LE « WHO IS WHO » DES ROSES

Le repas de noces, après l’église et la mairie, eut lieu dans une auberge sur une route nationale. La rapidité avec laquelle Martine fit son choix parmi tous les restaurants qu’elle avait été voir laissait supposer qu’il y avait belle lurette que ce choix était fait, autrement, à peser le pour et le contre, elle aurait épuisé tout le monde avant de se décider… En effet, un jour que Ginette avait emmené Martine dans celle auberge, encore bien avant que celle-ci n’eût rencontré Daniel sous les arcades, Martine s’était dit qu’elle aurait aimé revenir ici pour le repas de ses noces avec Daniel.

Une maison pimpant neuve, en plein sur la nationale, sans un arbre autour, avec, sur la route goudronnée, des baquets blancs cerclés de rouge, dans lesquels agonisaient des géraniums. Les voitures arrivaient l’une après l’autre et se garaient dans une sorte de cour, à droite de la maison. La quatre-chevaux des jeunes mariés, cadeau de M. Donelle père, était déjà là : d’un gris souris, soignée dans tous les détails, on voyait bien que Martine était passée par là. Il y avait la voiture de cet ami de Daniel, qui prêtait sa chambre à Daniel et Martine lorsqu’ils n’avaient où cacher leurs amours. Puis est arrivé le car avec la jeunesse, des amies de Cécile, des dactylos de l’Agence de Voyages, et des étudiants de l’Ecole d’Horticulture, des copains de Daniel : Martine avait exigé des danseurs, c’était minable de voir des jeunes filles danser entre elles ! Le père de Daniel descendait de sa vieille Citron familiale, accompagné de Dominique, la sœur de Daniel, celle qui était autrefois fleuriste, et les deux enfants de celle-ci… Le nez en l’air, M. Donelle se mit au milieu de la route pour regarder l’auberge. Il était grand, maigre, courbé comme la première moitié d’une parenthèse, la poitrine rentrée, habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement.

— Imaginez-vous, criait-il, que cette maison m’intéresse ! Ravi d’y venir… Depuis le temps que je passe devant quand je vais à Paris… Une vieille, brave maison… La voilà Auberge ! Et comme enseigne, c’est trouvé ! Au coin du bois… Pourquoi pas, Au coin d’un bois.’… Au coup de fusil ! Je me demandais qui aurait le courage d’affronter la maison… Eh bien, c’est nous !..

— Papa, tu vas te faire renverser par une voiture, à rester au milieu de la route…

Dominique, sa fille, lui ressemblait, grande et un peu voûtée, avec une lourde chevelure noire, mais probablement aussi réservée que son père était bavard et exubérant.

— Vous remarquerez, continuait à crier M. Donelle, en entrant dans la maison, qu’il n’y a pas un chat ici ! Ne croyez pas que c’est à cause de la noce, non, je n’ai jamais vu une voiture devant, ni un client dans le jardin !

M’man Donzert et M. Georges, la vieille cousine chez qui M’man Donzert couchait lorsqu’elle venait autrefois du village, le pharmacien et la pharmacienne qui avaient amené tout ce monde, venaient derrière… M’man Donzert, très excitée, traversa vite la salle pour aller au jardin : on mangeait dehors.

— Les enfants sont déjà là, monsieur Donelle, j’ai vu leur voiture, un petit bijou… Je me dépêche, j’aimerais voir comment cela se passe pour le déjeuner…

— Tout est en ordre, Madame, vous serez satisfaite, et la jeune mariée aussi, dit le patron qui se tenait au milieu de la salle et saluait les invités.

