UN UNIVERS BRISÉ

C’était cette mauvaise heure crépusculaire, où, avant la nuit aveugle, on voit mal, on voit faux. Le camion arrêté dans une petite route, au fond d’un silence froid, cotonneux et humide, penchait du côté d’un fantôme de cabane. Le crépuscule salissait le ciel, le chemin défoncé et ses flaques d’eau, les vagues d’une palissade, et une haie de broussailles finement emmêlées comme des cheveux gris enroulés sur les dents d’un peigne. Derrière, un gros chien, broussailleux lui aussi, de race indécise, traînait sa chaîne avec un bruit solitaire. Son long poil était collé par la boue du terrain, une boue tenace, où l’on distinguait la pointe d’un sabot d’enfant, englué. Cette boue retenait aussi une roue de bicyclette sans pneu, un seau, un pot de chambre, d’autres choses, indistinctes… Au fond, la cabane, comme une grande caisse vieille et sale, un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble. Il n’y avait-pas de lumière dans la fenêtre aux vitres étrangement intactes pour cet univers brisé. Il aurait été grand temps d’allumer les feux arrière du camion que la nuit finissait d’effacer sur son tableau noir, mais le siège du camion était vide. La seule chose vivante ici était la fumée couleur de crépuscule qui s’échappait d’un tuyau piqué dans le toit de la cabane, en tôle mangée de rouille.

Les six gosses apparurent au tournant, venant de la nationale. Ils parlaient à voix basse : « Il est encore là… — Qu’est-ce que c’est que ce mec ?…

Il est long alors, celui-là… — Tu as vu le numéro du camion ?… — Connais pas… — Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas s’appuyer tout le chemin et retour… — Ta gueule ! — Moi, je m’en vais… » Une petite silhouette se détacha, rebroussa chemin. Les cinq autres continuèrent, traversèrent la haie… Tout de suite derrière, il y avait une sorte d’appentis, où étaient entassés bûches et fagots et l’on pouvait s’y cacher de façon à ne pas être vu de la maison. Le chien essaya de japper, reçut une tape, et se contenta de distribuer des coups de langue, dans un cliquetis de chaîne sur des pierres invisibles. Sans souffler mot, les gosses s’installèrent sur une poutre, comme des oiseaux sur un fil téléphonique.

Il faisait nuit noire quand la porte de la cabane s’ouvrit et un pas d’homme se dirigea lourdement vers le camion. Les phares… ils découvrirent les pierres du chemin, la boue, les flaques d’eau… Le camion démarra dans un grand bruit, emmenant ses feux arrière sans que les gosses aient pu voir le conducteur. Le silence se referma sur le tintamarre, comme l’eau sur une pierre. Les gosses ne bougeaient toujours pas.

Il se passa un bon moment avant que la fenêtre ne s’éclairât et que, sur le pas de la porte, n’apparût la mère : Marie Peigner, née Vénin.

— Amenez-vous, cria-t-elle dans le noir, vous allez attraper la crève !..

Ils sortirent de derrière les fagots. Marie les comptait au fur et à mesure qu’ils passaient la porte :

— Un, deux, trois, quatre, cinq… C’est encore Martine qui manque ! Elle veut ma mort, cette garce !

Les quatre garçons et la fille s’asseyaient autour de la table. Une lampe à pétrole, une suspension, se balançait dangereusement au-dessus de leurs têtes. Sur la cuisinière en fonte, chauffée au rouge, un pot-au-feu mijotait doucement, et cela sentait le feu de bois et la soupe. Les gosses avaient entre quinze et trois ans, tous pareillement les mains noires et crevassées d’engelures, le nez qui coulait et les cheveux tirant sur le roux. L’aînée, quinze ans, souffreteuse, avait une bouche aux coins tombants comme des moustaches gauloises. Les trois garçons qui la suivaient ressemblaient à trois grenouilles de bonne humeur, et seul le tout petit ressemblait à sa mère. Il avait plutôt de la chance.

