Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus. Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village — où Marie était née de parents qui travaillaient dans un équarrissage — et le maire du pays qu’elle habitait maintenant : on disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; on le savait coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes. Toujours est-il que le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village, derrière un rideau d’arbres. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron, et qu’ils s’arrangeraient tous les deux pour cultiver ce terrain et y bâtir un pavillon qui ne déparerait point les abords du pays. Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur la boisson. Il accepta la femme avec les deux gosses, dédommagé par le bout de terrain et par Marie elle-même, toujours belle fille, avec ce sourire imperméable à tous les soucis. Pierre Peigner reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait maintenant lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec sa crinière dorée autour d’un visage hâlé et rond, avec ce sourire perpétuellement au beau fixe, et un petit corps robuste, d’une santé inoxydable comme l’acier. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour d’un cou-tige. Et quand sa voix portait loin des mots malsonnants, son visage restait amène, les lèvres souriaient. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ? De sa vie, il n’avait été à pareille fête.
Pour commencer il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer et planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouvait pas s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de souffler, que tout allait être refait convenablement, avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier.
Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner a surpris Marie avec un homme dans leur lit conjugal, le rempailleur de chaises qui s’éternisait au pays… Avec le temps, il s’était résigné, ayant compris qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait des hommes. Pierre couchait dans les bois et se soûlait. Il revint un beau jour pour annoncer qu’il voulait divorcer. Divorcer ? Qu’est-ce que divorcer ? Défaire le mariage ? Marie n’avait pas d’objection à défaire le mariage, elle n’avait jamais tenu à se marier, alors… Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le pays où cela ne s’était jamais vu. Après quoi, Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là, faisant le bûcheron, ramassant les betteraves. Mais il avait des idées sur l’honneur, et ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom. Pour les deux aînées, il les avait reconnues, c’était chose faite, mais ce n’était pas pareil, c’était un beau geste, il n’était pas cocu pour autant. Bref, Francine et Martine portèrent le nom de Peigner, et tous les suivants furent des Vénin, comme la mère. Néanmoins, pour les gosses, Pierre Peigner était le père, et quand il rentrait, il fallait qu’ils filent droit, c’est la mère qui l’exigeait, ils devaient le respect à leur père. Pour le reste… Marie attirait les hommes à cinquante kilomètres à la ronde.
La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n’y eut ni fleurs, ni jet d’eau, ni gravier… En marge du village, derrière le rideau d’arbres, dans une cabane sans eau ni lumière, avec les rats qui passaient sur le visage des dormeurs, Marie était heureuse dans les bras des hommes, et faisait des enfants, comme une chatte.
Les enfants de Marie étaient des enfants bien élevés, bien sages et bien polis, ils ne manquaient jamais de dire « Bonjour, Madame » ou « Merci, Monsieur », Marie n’aurait pas toléré l’effronterie autour d’elle. Elle avait la main leste et dure, et les enfants étaient habitués à faire ou à ne pas faire, selon ses ordres, et à croire ses menaces de raclées qui jamais n’étaient vaines. Il se produisait probablement dans la tête des gosses la même chose que dans la tête d’un chien que l’on dresse : lorsqu’ils s’abstenaient de faire ceci ou cela ou, au contraire, lorsqu’ils faisaient une chose ou une autre, ils obéissaient sans en savoir le pourquoi. Pourquoi ils ne devaient pas faire leurs besoins à l’intérieur de la cabane, par terre, pourquoi il ne fallait pas enfoncer des épingles dans le ventre du petit frère, pourquoi les jours de fêtes il fallait toucher à l’eau, se laver le visage et les mains, pourquoi il fallait un beau jour aller à l’école et non ailleurs, pourquoi il fallait quitter la maison quand les inconnus y venaient voir leur mère, bien que ce qu’ils y faisaient avec elle ne fût pas un secret. Affaire d’expérience que tout cela — tel acte provoquait telle riposte — et, bien sûr, il y avait des gestes encore inédits et spontanés, où la réaction de la mère était imprévisible