La salle était sombre et fraîche, protégée par de très gros murs et on se rendait bien compte que la maison portait des siècles sur le dos, ses poutres taillées à la hache, la cheminée en pierre sculptée. Le nouveau propriétaire avait mis, le long des murs, des banquettes tendues de vinyle rouge feu, et les tables à dessus de matière plastique, rouge également. Un bar, des bouteilles, un parquet de dancing en bois jaune, verni. Aux murs, entre des bassinoires et des chaudrons en cuivre, photos de jockeys, de chevaux et nus artistiques. Le patron était somptueux : grand, le torse imposant, les hanches étonnamment étroites et un gros ventre ovale en forme d’œuf qui n’allait pas avec le reste, comme surajouté. Avec ça, une tête de César, très brune et autoritaire… Peut-être venait-il de Marseille, via Montmartre. Il salua très bas Mme Denise, impeccable avec ses cheveux blancs et sa robe de chez Dior, accompagnée de son ami, un ancien coureur d’auto, maintenant représentant de luxe d’une marque d’auto particulièrement chère, qui avait l’élégance du mécano et du sportif, hâlé, sec, le ventre rentré… Sa voiture blanche, décapotable, était une pure merveille, surtout pour qui s’y connaissait. Mme Denise avait pris dans leur voiture Ginette et son petit garçon, Richard, excessivement blond, les fesses rebondies… Ginette, habillée de couleurs pastel, était toute poudre de riz, crèmes et parfums. Au fond de la salle sombre, le soleil découpait comme au couteau le rectangle aveuglant de la porte menant au jardin.

C’était là qu’était dressée la table. Le gravier crissait sous les pas des invités. Le soleil tapait, et il n’y avait pas l’ombre d’ombre, le jardin encore tout jeune, juste quelques baliveaux de tilleuls avec leurs tuteurs, de jeunes branches courtes, des feuilles claires et vernies. Ici et là, sur des supports en ciment, de gros pots en grès avec du géranium, et au milieu de ce petit désert, un puits en meulière, pièce purement décorative, puisqu’il n’y avait pas d’eau au fond… mais un rosier grimpait sur la margelle et, généreux, couvrait d’un flot de petites roses pompon le faux-semblant du puits. Pour avoir un peu d’ombre, on avait rapproché les tables rondes, à parasols, ce qui, à cause des creux en x entre chaque deux tables, ne constituait pas une seule tablée… M’man Donzert pensait à part soi que Martine n’aurait pas pu choisir plus mal, que les jeunes croient toujours savoir mieux, et que c’était une véritable catastrophe ! Enfin, avec le soleil, le jaune des parasols, le rouge et le blanc des fauteuils en lames de bois, eh bien, au bout du compte, cela faisait gai !..

Et le repas fut excellent, mieux que ça, succulent, abondant… M’man Donzert se disait que, vraiment, il faut être juste, pour le prix c’était incroyable ! Et les vins, les alcools… On était quand même quelque chose comme quarante à table… Il faisait une chaleur ! M’man Donzert avait enlevé ses chaussures sous la table, clandestinement. Les gosses de Dominique, débarrassés de leurs chemisettes empesées et de leurs chaussures en daim blanc, remuaient délicieusement les orteils et couraient dans le jardin, torse et pieds nus. Les jeunes filles et jeunes gens s’étaient sauvés dans la salle fraîche, avant la bombe glacée et les fruits : on allait les servir à l’intérieur… En attendant, ils faisaient marcher le pick-up à toute pompe. L’ombre de la maison recouvrait maintenant un tiers du jardin, les trois garçons qui servaient à table, d’une bonne humeur inaltérable comme il se doit lors d’une noce, avaient installé dans cette ombre des transatlantiques, des tables, et l’on pouvait un peu se reposer après le repas, dans une fraîcheur relative, avec café et alcools…

Mme Denise était très contente de sa journée, elle avait eu bien raison de faire ce geste, d’assister au mariage d’une gentille employée, et elle ne s’était guère attendue à y trouver un homme aussi distingué que M. Donelle… La sœur du marié, cette grande bringue, n’était pas mal non plus. Sans parler du repas ! Daniel était certainement un garçon bien élevé, un peu intimidant même… Assez attirant.

— Vous avez un beau métier, monsieur Donelle… dit-elle au père de Daniel, sirotant un café délicieux.

— C’est un métier qu’on a chez nous dans le sang, Madame… Daniel et ses cousins sont la quatrième génération des Donelle rosiéristes… — Le regard que M. Donelle tournait vers Mme Denise avait la même innocence végétale que celui de son fils : — Et mes petits-enfants que vous voyez là, s’ils restent fidèles aux traditions, seront la cinquième.

