AVEUX SPONTANÉS DES MIROIRS

Quand Cécile revint en automne de son voyage de noces, elle était enceinte. M’man Donzert se mit aussitôt à tricoter la layette. Cécile aussi. Il n’était plus question de faire du secrétariat auprès de son mari. Cécile, entourée d’attentions et de prévenances, comblée d’amour et de cadeaux, installait mollement son nid, son mari roucoulant lui en apportait les brins un à un… La nursery, prévue dès le début par le décorateur dans le vieil appartement, la seule pièce qui eût du soleil, un petit balcon, s’installait peu à peu : papier peint avec des canards, des oursons et des fleurs, petits meubles laqués rose, rideaux d’organdi, et un berceau tout en osier et dentelles. Cécile se portait comme un charme.

C’est cet hiver-là, où Cécile attendait un enfant, que Martine acheta à crédit une machine à laver. Il y avait longtemps qu’elle n’achetait plus rien à crédit, depuis qu’elle avait gagné les cinq cent mille francs et payé les traites les plus ennuyeuses. Et, soudain, voilà qu’elle se remettait à acheter à tour de bras ! Pour la machine à laver, c’était du vice : avec ce qu’une femme seule peut dépenser en donnant son linge à laver, il lui aurait fallu de nombreuses années pour récupérer ce que coûtait la machine. Et comme Martine ne trouvait pas le temps de faire marcher la machine à laver et de repasser elle-même, il lui fallut, en plus, prendre une femme de ménage. La première femme de ménage de toute sa vie, jusqu’ici tous les travaux domestiques elle les avait faits elle-même. Et bien mieux qu’une femme de ménage, elle s’en rendait compte maintenant qu’elle en avait une. Cette manière d’essuyer avec le même torchon bidet et lavabos… l’idée de ces mains, peut-être pas lavées, qui touchaient à son pain, à ses fruits, lui enlevait l’appétit… Martine en fit défiler plusieurs, acquit une réputation de teigne, bien méritée, et se résigna à ne plus se servir de la machine à laver qu’exceptionnellement.

Ensuite, elle acheta une salle de séjour, en rotin. D’un prix exorbitant, déraisonnable, ce n’était tout de même pas de l’acajou ! Mais ces meubles, elle ne pouvait s’en passer : il n’était pas rare maintenant que l’on vînt pour une partie de bridge chez Mme Donelle, et des gens très bien, très chics. Cela avait commencé par une invitation chez une de ses clientes, une bridgeuse acharnée… Drôle d’idée, avait grogné le mari de la dame, un haut fonctionnaire du ministère des Finances, inviter sa manucure ! Il changea d’avis en voyant Martine, si belle, et, pour le bridge, sensationnelle. De fil en aiguille, Martine avait fait connaissance avec les amis de sa cliente et les amis des amis… On l’invitait à dîner avant le bridge, à souper après. En dehors du jeu, ces relations ne devenaient ni amicales, ni intimes, il y avait chez Martine quelque chose de sec, de guindé, de pédant, qui empêchait de se rapprocher d’elle, même ceux et celles qui ne pensaient pas qu’on ne fréquente pas sa manucure. Elle ne voyait que rarement les siens, même pas Cécile qui attendait un enfant. Martine n’avait pas d’enfant… Dans sa nouvelle place, elle ne s’était point fait d’amis et, au bout du compte, le bridge était encore son lien le plus sûr avec l’humanité. Elle sortait, elle recevait… De là, l’idée de meubler à neuf son petit appartement. Martine avait vu maintenant des « intérieurs », des hôtels particuliers avec des meubles anciens et modernes, le luxe, la qualité. Elle était sûre qu’on devait se moquer d’elle, de sa salle à manger-cosy.

Il lui fallait des meubles qui la feraient passer d’un panier dans l’autre, pensait-elle. Elle se donnait des raisons, en vérité, si elle voulait des choses, c’était pure nervosité, une sorte de boulimie : elle n’arrivait pas à se rassasier. Si Daniel était revenu comme avant, elle n’aurait eu besoin de rien… Mais il se contentait de lui rendre une petite visite de temps en temps, comme un médecin qui viendrait prendre le pouls d’un malade. Martine avait adhéré à un club de bridge et elle acheta une voiture. Bien qu’entre son travail de manucure, le bridge et les mensualités de Daniel, elle touchât par mois des sommes considérables, il lui avait fallu, pour la voiture, emprunter de l’argent à l’une de ses clientes.

