuis trois ans a épousé son Frédéric… ce qu’elle a pu nous raser tous avec son Frédéric. C’était un beau mariage, à Saint-Philippe-du-Roule, on y a été, tous… À l’Institut, le désert… Tout de même, quand on a fait les ongles de quelqu’un pendant trois ans, c’est compréhensible… Eh bien, ça a fait toute une histoire avec Mme Denise, à cause de l’embouteillage dans les rendez-vous… Tu as remarqué les porte-couteaux, Daniel, n’est-ce pas qu’ils sont mimi ?
Elle n’attendait pas de réponse, tout occupée à peler une poire pour Daniel. Elle ne savait pas qu’il était désespéré.
— Elle est bonne, la tarte, elle est bonne ! Je vais te faire du café… Tu en prends trop, j’en suis sûre, mais comme tu en prendras quand même, j’aime autant t’en faire du bon…
Elle se leva, mais avant de disparaître à nouveau dans la cuisine, elle s’approcha de Daniel, s’assit par terre à ses pieds et appuya le front contre son genou :
— Je fais caniche…, dit-elle d’en dessous. Je t’aime…
Daniel caressait sa tête brune, son cou ployé, son dos, cette merveille… Il n’y avait rien à dire, rien à dire. C’était ainsi. Martine se releva, lui sourit et s’en fut à la cuisine.
— Je deviens très forte au bridge, dit-elle en revenant.
Daniel avait ressorti son journal du soir qu’il avait déjà lu, les commentaires sur la mort de Staline…
— Tu sais, cria-t-il, Martine ! Staline est mort…
Martine revenait portant sur un plateau cafetière et petites tasses :
— Oui, on en a parlé au salon… Qu’est-ce que ça va faire ? Je te disais que je deviens une bridgeuse de première… Mme Denise m’a emmenée chez des amis, et maintenant ils n’arrêtent pas de lui demander quand je reviendrai. Si tu avais vu l’appartement !.. Aux Champs-Élysées… Un bruit ! Des tableaux modernes, il paraît que cela vaut des fortunes, à n’y rien comprendre…
Martine raconta en détail sa soirée aux Champs-Élysées. Puis elle se mit à débarrasser la table, à laver la vaisselle, à tout ranger. Daniel avait ouvert la porte du balcon, malgré le froid… Les maisons rangées comme les cubes de glace d’un immense frigidaire, blanches, froides… avec les lumières des fenêtres, factices, fausses bûches d’une fausse cheminée. Le ciel bas enveloppait les grands immeubles avec la gaze sale, les vieux pansements de ses nuages. Cela crachinait et les gouttelettes tissaient un tissu humide qui collait à tout ce qui se présentait sur son chemin. Puis, le paysage cria, un long cri montait de ses entrailles de fer. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Une locomotive ? Un avertisseur ? De quoi donc ?… Daniel eut froid et ferma la porte.
— Assez, Martine… dit-il si brusquement qu’elle s’arrêta de frotter la table pour le regarder. Assez te démener, on va aller se coucher. J’ai passé la nuit dans le train.
Elle abandonna son chiffon et lui sourit de ses douces lèvres renflées…
— Viens, dit-elle… C’est fou de perdre tout ce temps. On aurait dû se coucher tout de suite.
Daniel resta à Paris quelques jours. Il ne réussit pas à sortir Martine où que cela fût. C’est vrai que le soir elle était vannée, elle se levait tôt, Daniel encore au lit… Et ils avaient si peu d’argent avec toutes ces échéances et ce que Martine achetait en plus. Ensuite, Daniel allait à ses affaires à lui. Des gens à voir, des confrères, des fournisseurs… Les roses, comme des épouses exigeantes, avaient constamment besoin de quelque chose qu’il devait commander à Paris… De l’engrais, du raphia, des insecticides. Il voyait des amis qui n’étaient pas ceux de Martine, que cela ennuyait d’entendre parler de questions professionnelles et scientifiques en même temps. Il n’y avait que Jean, l’ami de la Résistance, celui qui jadis leur prêtait sa chambre, avec qui elle aurait pu s’entendre. Cette amitié était une des bonnes choses réconfortantes que Daniel et Jean avaient dans la vie. Jean aimait les femmes et respectait l’amour : c’était l’axe de sa vie. Martine était belle et Daniel l’aimait, il ne lui en fallait pas plus pour l’entourer de romance. Avec lui, Daniel pouvait parler de Martine.