La cinquième génération était en train de taquiner des dindons qui se trouvaient de l’autre côté d’un grillage : Paulot, un garçonnet d’une dizaine d’années, la tête ronde et les cheveux en brosse, tel qu’était Daniel à son âge, et la petite sœur, Sophie, qui ressemblait à sa mère, mais promettait encore tout ce que l’autre n’avait pas tenu… elle était brune comme sa mère avec les mêmes grands cheveux noirs, et une timidité excessive qui lui liait bras et jambes dès qu’on la regardait, et mettait dans ses yeux une expression d’angoisse, une brume adorable…

–’… Ce petit, continuait M. Donelle, sait déjà greffer un rosier, il suit les ouvriers pas à pas… Il est né en 1940, et mon grand-père, le premier qui ait aimé les roses dans la famille, à ma connaissance, est né en 1837. Il était le plus jeune d’une famille nombreuse et mon arrière-grand-père l’avait placé à quinze ans au château voisin comme aide-jardinier…

— Un peu comme les cadets des grandes familles anglaises, qui n’héritent pas et sont obligés de courir le monde… intervint Mme Denise, rêveuse.

— Si vous voulez… bien que nombreuse et grande ne soit pas la même chose ! Il se trouvait que le propriétaire du château, le comte R…, était un grand amateur de fleurs, et qu’il avait un jardinier remarquable. Mon grand-père fut un élève exceptionnel… il se maria avec la fille du jardinier !

On rit un peu, et M. Donelle continua :

— Ils eurent leur premier enfant en 1850, et grand-père eut envie de retourner à la ferme familiale et de s’installer horticulteur… Il a dû avoir beaucoup de mal à persuader la famille d’essayer un nouveau métier, vous savez ce que c’est que les paysans — lents, têtus, méfiants… Enfin, on lui avait concédé la terre qui devait lui revenir un jour, une victoire extraordinaire : chez nous, on ne divise pas !.. Grand-père s’était mis à faire de la fleur, et surtout de la rose. On allait les vendre à Paris aux marchés de la Cité et de la Madeleine ; ce n’est pas que cela rapportait lourd, plus que la culture quand même et, peu à peu, il a gagné du terrain, c’est le cas de le dire… — Mais c’est son fils qui a définitivement abandonné la grande culture et ne s’est plus occupé que de la fleur. La vieille ferme avec ses terres est devenue un établissement horticole… Peu à peu, on n’y a plus fait que des plantations de rosiers. Mon père, Daniel Donelle, fut un grand rosiériste. J’ai appelé mon fils d’après lui. J’espère qu’il lui fera honneur.

— Mais il y a bien des plantations de roses « Donelle » à Brie-Comte-Robert ? demanda avec intérêt le représentant en autos, l’ami de Mme Denise, que l’échelle des affaires de M. Donelle commençait à intéresser. J’y suis passé l’autre jour, et le nom m’a frappé…

— C’est mon frère, Marc Donelle, qui y est… Nous y avons acheté de la terre et construit des serres pour la rose coupée. Nous avons d’autres cultures de rosiers en Seine-et-Marne, dans les Alpes-Maritimes, le Vaucluse, la Loire, les Bouches-du-Rhône… Les Donelle sont une grande famille, Madame, et il se trouve toujours un cousin ou un gendre pour aller s’occuper des nouvelles cultures, des serres et des plantations. C’est rare qu’un Donelle se marie en dehors des familles horticoles, pour ainsi dire… Daniel est une exception. Enfin, Martine est quand même une fille de la campagne.

— L’Hymen, dit M. Georges, songeur, est la divinité qui présidait au mariage… À Athènes, dans les fêtes de l’Hymen, des jeunes gens des deux sexes, couronnés de roses, formaient des danses qui avaient pour objet de rappeler l’innocence des premiers temps…

— Eh bien, fit Ginette, aujourd’hui ils dansent la samba, et pour l’innocence, on repassera !

Par les portes ouvertes sur la salle sombre venait le rythme sambique, les jeunes gens et les jeunes filles semblaient s’en vouloir à mort.

— En tant que pharmacien, dit le pharmacien du village de Martine, je sais évidemment que l’eau de rose, l’essence de roses, nous viennent de l’antiquité… J’avoue que je n’ai jamais pensé que cela signifiait forcément une culture de roses en grand… Votre métier doit être un métier très ancien, n’est-ce pas ?

