LE DOMAINE DIVIN DE LA NATURE

La ferme n’était après tout qu’à quatre-vingts kilomètres de Paris. Il y avait un boulot forcené à y faire, c’était l’époque des hybridations, des greffes, mais Daniel allait quand même à Paris passer la nuit avec Martine. Encore et toujours l’amour à la sauvette, Daniel pressé de rentrer, Martine obligée d’aller à l’Institut de beauté.

Elle avait deviné juste : le père de Daniel ne songeait pas à payer son fils. La famille, c’était de la main-d’œuvre gratuite… Daniel laissa passer un mois, deux. Puis il eut une conversation avec son père, et lui annonça que, le temps de trouver un emploi et il s’en irait. Il n’avait que l’embarras du choix : la recherche purement scientifique, la génétique le tentait, mais on lui avait proposé du travail dans la recherche appliquée, la parasitologie… Il pouvait aussi tout de suite entrer comme conseiller agricole dans une commune, bref…

— Je suis fatigué de jouer le maquereau, dit-il marchant à côté de son père, parmi les roses.

Les ouvriers étaient partis. La nuit s’annonçait par la matité de la lumière sans éclat, calme. Elle éclairait sans éblouir, et on voyait loin, loin, devinant à l’horizon le clocher du bourg.

— Il n’y a pas de raison, reprit Daniel, pour que Martine te paye tes jardiniers…

M. Donelle regarda Daniel curieusement :

— Et la bourse du stage qu’on t’a donnée ?

— Tu voudrais peut-être encore que je te paye pour le droit de travailler chez toi !

M. Donelle partit d’un grand éclat de rire :

— Allons, allons… Je dirai à Dominique d’envoyer à Martine tant par mois et on ne s’occupera plus d’elle, financièrement parlant.

Cela voulait dire, pas d’extras. Mais la somme allouée par mois était honnête.

— Tu vois que je tiens à te garder… conclut M. Donelle. Et même, je te préviens que ton cousin, Bernard, est encore en train de te jouer un tour… Je tiens à te garder, Daniel, mon fils. Qu’est-ce que tu penses… est-ce qu’un croisement de… avec… n’augmenterait pas la floribondité de… ? Que dit la génétique ? La composition chromosomique ?

Il posa sur Daniel un regard innocent, que l’autre lui rendit, identique. Ils reprirent leur promenade. À cette heure crépusculaire, le parfum des roses leur arrivait comme une confidence.

Dans la chambre au-dessus de la cuisine, celle qui avait été leur chambre l’an passé, Daniel ouvrait ses livres. Il travaillait tard toutes les nuits et se couchait sans parvenir à arrêter ce qui grouillait dans sa tête. Il ne souffrait pas de ces insomnies… jamais ce qu’il avait eu en tête n’avait été plus clair, ne s’était mieux ordonné que la nuit, au lit, face à la fenêtre ouverte… La science le visitait d’habitude, ici, chez lui, où chaque petit bruit nocturne lui était familier, comme l’était ce ciel brodé d’étoiles qu’il regardait les yeux ouverts dans le noir… Cette nuit-ci, à cause de la conversation avec son père, il pensait à Martine… Bientôt deux heures du matin, elle devait déjà dormir. Petite-perdue-dans-les-bois, petite courageuse, toute seule dans Paris… Daniel alluma la lumière, secoua sa pipe dans le cendrier, soigneusement, pour faire plaisir à Martine, éteignit. Cela se passait mal en lui, il n’était pas heureux. Il était, comme on dit, ennuyé, mais ce mot est, en fait, impropre et je ne sais comment définir cet état de malaise, résultat d’une somme de raisons diverses que l’on pourrait peut-être énumérer, mais qui restent quand même dans l’ombre et, de là-bas, vous projettent leurs effluves malfaisants, vous mettent dans cet état que je ne sais pas nommer… parce que dire que Daniel était emmerdé au lieu d’ennuyé n’est peut-être pas plus descriptif. Enfin, vous voyez peut-être quand même ce que je veux dire… Pas content, se sentant coupable, sans bien savoir de quoi, mal à l’aise, inquiet, Daniel résolut, soudain, de ne plus retourner à Paris pendant un mois au moins. Si Martine tenait à le voir, elle pouvait très bien venir en week-end à la ferme. Mais elle préférait le confort à ses bras. Dans le noir, Daniel se fâchait, vexé et triste… L’absence d’une salle de bains à la ferme décidait de leur vie commune. Elle était tout de même un peu folle, Martine. Se tuer de travail pour acheter un ensemble-cosy. Daniel avait beau être distrait, cet ensemble-là l’avait étonné plus que s’il avait trouvé dans l’appartement de Martine un de ces singes au derrière nu, comment les appelez-vous déjà ? Il remarquait l’ensemble-cosy chaque fois qu’il venait passer une nuit avec Martine. Martine avait mauvais goût, bon, ce n’était pas grave…, mais qu’elle y tînt si férocement, à ce cosy, c’était cela qui était incompréhensible et compliquait tout. Elle voulait des choses, des affaires, des objets… on dirait une drogue ! Il les lui fallait coûte que coûte. Daniel se fâchait à nouveau : c’était trop idiot ! Le mystère, la grandeur de Martine s’évanouissaient parmi les tabourets en tube métallique, le bahut à possibilité de rangement inouïe, le tapis en caoutchouc de la salle de bains, les tasses du petit déjeuner, le matelas à ressorts… Daniel ralluma sa pipe.