C’était pendant ce séjour-là qu’avait eu lieu l’accident. D’autres trouvent des lettres d’amour qui leur révèlent l’infidélité de celles qu’ils aiment, et ils s’en désespèrent peut-être ; lui, Daniel, trouva dans le linge de Martine une feuille à l’en-tête d’un fourreur, avec dans le coin, à droite : Attestation pour déclaration d’achat à crédit… Et puis : La soussignée… Adresse… Profession… Employeur… Montant du salaire net. Puis en petits caractères : Comme garantie l’acheteur cède à la Maison « Hermine » la quotité cessible de tous salaires, appointements et toutes sommes pouvant lui revenir à quelque titre que ce soit, que tout patron ou société pourra retenir sur simple signification du présent engagement… Etc. La feuille était remplie dans toutes les cases, de la main de Martine, avec les sommes à payer chaque mois. Acompte : 100 000 francs. Solde : 250 000 francs. Et, en bas, la signature de Martine.
Daniel oublia le mouchoir qu’il était venu si bêtement chercher dans le tiroir de sa femme, comme si avec l’ordre qu’elle avait, un mouchoir de Daniel pouvait se trouver parmi son linge à elle. Il fouilla dans sa poche, trouva la pipe, l’alluma machinalement, sortit sur le balcon sans même sentir le froid. Daniel avait très peur de tout ce qui touchait aux lois, règlements, papiers timbrés, officiels, il craignait les percepteurs, les douaniers, et même les chèques, les cartes d’identité et d’électeur… Il avait peur de toute machine administrative, de tout ce qui touchait aux obligations envers l’Etat, de la préfecture, la mairie, les banques. Ce papier, cet engagement pris par Martine, l’épouvanta. Mais qu’est-ce que c’était que cette calamité, mon Dieu, on dirait une drogue ! Martine trimait comme une bête pour un manteau de fourrure ! Un monde de soucis, de nuits blanches pour se payer des choses, des objets… La rage tenait Daniel tout droit, les dents serrées sur la pipe à la couper en deux. Il n’y avait pas assez de l’humiliation vis-à-vis de son père, des rapports pénibles avec M’man Donzert, de l’impossibilité d’aller voir un film, de sortir la voiture du garage, voilà qu’elle se mettait une nouvelle dette sur le dos ! Elle ne s’arrêterait donc jamais ? On ne pourrait donc jamais être tranquilles ? Quand on avait largement de quoi vivre…
Lorsque Martine rentra, comme toujours ivre de fatigue, elle découvrit pour la première fois que la bonne vigueur des bras de Daniel, que sa bonne tête, sa voix, pouvaient se transformer, comme, disons, l’innocent gaz domestique du réchaud, qui fait un beau jour sauter toute la maison. Elle aurait pourtant depuis longtemps dû s’apercevoir que ses rapports avec Daniel avaient un arrière-goût, elle aurait dû sentir l’odeur du gaz qui lentement remplissait le petit appartement, la fuite qui un beau jour fait explosion… Le papier trouvé était l’étincelle qui la provoqua. « Honte sur nous ! » hurlait Daniel, mais lorsqu’il se mit à parler à voix basse, il parut à Martine encore plus effrayant.
— Tu veux nous faire rendre l’âme pour des commodités, pour le confort ? Tu veux qu’on devienne les esclaves des choses, de la camelote ?
Et il arracha du mur le tableau avec la pécheresse nue sous son manteau devant les vieux juges… Il l’emporta à la cuisine pour mieux le casser sur le carrelage :
— À tempérament ! — disait-il calmement, en marchant sur les débris du verre, — avec facilités de paiement…
Il ne lui laissa pas le temps de réagir, et sortit. Martine pouvait recommencer à l’attendre comme jadis. Il était capable de ne plus revenir, jamais. Elle ne pleurait pas. Elle regardait autour d’elle, ces murs, ces choses qu’elle aimait tant, qui la rendaient si heureuse, malgré les difficultés, le travail… Daniel les méprisait, il la méprisait. Il ne l’avait pas traînée par les cheveux, mais dans ses yeux, il y avait eu du meurtre, et à la façon dont il écrasait du talon le verre du tableau, elle imaginait comment il aurait pu piétiner autre chose. Leur amour peut-être.