— Comme métier ? C’est difficile à dire… La rose sort de la nuit des temps douze siècles avant Jésus-Christ, en Asie Mineure, pour se mêler aux rites religieux des Perses. Les Juifs avaient des plantations de roses près de Jéricho… La rose apparaît chez les Grecs… chez Homère, chez Sapho, Hérodote… à Rome, elle a été de toutes les fêtes… Et le naturaliste Pline l’Ancien nous en conte des vertes et des pas mûres sur la rose… Les couronnes, les pétales, pour en avoir tant et tant, il fallait bien les cultiver. En l’an 70, il y avait déjà des serres, en Grèce. On connaissait la greffe, les croisements. Ensuite, l’histoire de la rose enjambe plusieurs siècles, on ne lui pardonnait peut-être pas son caractère païen… mais, chose curieuse, tout comme pendant des siècles avant Jésus-Christ on l’avait associée aux dieux et aux déesses, on s’était soudain mis à l’associer à la pureté de la Vierge !

— Toujours dans les huiles… fit Ginette.

— … Les couronnes de roses sont maintenant tressées en l’honneur de la vertu, et chaque fois que la Vierge se manifeste aux hommes, des roses naissent sous ses pas…

— Ça, c’est le côté spirituel de l’histoire, interrompit le pharmacien, mais, au Moyen Age, la rose jouait un grand rôle en pharmacie. Avicenne lui-même affirmait que la conserve de roses consommée en très grande quantité guérissait de la tuberculose… Et l’eau de rose au Moyen Age s’employait en quantité si énorme que la rose devait bien être cultivée sur des centaines d’hectares, rien qu’en France.

— Oui, dit M. Donelle, très content de trouver un interlocuteur qui avait des lumières sur les roses ; je crois qu’au Moyen Age c’était un métier très lucratif. Avec la mode des chapeaux et couronnes de roses, et l’eau de rose à elle seule…

— Oh, vous devez bien vous défendre aujourd’hui aussi, monsieur Donelle ! — Ginette, à qui Martine avait confié que le père ne les lâchait pas facilement, souriait finement : — Richard, veux-tu descendre de là ! cria-t-elle à l’intention de son fils qui faisait des acrobaties sur la margelle du puits. Richard, qu’est-ce que je te dis ! Attends un peu que je t’y envoie, sur les roses !.. — Et calmement, pour les autres : — Ce gosse me fera mourir…

M. Donelle ignora l’interruption de Ginette, — en homme bien élevé, — se dit Mme Denise, cette Ginette était impossible, d’une vulgarité ! N’étaient ses qualités de manucure, il y a longtemps qu’on se serait passé d’elle, à l’Institut de beauté… Pourquoi fallait-il que Martine se fût liée avec elle, justement ?…

— … Le métier de marchand de roses, continuait M. Donelle, était très répandu en France aux XVe et XVIe siècles. Il existait même alors une coutume qui devait aider à entretenir d’agréables relations entre gens qui « se devaient mutuelles déférences »… J’ai lu dans une Histoire des antiquités de la Ville de Paris que les Princes du sang qui avaient des pairies dans le ressort des Parlements de Paris et de Toulouse étaient obligés de donner des roses au Parlement, en avril, mai et juin. Le pair qui présentait les roses en faisait joncher toutes les chambres du Parlement, ensuite il offrait un déjeuner aux présidents, aux conseillers, aux greffiers et huissiers de la cour. Après le repas, il allait dans chaque chambre porter des bouquets et des couronnes ornés de ses armes, pour tous les officiers… On ne lui donnait audience qu’après et puis on entendait la messe. Le Parlement avait d’ailleurs son faiseur de roses qu’on appelait le « Rosier de la Cour », et le Prince du sang, qui payait sa redevance en roses au Parlement, était obligé de se fournir chez lui…

— Vous voyez M. Ramadier ou M. Georges Bidault ceints de couronnes de roses !

La pharmacienne leva les bras au ciel. Elle avait toujours le mot pour rire, celle-là ! Tout le monde rit, d’autant plus que Ginette, tout étonnée, demanda :

— Il y avait un Parlement au XVIe siècle, à Paris ? On était donc déjà en République ?

Le grand garçon brun qui commençait bien précocement à perdre ses cheveux, l’étudiant en lettres avec qui Daniel avait été dans la Résistance et qui lui prêtait sa chambre, ignora, lui aussi, très poliment Ginette :

— Savez-vous, monsieur Donelle, qu’on parle de la baillée des roses déjà au XIIe siècle ? La reine Blanche de Castille l’aurait instituée à l’occasion du mariage de la fille du premier président du Parlement de Paris, la belle Marie Dubuisson…

L’ami de Daniel devait aimer les femmes, la beauté de Martine l’avait beaucoup ému, l’idée qu’elle ait pu coucher dans son lit…

Mme Denise trouvait M. Donelle de plus en plus vieille France, et ce jeune homme maintenant… C’étaient des gens très bien.