et étonnante. Il s’agissait de ne pas recommencer. Ainsi de la première excursion indépendante que Martine fit dans les grands bois environnants et qui se termina par une fessée magistrale. Partie tôt le matin, elle s’était perdue, et elle était restée dans les bois toute la journée, la nuit qui suivit, le jour et encore la nuit. Martine, cinq ans, dormait béatement sur la mousse, au pied d’un grand chêne, pendant qu’une battue monstre peignait les bois. C’est ainsi qu’elle avait acquis une notoriété dans le village, où on ne l’appelait plus que Martine-perdue-dans-les-bois. Une drôle de petite bonne femme, courageuse, deux jours et deux nuits seule dans les bois ! Une autre, on l’aurait trouvée épuisée de faim, de cris et de larmes, elle, point du tout ! Quand elle a été réveillée dans le noir par tous ces gens, avec des chiens et des lanternes, elle a tendu les bras à l’inconnu penché sur elle et s’est mise à rire. On avait parlé de son aventure dans les journaux locaux, et même sur les journaux de Paris. La fessée qui suivit cet exploit, Martine s’en souviendrait ! Elle était mémorable, et ne parut pourtant que naturelle à Martine, comme toutes les autres claques et fessées reçues, inévitables de toute évidence, puisque les grandes personnes étaient plus fortes que les petites. Le pire était que les sévices se déclenchaient souvent de façon imprévisible, car pour Martine, tout comme pour ses frères et sa sœur, il n’y avait pas de lien de cause à effet. Comment Martine aurait-elle deviné que de se promener dans les bois et dormir sous un arbre entraînerait une pareille raclée ? Pourquoi la mère tout en la fessant pleurait-elle et riait-elle en même temps ? Tandis que les gens du village semblaient au contraire contents de ce qu’elle avait fait, et quand, avec ses cinq ans, traînant un cabas plus gros que sa petite personne, elle venait aux commissions, c’était souvent qu’on lui donnait une sucette, un fruit, une tablette de chocolat, et des sourires et des tapes amicales, des caresses. Elle était si gentille, si mignonne, surtout l’été, quand on lui voyait tout ce que le bon Dieu lui a donné, avec juste une petite culotte sur le corps, bronzée noir, déjà toute en jambes, et fessue avec ça ! Et ces mèches noires et plates qui pendaient droit autour d’un étrange petit visage, comme on n’en voyait point en Seine-et-Oise. Gentille, gentille comme un petit animal exotique, et réfléchie avec ça, sensée, une vraie petite femme ! Un jour de grande chaleur, lorsque sa mère lui avait ramassé toutes ses mèches sur le sommet de la tête, en chignon comme une dame, avec des épingles à cheveux, le village entier a ri, amoureux de cette Martine-perdue-dans-les-bois. De qui tenait-elle ? On se mettait à rêver au père, on n’avait pourtant pas souvenir d’avoir vu passer dans les parages quelqu’un venant des colonies, un jaune ou un noir… De qui tenait cette enfant ?
Martine grandissait sans apprendre le pourquoi des choses : elle ne comprenait pas pourquoi les draps sales, la morve, les rats, les excréments la faisaient de temps en temps vomir. Sa longue promenade dans les bois s’expliquait par le fait que depuis toujours Martine se sentait mal dans la cabane et avec la famille, et cela même du temps où on y était moins mal, où il y avait moins d’enfants, où Pierre Peigner rentrait encore tous les soirs, apportait des seaux d’eau, mettait des pièges à rats… Mais déjà de ce temps Martine savait dire : « Ça pue ! » et Marie et Pierre trouvaient cela si drôle qu’ils faisaient répéter à la petite « Ça pue ! ».
Aussi connaissait-elle les bois et les champs comme peuvent les connaître une taupe, un écureuil, un hérisson : une taupe ne doit pas s’intéresser aux cimes des arbres, ni un oiseau au sous-sol et Martine connaissait dans les bois principalement la mousse, les baies, les fleurs, puisqu’elle allait dans les bois pour y dormir de jour, ne pouvant dormir la nuit, dans la cabane ; qu’elle y allait pour manger ce qu’elle y trouvait de mangeable, puisque les soupes de sa mère, elle les rendait ; elle y allait pour ramasser muguet, jacinthes sauvages, jonquilles, fraises des bois, puisqu’elle était une de ces petites filles qui bordent les nationales, avec des bouquets ronds et de minuscules cageots. D’abord, elle gardait l’argent pour elle, mais Marie avait rapidement appris ses occupations, et, copieusement giflée, Martine comprit qu’il fallait rapporter l’argent à la mère. Par contre, Marie ne criait plus que pour la forme, lorsqu’elle la voyait se laver à l’eau glaciale du puits, frissonnante dans le soleil printanier sans chaleur, et s’enfuir aussitôt après : Martine rapportait de l’argent, il fallait la laisser faire à sa guise. Ce ne sont pas ses frères et sa sœur qui auraient été capables de trouver une source de revenus !