Une petite femme aux cheveux crépus, en soleil autour d’un visage encore lisse, serein, le front bombé, le nez petit, et une bouche au sourire permanent. Ses six enfants lui avaient tiré sur les seins devenus longs et flasques, ça se voyait sous un chandail, jadis vert-pomme. Un veston d’homme aux coudes déchirés et une jupe en coton. Nu-pieds, en savates. Il fallait qu’elle fût bien dure, pour apparemment, ne pas souffrir d’être si peu couverte par un temps pareil. Elle servait le pot-au-feu à la ronde dans ces assiettes comme les épiciers en donnent en prime, à fleurs roses, toutes ébréchées et fêlées. Les gosses la regardaient faire, immobiles, muets, prenant leur mal en patience, l’œil sur la louche, comme les chiens qui attendent la soupe, assis sur le derrière. Ils eurent droit de se jeter dessus lorsque tout le monde eut été servi, la mère interdisait par des rappels à l’ordre sonores et expressifs toute velléité de faire autrement. Pendant un moment, on n’entendit que mastiquer et avaler. Les chiens bien portants sont gloutons et dévorants. La soupe était grasse, il y nageait de bons morceaux de viande et des légumes. Pour la deuxième tournée, car il y eut une deuxième tournée, la tension tombée, les gosses se mirent à jacasser, à piailler, à se jouer des tours… Ils s’agitaient même de plus en plus, et cela aurait fini par une raclée générale si un incident excitant n’était venu faire diversion : un rat monté par un des pieds de la table.

— Un rat ! criaient les gosses, pendant que le rat courait de-ci de-là entre les assiettes, les verres, les morceaux de pain, cerné de toutes parts par les enfants. Il se sentait perdu. Son poil avait pourtant cette couleur familiale, tirant sur le roux, qui était de mise dans la maison. Avec des pelades.

— Tapez ! criait Marie, mais tapez donc, bon Dieu !..

C’est l’aîné des garçons qui eut le privilège d’assommer le rat. Après lui, tous les autres tapèrent dessus pour le plaisir. Martine apparut, juste comme Marie, sa mère, tenant le rat crevé par la queue, ouvrait la porte pour le jeter au-dehors. Elle balançait le rat à bout de bras pour mieux le lancer, et Martine eut juste le temps de faire un bond de côté pour ne pas recevoir le rat en pleine figure. Il se trouva projeté au milieu de la cour. Martine s’adossa à la porte.

— Assieds-toi… dit sa mère, tu vas tourner de l’œil. Et mange.

— J’ai pas faim… — Martine allait vers la cuisinière rouge à fondre. — J’ai froid, dit-elle.

— Tu vas manger. — Marie souriait parce que son visage était mis en plis une fois pour toutes. — Il y a du pot-au-feu, tu vas te régaler. C’est le premier pot-au-feu comme il faut depuis la Libération.

Martine alla s’asseoir à côté de sa sœur aînée. Ramassée sur elle-même, la tête entre les épaules, elle restait là, ses yeux noirs et sans éclat louchaient sur le lit ouvert, les draps qui pendaient, traînant sur le sol de terre battue. Outre la cuisinière, il y avait dans la pièce la place pour un buffet et une carcasse de fauteuil, tous ressorts dehors. La porte qui donnait sur la deuxième pièce était maintenue ouverte par une chaise au siège défoncé. Les gosses ramassaient avec du pain ce qu’il restait de jus dans leurs assiettes et commentaient l’incident du rat. Martine passa les deux mains sur ses cheveux qui pendaient en mèches noires et droites, des mains longues, claires, qu’elle appuya sur ses oreilles.

— Mange… dit sa mère.

Martine prit la cuillère et regarda la soupe dans l’assiette ébréchée et fêlée, les fleurs roses disparaissant au fond, sous le liquide, la couche épaisse de graisse, un morceau de bœuf, un os… Martine regardait la soupe et voyait aussi la table, les croûtons trempant dans le vin rouge renversé, les épluchures…

— Mange, dit sa sœur aînée à voix basse, tu vois bien que la mère est furibarde…

Martine enfonça la cuillère dans la graisse, la porta à sa bouche et s’écroula, la tête en avant, dans la soupe.

Il y eut un remue-ménage, comme pour le rat.

— Alors ! criait la mère, bon Dieu de bon Dieu, vous ne voyez pas qu’elle est malade ? Prenez-la sous les aisselles, je la prends sous les genoux… Allez ! Robert ! tu ne vois pas que ses pieds traînent ? Ah, misère !..

On déposa Martine sur le grand lit défait.

— Ouste ! cria Marie à tue-tête, et les gosses disparurent derrière la cloison, se bousculant dans la porte pour aller plus vite.

— Qu’est-ce que tu as, mais qu’est-ce que tu as, ma petiote ? répétait Marie penchée au-dessus de Martine. Martine ouvrit les yeux… elle se vit dans ces draps… elle vit le visage de sa mère, qui ne bougeait pas, son sourire une fois pour toutes… Elle serra les bras contre son corps, serra les genoux, serra les talons, les poings :

— Je veux m’en aller… dit-elle.