Au salon de coiffure, la patronne lui avait déjà dit avec un certain étonnement où perçait l’inquiétude : « Vous en achetez des choses, Martine ! On vient à chaque instant me demander le montant de votre salaire, et si vous êtes une employée sérieuse… Ecoutez, vous m’avez demandé de ne pas dire à ces messieurs les enquêteurs que vous avez contracté d’autres engagements… Mais cela en fait trop ! Je ne veux pas mentir, et tout ce que je peux faire pour vous, c’est de dire qu’à ma connaissance vous finissez de payer d’autres traites. Je ne comprends pas comment vous vous en sortez ! Vous êtes sérieuse, c’est vrai, mais point millionnaire, ou vous ne vous mettriez pas manucure. »

Dans le nouveau salon de Martine, les invités, avant le jeu, tant qu’ils avaient encore l’esprit disponible, admiraient l’agencement du petit appartement, la façon dont tout était prévu pour le moindre effort. Ils s’émerveillaient de voir comment à Paris on pouvait avec trois sous créer un intérieur ravissant ! En allant se laver les mains, on remarquait avec discrétion le pyjama du mari, de ce mari toujours invisible, mythique. Les cocktails, les sandwiches, les petits fours étaient parfaits, ainsi que le souper froid. Les bridgeurs que Mme Donelle invitait chez elle étaient des joueurs de classe, triés sur le volet, et l’intérêt, la passion commune rendaient ces réunions toujours très réussies, « Une maîtresse femme… » disaient les partenaires de Martine, et ils ne lui faisaient pas la cour. Elle n’était pas engageante. Oui, il est certain que si un jour, elle avait eu l’idée saugrenue d’aller voir quelqu’un d’entre ces gens, hommes ou femmes, si elle était venue leur dire : « J’ai des ennuis… » ou « Je suis malade… » ou « Mon mari me trompe, je suis malheureuse… », ils n’en seraient pas revenus d’étonnement. Martine, finalement, était devenue quelque chose comme le jeu de cartes lui-même.

Il y avait Ginette. Martine n’oubliait pas que Ginette ne l’avait pas laissée tomber lors de cette affreuse histoire, quand Mme Denise l’avait chassée. Mais les rapports avec Ginette n’étaient pas faciles, elle était devenue une femme positivement hystérique, tantôt elle vous embrassait en pleurant, tantôt elle se montrait hargneuse… Des ennuis avec son fils, qui s’est fait mettre à la porte du lycée. La jeunesse d’aujourd’hui, tu n’en as pas idée ! Peut-être, oui… Mais ce n’était pas une raison pour passer du rire aux larmes, et des larmes au rire, avec cette facilité. Il y avait certainement un homme là-dessous, et, comme toujours, cela ne devait pas marcher. Elle en devenait parfois odieuse, ne s’était-elle pas un jour permis de demander à Martine :

— Pourquoi ne divorces-tu pas ?

Martine sentit un éclair lui traverser le corps en zigzag. Elle n’avait jamais pensé au divorce, mais cette idée pouvait bien venir à Daniel, si elle était venue à une étrangère. Elle voyait si rarement Daniel, il vivait à la ferme, il travaillait… Mais rien ne lui prouvait qu’il ne venait pas à Paris sans passer chez elle, rien ne prouvait que s’il restait à la ferme, il n’y avait pas des attaches. Quand il venait, il ne restait presque jamais coucher, ou faisait l’amour comme un rite inévitable. Tout cela passait en zigzag de douleur à travers le corps de Martine.

— Qu’est-ce qui te fait poser cette drôle de question ? dit-elle à Ginette.

— Drôle ? Elle me semble normale. Vous ne vivez pas ensemble. Vous devriez chacun refaire votre vie. Tu sais, ce que j’en dis… Uniquement le bon sens. Cela finira comme ça, forcément, alors vaut mieux tôt que tard. Tu n’as plus vingt ans. Plus ce sera tard, plus tu auras du mal à trouver un autre homme, tu tomberas toujours sur des hommes déjà pris… Comme moi.

Ils ne vivaient pas ensemble, c’était vrai… Qu’est-ce que cela changeait ? Rien, pour Martine. Un autre homme… Refaire sa vie ! C’était risible, c’était à se tuer !

— Tu ne comprends rien à rien, ma pauvre Ginette ! dit-elle, supérieure.

— Tu crois ? — Ginette se mit à rire. — Tu sais, ce que j’en dis…

Ginette partie, Martine alla consulter son miroir. Comme des centaines de millions de femmes l’ont fait depuis toujours, se mirant dans l’eau, le métal, les glaces… Les yeux scrutateurs, sans merci, sur l’image qui là-dedans se flétrit. Dieu sait que Martine connaissait son reflet, ses cheveux, sa bouche, ses sourcils, l’ovale des joues, c’était son métier que d’étudier ce qui allait le mieux à son teint d’or, à sa stature… Elle connaissait son corps de face, de dos, et chacune de ses courbes, elle savait la valeur que prendrait un rouge sur ses lèvres, la majesté marmoréenne des plis tombant de la taille aux pieds, et comment le tricot déshabillerait ses seins, attirant les regards, comment ses longues jambes, de leur mouvement en avant, feraient valser les jupes… « La Victoire de Samothrace ! » disait Daniel… « Figure de proue ! » disait Daniel… « Femme-poisson ! » disait Daniel. Il y avait longtemps de cela. Martine se regardait dans la glace : la voilà, de la tête aux pieds. Tout était bien en place, la netteté irréprochable du front, l’ovale des joues, la soie des paupières… S’il y avait eu le moindre soupçon de ride, vous pensez bien que Martine l’aurait remarqué aussitôt, elle qui se regardait comme à travers une loupe tous les jours que le bon Dieu fait… Il n’y en avait pas. Ce n’était pas ça. Et ce n’est pas à cause d’une ride que Martine ressentit soudain comme une décharge électrique : elle n’avait plus vingt ans ! Et cela se voyait ! Elle n’avait plus vingt ans ! Martine se regardait… Quelque chose lui avait échappé, quelque chose s’était infiltrée sans qu’elle s’en aperçût, quelque chose qu’elle avait laissé s’introduire par manque de vigilance… Elle se rejeta en arrière, se détourna de la glace, y revint d’un seul coup, pour se surprendre là-dedans… Elle ne se reconnut pas. Qui était cette femme au teint bilieux, à l’expression intense et dure ? Elle avait toujours si bien regardé les détails qu’elle avait négligé l’ensemble. Elle n’avait pas gagné de rides, mais elle avait perdu quelque chose… le velouté, l’aimable, le féminin… Martine essaya de sourire, découvrit ses dents intactes, blanches, solides… mais la lèvre supérieure paraissait plus maigre, la mâchoire plus accusée. Martine pensa soudain à ses demi-frères, à ces grenouilles de bonne humeur… quand elle souriait, elle avait avec eux un air de famille ! Le ver était dans le fruit, la vieillesse était dans elle, la suçait, la perçait, comme un fruit mûr à point, beau, sucré…