Martine ne leur ressemblait pas, et c’était peut-être pour cela qu’ils l’évitaient. Ils jouaient sans Martine, ne partageaient rien avec elle, et la traitaient si bien en étrangère qu’ils ne la taquinaient même pas, se contentant de lui reprendre les affaires qu’elle leur prenait. Martine ramassait tout ce qui brillait, tout ce qui avait de la couleur, ce qui était lisse et verni, billes, tessons de bouteilles, galets, boîtes de conserves bien lavées… En même temps, il lui arrivait de leur donner les jouets que la commune distribuait à la Noël, et que leur mère allait chercher à la mairie. Marie n’y menait pas les enfants : se donner la peine de les laver, les nettoyer et les voir quand même minables auprès de tous les autres, son orgueil ne le supportait pas. Elle distribuait ensuite les jouets à son idée, et lorsque Martine héritait, par exemple, d’un petit nécessaire de couture, elle le donnait aussitôt à Francine, son aînée, et ne demandait rien en échange. Francine savait coudre des boutons aux culottes des petits, elle savait moucher ses petits frères et leur donner des taloches, une vraie mère, même si elle n’avait jamais su apprendre ni à lire ni à écrire. Martine, à l’école, apprenait tout ce qu’elle voulait, sa mémoire était simplement fabuleuse, mais il aurait été vain de lui demander de donner la bouillie au plus petit, pendant que la mère allait aux commissions, la bouillie, elle l’oubliait… L’année où Francine allait déjà à l’école — et Marie avait naturellement compté sur Martine pour remplacer l’aînée auprès des petits — fut désastreuse. Martine n’avait pas plus d’esprit de responsabilité que le plus petit des petits dans ses langes, elle laissa les gosses s’ébouillanter gravement, lâcher le chien qui ne revint jamais, noyer le chat dans le puits… À vrai dire, à peine la mère avait-elle le dos tourné que Martine s’enfuyait. Elle n’avait ni la fibre maternelle, ni la fibre familiale, Marie aurait pu la battre à mort que cela n’y aurait rien changé. Ce n’était pas la peine d’insister. Il valait mieux l’employer à autre chose, à s’occuper des tickets, par exemple, de ces maudits tickets auxquels Marie était bien incapable de comprendre quoi que ce fût ; on pouvait l’envoyer à la mairie, avec ces nouveaux règlements allemands on ne savait plus où on en était… ; c’était elle aussi qui parlait à l’assistante sociale quand celle-ci se présentait à la cabane pour des histoires de Boches, ou de vaccinations, ou le préventorium…
Et toujours première en classe, tous les prix… Tellement en avance sur les autres enfants que cela creusait un fossé entre eux et elle. Pas qu’on la maltraitât, elle n’était pas le souffre-douleur de la classe, elle ne restait pas seule dans son coin… Simplement, elle ne formait pas corps avec eux, bien qu’elle jouât et papotât comme tout le monde et Dieu sait si c’est potinier, les petites filles, pleines d’histoires sur les uns, sur les autres, et, avec la présence des Allemands à R…, la petite ville voisine, elles avaient de quoi faire ! Dans le village même, il était rare qu’on les vît apparaître, les Allemands. Ils n’avaient rien à y faire, le village n’était intéressant ni du point de vue du ravitaillement, ni du point de vue de l’habitat, n’ayant point de maisons confortables, de château, ou villas avec salles de bains. Mais les villageois ne les voyaient que trop à R…, où ils étaient bien obligés de se rendre pour le marché, les affaires avec la Kommandantur, les achats… Au village même, ils haïssaient les Boches en toute tranquillité, leur opposant une résistance passive chaque fois qu’ils pouvaient le faire sans danger, ils n’aimaient pas beaucoup ça. Mais lorsqu’on rencontrait une femme du village avec un Fritz, elle le sentait passer du point de vue de l’opinion publique, le boycottage était total. En particulier, la femme d’un petit fermier : le curé y fit même allusion en chaire… Les enfants suivaient la vie du village de très près. C’étaient eux d’habitude qui prévenaient de l’apparition ou de l’approche des Allemands, ils couraient de porte en porte et les annonçaient… Aussitôt, tout se vidait, et c’était à travers des rues désertes que passaient des soldats en promenade, ou en patrouille… Mais le plus souvent, on les voyait en voiture, avant que les habitants aient eu le temps de s’enfermer. À la belle époque, ils fréquentaient les bois, et les enfants ne s’y aventuraient plus, on n’avait pas besoin de le leur interdire, la sainte frousse les faisait rester sagement dans les jardinets des maisons. Marie et les enfants, à l’orée des bois, s’enfermaient à double tour tous les soirs, et Martine se morfondait et pâlissait. Les fillettes de l’école brodaient là-dessus, elles s’imaginaient l’apparition des Boches devant la cabane solitaire, le carnage, et elles n’avaient pas tort, sauf que la solitude n’augmentait guère le danger… Bref, Martine n’avait pas à souffrir en classe, on ne la fuyait pas, on ne lui montrait pas d’antipathie… simplement de la voir lire une poésie une seule fois, et la réciter ensuite sans une erreur, ne jamais faire une faute dans la dictée, se rappeler toutes les dates historiques, cela avait quelque chose de confondant qui leur inspirait plus de crainte que d’estime, comme une anomalie.