Le soleil se levait du côté opposé à sa fenêtre, mais le ciel s’éclaircissait progressivement. Daniel entendit avec soulagement de petits bruits dans la cuisine… le trottinement de la mère-aux-chiens, la voilà qui fourrage dans la cuisinière… Du côté de la cour venaient des battements d’ailes, un jappement… Les chiens devaient être assis et couchés devant la porte de la cuisine, attendant que la mère-aux-chiens leur ouvre. Oui, les voilà qui se précipitent ! Grincement du portail. C’est Pierrot qui l’ouvre, c’est toujours lui le premier descendu. Daniel s’endormit dans une bonne odeur de café qui montait de la cuisine…

— Ohé ! Daniel ! Qu’est-ce que tu fiches ? criait Pierrot au bas de l’escalier. Daniel sauta du lit…

Le soir, il partit pour Paris. Cette sacrée quatre-chevaux n’avançait pas… il avait tellement hâte de retrouver Martine, sa petite chérie…

Daniel partait pour le Midi, faire un stage aux pépinières de Meilland, le grand créateur de roses nouvelles. C’était son père lui-même qui lui avait demandé d’y aller étudier certaines méthodes de forçage des roses. Et surtout voir sur place les serres à semis, et prendre des leçons pour l’obtention de roses nouvelles chez ce grand chercheur hybrideur… Daniel était maintenant de l’avis de Martine : son père voulait l’aider, il partageait sa passion, il savait parfaitement que l’ère de l’empirisme allait en s’amenuisant, que la science avait fait son entrée dans le domaine divin de la nature et allait la façonner à son idée. Son fils était de son temps, appartenait au XXe siècle.

Daniel avait proposé à Martine de l’emmener. Elle n’avait qu’à envoyer promener son Institut de beauté… Mais il fallait payer les meubles et objets achetés à crédit ! Maintenant qu’elle avait les mensualités envoyées par M. Donelle, plus son salaire, elle était tranquille, mais si elle ne travaillait plus, elle retomberait dans les difficultés. Quand tout sera payé, je ne dis pas…

Le frigidaire avait apparu dans la cuisine en plein hiver. Il y trônait comme un Mont Blanc, beau, encombrant et utile.

Martine, avec Mme Denise, Pierre Genesc et Cécile, autour d’une table de bridge, faisaient une partie. Daniel, en arrivant, fit se lever tout le monde… il eut le sentiment de déranger. Il y avait des boissons glacées. Ce n’est que le lendemain matin qu’il demanda, incidemment, avec quoi Martine comptait payer ce confort ?