Au dessus d’elle, le visage de Marie dans le halo de ses cheveux crépus ne changea pas d’expression.

— Je suis ta mère, dit-elle. Déjà la grande était absente pendant un an avec sa méningite tuberculeuse, j’ai pas pu les empêcher de l’emmener, vu qu’ils prétendaient que c’est elle qui a contaminé toute la classe. Mais toi… Tu n’iras pas au préventorium, tu n’as rien de malade, nulle part. Alors ?

— La maman de Cécile me prendrait… J’apprendrais pour être coiffeuse…

Marie se mit à rire, sans que l’expression de son visage, de toute façon souriante, ne changeât, ni contredît son rire :

— Tu commenceras par te faire une permanente à toi-même ? T’es malheureuse avec tes tiffes plats… Et les décolorer peut-être pendant que tu y es, pour ne pas dépareiller la famille… Sacrée Martine ! Ça va-t-il mieux ?

— Non, fit Martine. Je veux partir.

— Merde ! cria Marie. Et puis tu vas rendre à Dédé ses billes. Tu les lui as encore fauchées !

Une pie, voilà ce que tu es, une pie noire et voleuse, il te faut tout ce qui brille, je t’ai vue, de mes yeux vue, enterrer mon petit flacon d’eau de Cologne ! Et le ruban de Francine, c’est toi qui le lui as barboté, c’est sûr !.. Une pie ! Une pie !

— Une pie ! glapirent les gosses, apparaissant dans la porte, une pie noire ! une pie voleuse !

Ils s’étaient peu à peu réintroduits dans la pièce, sautillant, criant. Tant d’événements les avaient déchaînés, ils étaient en transes, gesticulaient, faisaient des grimaces, tiraient la langue, lançaient bras et jambes à droite et à gauche. L’air, brassé, faisait se balancer la suspension, et les ombres trop grandes pour la pièce la remplissaient, dansant sur les murs et le plafond.

— Assez ! Marie distribua des claques, et les enfants disparurent à nouveau derrière la cloison.

Martine se glissa hors du lit et alla s’asseoir près de la cuisinière.

— Allez, fit Marie, assez de bêtises. Tu te feras coiffeuse ou ce que tu voudras, après l’école. La maîtresse dit que c’est à ne rien comprendre tant tu étudies bien. Dire que moi, ta mère, j’ai jamais pu apprendre ni à lire ni à écrire. Je ne suis pourtant pas plus bête qu’une autre. Et ta sœur aînée, c’est moi tout craché : à quinze ans, ni lire ni écrire ! Tu ne veux pas un peu de soupe chaude, dis, Martine ? Et viens me faire une bise. C’est le sang qui te travaille, ma fille, t’as déjà des petits seins mignons, et une jolie taille, et des petites fesses à croquer, coquine !.. À quatorze ans !

Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues blêmes, ses épaules. Martine se laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de fillette-femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha :

— Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place…

Martine se mit encore plus près de la cuisinière, à se brûler :

— Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, et je te réveillerai… Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir.

Elle tira deux billes d’une poche profonde.

— Garde-les, grosse bête… je lui donnerai autre chose. — Marie fourra les billes dans la poche de Martine. — Tu vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risquerais de tomber dessus…

— Je pourrais aller coucher chez Cécile…

Marie leva la main…

— Tu resteras à la maison ! D’ici que j’aille m’expliquer avec la coiffeuse… C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a pris ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium ! Elle n’a pas besoin des allocations, la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on vous enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère…

Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. À côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir, ou préféraient se taire, vu que cela semblait vouloir se gâcher entre la mère et Martine. Martine se demandait si Marie criait depuis très longtemps. Engourdie par la chaleur, elle ne l’écoutait pas, et déjà Marie se calmait, quand, soudain, Martine poussa un cri.

— Qu’est-ce que c’est encore qui te prend ?

Martine, levée d’un bond, ouvrait la porte : au-dehors c’était la nuit noire, la lumière rouge de la suspension trop faible pour enjamber le seuil juste capable d’éclairer la boue sur le pas de la porte. Martine sortit… À tâtons, elle retrouva le cabas qu’elle avait laissé choir devant le rat au bout du bras maternel : « Pourvu qu’elle ne soit pas cassée ! Oh ! maman… »

Elle posa le cabas sur la table, et Marie, curieuse, s’approcha :

— Qu’est-ce que c’est ?