Et pourtant, ce que Martine apprenait avec cette facilité surprenante ne l’intéressait point. D’une part, elle ne pouvait faire autrement que de retenir les choses, elles lui collaient à la mémoire, et d’autre part, elle avait le goût du travail proprement fait, elle ne pouvait supporter les bavures, les ratures et les pâtés d’encre, les coins retournés des cahiers, des livres, lui faisaient mal. Les siens étaient si bien tenus qu’on les aurait crus tout neufs, sortant de la papeterie.
La maîtresse d’école était dans le pays depuis un quart de siècle, et elle permettait aux enfants Peigner et Vénin de faire leurs devoirs après la classe, à l’école, parce qu’elle ne connaissait que trop bien Marie et la cabane. Mais il y avait des moments où Marie disait aux gosses : « Vous rentrerez tantôt, qu’est-ce que c’est que ces façons de rester à l’école après la classe ! D’ici là que j’aille dire deux mots à la maîtresse… » Alors, rentrée dans la baraque, Martine devenait embêtante : elle prenait toute la place sur la table, y étalait un vieux journal pour poser ses cahiers, et il ne fallait pas que les petits s’avisassent de chahuter, de la pousser, de faire trembler la table… Martine faisait régner la terreur, et si, elle, elle ne criait pas, elle avait la main aussi leste et aussi dure que la mère. Du reste, elle faisait ses devoirs en un clin d’œil et se mettait aussitôt dans un coin à ne rien faire, les yeux fermés, ou partait traîner dans les rues du village, par tous les temps — les bois étant interdits, rapport aux Boches.
Ses cahiers et livres, elle les plaçait sur le haut du buffet où ils semblaient le plus en sécurité. Le jour où elle découvrit que les rats les avaient dans la nuit grignotés et déchiquetés… Martine posa le tout sur la table et regarda les dégâts sans rien dire… mais lorsque les trois petites grenouilles réjouies, ses jeunes frères, curieux de constater ce que les rats avaient fait aux cahiers, grimpèrent sur le banc et la table, et renversèrent dessus une bouteille d’huile, alors Marie elle-même prit peur : ah, il s’agissait bien de toute cette matière grasse perdue, quand on n’en aurait pas d’autre jusqu’à la fin du mois… c’était de Martine qu’il s’agissait, devenue folle à lier, la gosse ! Elle hurlait, trépignait, tapait des pieds, elle saisit un litre de vin et le projeta dans la direction des petits… c’est qu’elle aurait pu en tuer un ! telle était la force avec laquelle la bouteille alla se briser contre la porte fermée en toute hâte par les petits. C’était un extraordinaire déchaînement de désespoir et de rage. Enfin, Martine s’effondra haletante sur le lit de sa mère, et c’est tout dire quant à son égarement. Marie lui apporta un verre d’eau… Soudain, très calme, Martine se leva, prit ses cahiers et ses livres, déchiquetés et pleins de taches grasses, les déchira aussi menus qu’elle le put, et jeta le tout dans le feu de la cuisinière.
Elle qui n’était jamais en retard, elle arriva à l’école quand la classe avait commencé. Tout le monde la regardait : elle gagna sa place et dit calmement : « J’ai perdu mon cartable, avec tous les livres et les cahiers… » Elle était blême. La maîtresse, soupçonnant quelque drame dans la cabane — avec la Marie et Pierre Peigner on ne savait jamais — dit simplement : « Bon, je suppose que ce n’est pas ta faute… On tâchera de t’en procurer d’autres… Je continue la dictée… Qu’est-ce que vous avez à la regarder bouche bée, ça ne vous est jamais arrivé de perdre quelque chose ?… Continuons… »
La voisine de Martine, une petite blonde, Cécile Donzert, la fille de la coiffeuse, lui souffla : « Je t’en donnerai un, de cahier, d’avant-guerre, un beau… viens à la maison après la classe… » Ce fut là le début d’une amitié pour la vie.