— Avec quoi payes-tu tes expériences coûteuses ? Ton père est pauvre, répondit Martine, insolente, mais quand on a bien envie de quelque chose, on s’arrange… — Et elle ajouta, gentiment : — On m’a augmentée, je le dois à Denise. Ton père ne peut vraiment pas faire mieux ?

Daniel s’assit lourdement sur le matelas à ressorts :

— Je ne sais pas. Peut-être est-il très riche… Peut-être a-t-il du mal à joindre les deux bouts… Mais je sais que je ne lui demanderai plus rien. Tout cela m’horripile. Je ne veux pas me mettre martel en tête pour boire frais.

Mais quand, peu de temps après, la télévision fit son entrée dans la salle à manger, Daniel se fâcha tout rouge. Malgré les facilités de paiement et l’augmentation de Martine, il fallait, tous les mois, courir pour trouver l’argent des échéances… Elles étaient trop lourdes. Daniel avait beau crier, il ne pouvait pas laisser tomber Martine dans ses difficultés. Il entreprit la traduction de l’anglais d’un ouvrage scientifique, il y passait ses nuits… il demanda à M. Donelle une « prime » pour son voyage dans le Midi… Pour la dernière échéance du frigidaire, Martine avait été obligée d’aller mendier chez M’man Donzert, et ça n’a pas été tout seul, hein ?

— Comment le sais-tu ? Martine était sombre.

— Par Cécile, idiote ! Elle m’a téléphoné et elle m’a dit que pour payer ton échéance, M’man Donzert a dû mettre au clou sa chaîne en or… en cachette de son mari. Elle m’a demandé si je ne pourrais pas rembourser, avant qu’il ne s’en soit aperçu… Quand je bois froid, maintenant, ça me glace !

— Et pourquoi n’est-elle pas venue me le dire, à moi ?

— Parce que ces femmes t’aiment, imagine-toi, qu’elles ne veulent pas te faire de la peine !

— Alors toi ? Toi, tu me le dis parce que tu ne m’aimes pas ?

Martine sur le petit divan du cosy s’était mise à sangloter… Daniel hésita, mais n’y tint pas et la prit dans ses bras… Martine n’était pas une petite femme bébête, incohérente, fantasque, une femme de vaudeville, il fallait qu’elle comprenne, il ne pouvait plus demander de l’argent à son père… la rose parfumée ne semblait pas vouloir tenir ce qu’elle promettait, il y avait cette déception, et son père, qui devenait plus compréhensif, allait sûrement à nouveau se durcir, lui reprocher ses extravagances… D’autres hybridations qu’il avait entreprises rattraperaient peut-être ce qu’il avait perdu auprès de lui… D’ailleurs, si cela continuait, il passerait à la recherche pure, aux travaux de génétique, comme cela on lui ficherait la paix ! Mais il y avait cet amour des roses, la passion du créateur…, cela lui faisait mal au cœur de quitter les plantations pour le microscope. Peut-être créerait-il quand même la rose Martine Donelle, qui leur donnerait tout ce que Martine souhaitait, parce que, lui, ne souhaitait qu’une chose : la voir heureuse. Et c’était incompréhensible qu’un bonheur qui dépend d’objets inanimés, que l’on peut simplement acheter, fût disputé à qui que ce soit… Daniel se sentait mesquin, pauvre de générosité. Et en même temps révolté de voir le bonheur à la merci d’un frigidaire. Qu’est-ce qu’il y pouvait, mais qu’est-ce qu’il y pouvait !

Que pouvait-il contre l’idéal électroménager de Martine ? C’était une sauvage devant les babioles brillantes, apportées par les blancs. Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anneau magique des contes de fées que l’on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l’avait asservie. Crédit malin, enchantement des facilités qui comble les désirs, crédit tout puissant, petite semaine magicienne, providence et esclavage.

Daniel se sentait battu, bêtement battu par des objets. Sa Martine-perdue-dans-les-bois convoitait follement un cosy-corner.

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