— Rosiéristes de père en fils… quand on est quelque chose de père en fils, monsieur Donelle, on est aristocrate, dit-elle. Et votre fils va la continuer, cette lignée aristocratique ?

— Aristocratique ? — M. Donelle regarda Mme Denise avec un petit sourire. — Il y a eu quelques horticulteurs qui ont appartenu à la noblesse, les Vilmorin, par exemple… Ils ont perdu leurs prérogatives de gentilshommes parce qu’ils se sont mis dans le négoce, vers les 1760… Mais les dynasties de rosiéristes, les Pemet-Duchet, les Nonin, les Meilland, les Mallerin, ne possèdent ni titres, ni particules… Notre Gotha c’est celui des Roses ou — ne soyons pas trop ambitieux ! — notre who is who des roses…

Mme Denise ressentait une surprise agréable : cet homme parlait l’anglais…

— L’antiquité, Madame, nous a transmis peut-être une dizaine de variétés de roses décrites… aujourd’hui nous en avons quelque chose comme vingt mille. Il y a des hommes qui ont donné leur vie à l’obtention de roses nouvelles… Ce sont des créateurs, et mon père en était un… Chaque rose nouvelle est portée sur un registre, sur un catalogue, avec son nom à côté du nom de celui qui l’a créée, et la date de sa création. Le catalogue indique à quelle race elle appartient, la provenance de cette race et la date de son introduction en France.

— C’est inouï ! s’exclama Mme Denise.

— Et vous dites qu’à ce jour il y en a vingt mille d’enregistrées ? Le pharmacien semblait trouver que c’était beaucoup.

— Mais oui, Monsieur, et on lit le nom de Donelle assez souvent à côté du nom de la rose… Mon père en a créé un grand nombre, il a obtenu des prix à Lyon, à Bagatelle… à d’autres concours de roses… C’était un maître en matière d’hybridation… Il n’a jamais fait d’études spéciales et pourtant au Congrès International de Génétique il a été très écouté… Daniel tient de son grand-père, mais c’est un scientifique. Il veut créer les roses nouvelles, scientifiquement. On verra bien… C’est chez lui une passion telle qu’à la place de Martine, j’en serais jalouse…

Les garçons apportaient du Champagne. Cette noce était décidément très réussie. Dans la salle, on s’amusait beaucoup, il en venait des rires et des cris et des applaudissements. Ginette, n’y tenant plus, quitta les grandes personnes qu’elle commençait à trouver rasoir, pour aller se jeter dans la danse.

Dans la salle, on avait allumé quelques bougies électriques discrètes ; elles se reflétaient dans le cuivre de ces bassinoires et chaudrons qui tenaient compagnie aux vieilles poutres et justifiaient l’Auberge annoncée à l’extérieur. « Quelle ambiance ! » put dire Ginette, aussitôt dans les bras d’un garçon… C’était une java, et un couple la sambisait si bien que les autres s’en tordaient de rire. Le patron lui-même était entré dans la danse, et ventre ou pas, il se révélait un danseur de java émérite. En homme qui a du savoir-vivre, il ne s’était permis d’inviter la jeune mariée qu’une seule fois, très correctement.

— C’est vraiment épatant chez vous… Martine dansait menu dans les bras puissants du patron.

— Il ne tient qu’à vous, Mademoiselle… pardon, Madame, d’y revenir aussi souvent que possible. Et quand je dis cela, vous savez bien que ce n’est pas l’intérêt qui parle.

— Certainement, Monsieur… Mais on ne se marie pas tous les jours. Je vous suis très reconnaissante, à vous et à Ginette, d’avoir si bien fait les choses… Je ne voudrais pas abuser, quand même… Comme vous voyez, on n’a pas encore une Cadillac, c’est plutôt une quatre-chevaux !

— Vous l’aurez, la Cadillac, Madame, c’est moi qui vous le dis, même que, j’en suis sûr, si vous l’aviez voulu, elle aurait déjà été à votre disposition…

— Pour qui me prenez-vous… dit Martine d’une voix terne, sans point d’exclamation.