Martine sortait du cabas un objet un peu plus grand que la main ; il était enveloppé dans du papier de soie, très blanc. Délicatement, elle enleva le papier et une petite Sainte-Vierge apparut, adossée à une sorte de grotte en forme de coquille ; devant elle, un enfant agenouillé. Des couleurs tendres, bleu-ciel, blanc, rose. Marie balaya de la main la table, pour que Martine puisse y poser la Sainte-Vierge :

— C’est la coiffeuse qui te l’a donnée ?

Martine fit oui de la tête, contemplant la statuette. À côté d’elle, Marie admirait.

— Elle me l’a ramenée de Lourdes… dit enfin Martine. Tu penses, si je l’avais cassée !.. Elle est peut-être miraculeuse…

— Il n’y a pas de miracles, ma fille, c’est moi qui te le dis… Je vais éteindre, installe-toi, je te la mets sur le haut du buffet, pour que les petits ne la cassent pas.

— Attends, il y a un mécanisme… Je vais te le faire jouer.

Martine renversa la statuette et tourna la clef ; elles écoutèrent en silence un mince, mince Ave, plusieurs fois de suite, dans le ravissement.

— Assez, dit enfin Marie, ne l’use pas tout de suite comme ça…

Marie grimpa sur une chaise et installa la Sainte-Vierge sur le haut du buffet. Martine regagna ses chaises à elle, la mère son lit.

La baraque, plongée dans l’obscurité totale, respirait, ronflotait, traversée par le trottinement des rats… Martine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues, et comme on vivait selon le soleil, cela lui faisait trop d’heures dans le noir, elle ne pouvait dormir autant. Alors, elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle, Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, comme le père Malloire et ses vaches dans les prés, les pommes et les poires en espalier dans le jardin du notaire, le Familistère, les pavés de la rue Centrale, la clairière verte de la forêt, qui était un marécage où l’on pouvait s’enliser. Daniel avait des cousins dans le pays, trois jeunes Donelle, fils de Donelle, Marcel, horticulteur lui aussi, comme Donelle, Georges, mais au petit pied. Tous les jeunes Donelle avaient un air de famille, bien que leurs parents ne se ressemblassent pas entre eux, pas plus que leurs enfants ne leur ressemblaient. La jeune génération, sous-alimentée pendant l’Occupation, était tout de même plus robuste : les jeunes Donelle étaient de taille moyenne, mais solidement charpentés, faits pour tenir longtemps, comme tout ce que bâtissent les gens de la campagne, comme les murs, les clôtures… Ils avaient la tête ronde, les cheveux coupés en brosse, ce qui en accusait encore la rondeur, et de bonnes bouilles rondes, toujours comme sur le point d’éclater de rire, de se contenir pour ne pas pouffer, les narines frémissantes et les yeux plissés. Pour Martine, Daniel, le fils du rosiériste, était le plus beau. Et c’était certainement le mieux bâti, le torse très développé et bien campé sur des pattes qui manquaient peut-être d’élégance, mais pour la solidité ne craignaient personne. Daniel faisait ses études à Paris où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse. Son hâle tenace, paysan, avait pâli après la première année scolaire, parisienne, mais revint avec les grandes vacances. D’ailleurs la guerre et l’Occupation avaient rapidement changé le cours des choses. Vacances ou pas, on voyait Daniel sans cesse au pays, soudé à son vélo, centaure 1940-45, faisant ses soixante kilomètres de Paris d’un seul coup de pédale, et s’il allait encore voir son père, cela lui en faisait vingt de plus. Pour un lycéen, il avait bien des loisirs : hiver comme été, sur la route ! mais par ces temps troubles, le lycée était peut-être sens dessus dessous comme tout le reste. Il était naturel que la sœur de Daniel, Dominique, la fleuriste, se nourrisse, et Daniel lui-même, et le mari de Dominique et leur petit, alors Daniel venait chercher des victuailles. Mais, en 1944, lorsque les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route, ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porte-bagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges… Le maire du gros bourg, au-delà du village de Martine, là où il y avait la baignade, délaissée pendant l’Occupation parce que les Boches y venaient constamment avec des femmes sans vergogne, ce maire avait beau affirmer qu’il avait demandé à Daniel de lui rapporter ce matériel pour les besoins courants de la mairie, Daniel était à Fresnes et c’était moins une, lorsque vint la Libération… Daniel était condamné à mort avec ses dix-huit ans, sa force et son rire prêt à déborder. Il avait bien failli devenir un jeune martyr, mais ne fut qu’un jeune héros quotidien.