Martine se mit au lit à huit heures du soir, sans faire sa toilette, laissant ses vêtements sur le tapis… Elle était malade, sûrement. Des nausées comme par gros temps dans une embarcation. Il lui fallut courir à la salle de bains… Une angoisse ! Elle alla se recoucher. Le divorce. Si cette idée était venue à Ginette, d’autres devaient penser comme elle, les gens devaient se dire, parler entre eux : pourquoi ne divorcent-ils pas ? Daniel voulait peut-être divorcer ? La quitter tout à fait ! « Sainte Vierge… » Martine appuya ses mains aux doigts écartés contre sa poitrine, mais un violent coup de rasoir au foie vint la distraire de sa peine : une crise hépatique, voilà ce qu’elle avait ! Et pas de téléphone, personne pour aller chercher un docteur.

La douleur se calmait. Elle n’avait plus vingt ans, parce qu’elle était malade. Ce n’était que ça.

« Tu n’as plus vingt ans… » Comme elle avait dit ça, Ginette. Il n’y avait pas que le sens, il y avait quelque chose d’autre encore dans ce bout de phrase qui accrochait Martine… l’intonation… Celle de Daniel ! C’était ça ! Exactement, Ginette et Daniel ! Martine ressentit une émotion si aiguë que tout son corps y participa, elle était comme un verre qu’on aurait laissé tomber et qui se brise en mille éclats. En quoi était-elle donc faite pour que les morceaux tiennent ensemble… du plexiglas… le progrès… « Sainte Vierge… »

Comme dans un livre de comptes, Martine suivait les colonnes des heures et des jours : les arrivées et les départs de Daniel, les visites de Ginette… les paroles, les rendez-vous, les inflexions de voix… Comme toutes les femmes trompées, elle n’y avait vu que du feu ! Elle avait été confiante, sotte, elle avait eu de l’affection pour cette putain de Ginette. Une fille dont on s’était toujours demandé à l’Institut de beauté comment elle avait fait pour s’y introduire, parmi des femmes si bien élevées, propres… Une fille du trottoir ! Mais tous les hommes aiment les putains, les garces qui leur courent après, leur sautent dessus, qui leur font n’importe quoi, des saletés… Comme sa mère, la Marie, avec n’importe qui ! Daniel ne se serait jamais abaissé de lui-même… Elle allait s’adresser à la police, il devait y avoir des lois contre les femmes qui détruisent un foyer… Ginette ! une fille à soldats qui couchait avec les Boches ! Pourquoi ne lui avait-on pas rasé la tête, cette indulgence des Français, une honte… Daniel ! Que s’était-elle donc imaginé ? Qu’il se contentait de faire l’amour une fois par hasard ? Toutes ces années… Que savait-elle de lui, de ses relations… Que s’était-elle donc imaginé ? Rien, elle ne s’était rien imaginé du tout, cette pensée était loin d’elle… Pense-t-on à sa mort ? Si on y pensait, comment ferait-on pour vivre ? Comment vivre maintenant avec cette idée ? Alors, quoi… se tuer ? Les laisser continuer et se supprimer ? Laisser la place à Ginette ? Et à d’autres, à toutes les autres ?…

Martine se leva… Le foie se tenait tranquille, mais elle avait le vertige, des points noirs devant les yeux… D’ailleurs, où aller ? On l’attendait chez Mme Dupont, la nièce du ministre, pour bridger… ce n’était pas là qu’elle pourrait assommer Ginette, ni hurler des injures, ni accabler Daniel… Lui dire tout ce qu’elle avait sur le cœur depuis son enfance, depuis qu’elle le voyait passer, l’air conquérant, au village, sûr que le cœur et le corps de la gamine qu’elle était lui appartenaient. S’en foutant. Dur et étincelant comme sa moto, casqué, botté, puissant… Il croyait donc pouvoir la balayer du revers de la main ? Il allait voir !

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