— Quand on vous voit, Madame, on regrette que le strip-tease ne soit pas d’usage plus courant !

La java s’arrêta, et les jeunes crièrent d’un seul cœur : « Assez ! » et, ensemble : « Cha-cha-cha ! Cha-cha-cha. »

Martine retourna dans les bras de Daniel qui attendait, les mains dans les poches, et s’amusait beaucoup à regarder les autres faire les fous.

— C’est drôle, dit Martine, toutes les femmes te le diront : les maris ne savent jamais danser… C’est-il que les bons danseurs ne se marient pas, c’est-il que…

— Je te comprendrais aussi bien, mon cœur, si tu disais : est-ce que les bons danseurs ne se marient jamais, ou est-ce que… Qu’est-ce donc qu’on vous apprend à votre Institut de beauté ?…

— N’empêche que tu danses comme un pied !

— Très juste ! Je t’aime, ma fée, ma danseuse, mes petits pieds dansants… Le soleil finira bien par se coucher et nous aussi. J’attends, j’attends…

— Moi je ne t’attendrai plus jamais. Je t’ai.

Pas plus de point d’exclamation que de points de suspension. La ponctuation dans le langage de Martine devenait de plus en plus celle d’une machine à écrire de bureau.

— Si on partait tout de suite ?… Daniel la serra contre lui. J’ai repéré que la porte derrière les lavabos donne sur le large…

Personne ne semblait avoir remarqué leur disparition. Le pick-up continuait à s’époumoner, et des atomes crochus, comme on le disait du temps où le mot atome ne voulait rien dire, maintenaient les couples dans un état de plaisir partagé. Le patron se retira dans ses appartements avec un petit signe à Ginette. M. Donelle et les autres firent quelques pas sur le gravier crissant du jardin, puis sortirent sur le goudron de la route… Tout le monde avait trop mangé, trop bu… Il faisait encore lourd, très lourd…

On n’est pourtant pas encore des vieux, dit Mme Donzert au pharmacien, constatant à part soi que la quatre-chevaux n’était plus là, mais voyez comme tout a changé… Les cadeaux de mariage par exemple… Ma mère me racontait souvent comment, lorsque le patron de l’usine où elle travaillait a marié sa fille, on avait exposé tous les cadeaux de mariage sur une grande table et tout le monde pouvait y aller voir… C’était de l’argenterie et des bronzes, des vases et des bijoux… Vous la voyez sur la table, la quatre-chevaux que M. Donelle a donné aux enfants ? Et la radio sans fil de Mme Denise, et l’appareil photographique que leur a envoyé un oncle, rosiériste sur la Côte d’Azur… Et nous-mêmes qui leur avons offert un appartement… à crédit… que nous allons payer à nous trois, Georges, Cécile et moi, pendant deux ans ! Ah, je vous dis…

Soudain, les jeunes jaillirent tous ensemble de la maison, ils grimpaient dans le car où le chauffeur sommeillait en attendant le départ. Ils voulaient faire une promenade, faire n’importe quoi, on n’allait pas se séparer comme ça…

— Vous remarquerez, disait M. Donelle, qu’à côté de ce Coin du Bois, il n’y a pas de bois ! Et pas âme qui vive dans la journée ! Nous n’avons pourtant pas loué toute la maison, et l’entrée n’en était pas interdite aux personnes étrangères à la noce…

Le car démarrait… Les départs commençaient à s’organiser. Mme Donzert, morte de fatigue, remerciait l’ami de Daniel qui voulait bien ramener toute la famille, M. Georges, Cécile et son Jacques, à Paris. Le pharmacien allait maintenant dans l’autre sens, il rentrait chez lui, au village. Cécile et Jacques n’avaient pas voulu monter dans le car avec la jeunesse. Cécile n’était pas en train, semblait fatiguée, et Jacques, un grand gaillard sombre, ne disait rien… Clair que ces deux-là s’étaient disputés.

— On a passé une journée merveilleuse… — Mme Denise montait dans la voiture rutilante de son ami : — Où est Ginette ?… Eh bien, tant pis… Je suis sûre qu’elle se débrouillera…

Il ne restait plus que la vieille Citroën de M. Donelle.

— Pépé ! il y a la lune ! dit la petite aux cheveux noirs flottants…

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