Or, ses cousins, trop jeunes pour collaborer, allaient quand même à cette baignade occupée par les Boches : ils aimaient se baigner. Et l’aîné aimait aussi les vainqueurs, il s’exprimait là-dessus à haute et intelligible voix. Cela ne lui porta pas bonheur, parce que, soudain, il se dessécha, sa poitrine se creusa, et il se ratatina, à vingt ans, comme un vieux, on n’a pas idée. Il perdit toute ressemblance avec ses frères et Daniel, et se rapprocha du père. Au village, on disait qu’il avait attrapé quelque chose dans l’eau de la baignade, les Boches y mettaient un produit pour désinfecter, mais avec eux est-ce qu’on pouvait savoir, et ce qui leur profite à eux n’est pas toujours bon pour les gens de chez nous… Bref, si les deux autres cousins se réjouissaient de la Libération, puisque tout le monde en était heureux, et que de toute façon ils avaient renoncé à « chercher à comprendre », l’aîné, lui, quitta le pays. Il n’alla d’ailleurs pas loin : chez le père de Daniel qui avait besoin de monde dans ses plantations de rosiers, impossible de trouver quelqu’un, il fallait attendre le retour des prisonniers.

Quant à Martine, guerre ou pas, Occupation ou pas, et d’aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Sans la pensée constante de Daniel, le corps de Martine se serait affaissé comme un ballon troué, dégonflé, ridé, sans couleur… Donc, cela devait être pour toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os, le choc était si fort qu’elle avait du mal à garder l’équilibre. Martine sur ses chaises, dans le noir, pensait à Daniel Donelle.

Le rougeoiement de la cuisinière faiblissait, il allait s’évanouir… Martine ne dormait toujours pas, et elle avait froid.

Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an, et dont Martine haïssait l’odeur. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait les rats qui aimaient s’y promener à cause des restes, on les entendait courir… Ils frôlaient Martine au passage, sans lui monter dessus. Martine, les yeux ouverts dans le noir, pensait à Daniel Donelle. En haut, à droite, il y avait une lueur… D’où venait-elle ? Martine cherchait machinalement un trou dans la tôle du toit, entre les planches des murs… Et soudain, elle eut peur : d’où venait cette lueur ? Si cela ne venait pas du dehors, alors… Peut-être y avait-il une grosse bête, les yeux brillants, prête à sauter… Comment tiendrait-elle si haut ? Un oiseau, alors ? Martine étendit le bras et, tâtonnante, tremblante, sa main trouva, derrière le tuyau de la cuisinière, les allumettes… Les yeux rivés sur ce qui brillait là-haut, elle en craqua une, et elle devina, plus qu’elle ne vit, la statuette de la Sainte-Vierge. Le choc qu’elle en éprouva fut presque aussi fort que celui qu’elle ressentait en rencontrant Daniel Donelle.

— Qu’est-ce que tu fous ? cria Marie, s’asseyant sur son lit.

— M’man… elle est lumineuse ! Martine pointait le doigt vers la statuette.

— Seigneur Dieu… — Marie poussa un soupir et se recoucha. — Ils vont me la rendre folle, cette gamine… D’ici qu’elle entende des voix…

L’allumette brûlait les bouts des doigts… La nuit se réinstalla, complète. Martine, les yeux ouverts dans le noir, les nerfs à vif, fixait la tache lumineuse et pensait à Daniel Donelle. L’insomnie était tenace, la nuit interminable… Il pouvait être neuf heures, dix peut-être… La mère ne devait pas dormir, elle non plus, parce que, soudain, elle dit :

— Après tout, tu peux aller coucher chez Cécile. J’y pense : le père est capable de rappliquer cette nuit, soûl comme toujours… Et avec toi dans les pommes pour un oui, pour un non, vaut mieux que tu sois ailleurs…

Dans le noir, Martine attrapa sa veste et se faufila vers la porte… Elle entra dans une autre nuit, pleine d’air, de pluie, traversa l’enclos boueux, courut dans le chemin, courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Martine courait le long de la nationale… Une voiture la prit dans ses phares… une autre… Elle ne verrait l’heure qu’au cadran de l’église, et encore, si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du pays elle se rassura : puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, il y avait de la lumière… chez le gazier… chez le notaire, sur la place, où, en retrait, se cachait l’église. Et même l’horloge, là-haut, dans le noir du ciel, se mit obligeamment à sonner. Sans hâte… dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse, derrière l’église, époumonée, haletante, un point dans le côté. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre où l’on devinait l’appareil de la permanente comme un arbre, et la lueur noire d’une glace, apparut la coiffeuse :

— Martine… C’est à cette heure que tu viens ! Il n’y a rien de cassé ?

— M’man m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que le père, il allait venir ce soir.

— Bon… entre, ma fille.

Загрузка...