À LA DISCRÉTION DE VOS DÉSIRS

Ce fut le jour le plus terrible de sa vie. Jusqu’ici, elle était parfois désespérée de ne pas avoir ce qu’elle désirait ; ce jour-là, elle avait perdu ce qu’elle avait eu : le bonheur. Parce que, malgré tout, elle avait été heureuse. Elle travaillait comme une brute, c’est vrai, et à l’Institut et chez des clientes à domicile, pour couvrir les traites. Et elle vivait dans l’inquiétude : si jamais, à l’Institut de beauté, cela se savait, si on y apprenait qu’elle détournait des clientes pour se faire une clientèle particulière !.. Mais elle ne pouvait pas non plus laisser mettre saisie-arrêt sur son salaire, laisser éclater le scandale du papier bleu… Tous ces soucis, elle s’en arrangeait. Elle était heureuse quand même, fatiguée, inquiète et heureuse. Elle supportait tout, courageusement, même de ne plus voir les siens, porte d’Orléans, tant elle se sentait fautive d’avoir obligé M’man Donzert à porter sa chaîne d’or au clou. M’man Donzert, qui ne savait pas que Martine le savait, ne s’expliquait pas ses absences, était malheureuse de ne pas la voir, s’inquiétait, et pleurait souvent, ce que M. Georges, parfaitement au courant, pardonnait mal à Martine. Bien que M’man Donzert s’en fît encore plus pour Cécile que pour Martine : oui ou non, allait-elle se marier avec M. Genesc ?

Mais fallait-il que M. Georges eût choisi pour faire une visite à Martine juste ce soir-là où Daniel venait de partir…

— Je passais… dit M. Georges, sans s’occuper de l’invraisemblance. Tu n’as pas bonne mine, fillette ! Tu n’es pas malade ?

— Fatiguée… Je vais me mettre du rouge à lèvres, et ça n’y paraîtra plus. Il n’y a rien de cassé à la maison ?

— Tout le monde est en bonne santé. Je ne vais pas m’attarder, ni y aller par quatre chemins… C’est de toi qu’il s’agit, Martine.

Martine se mettait du rouge à lèvres devant la glace au-dessus du bahut à vaisselle. Sa coiffure était correcte.

— Je vous écoute, monsieur Georges… Vous ne voulez pas boire quelque chose ?… Un café ?

— Martine, je ne veux rien… Je suis venu te parler.

Ils étaient maintenant l’un devant l’autre, sur des chaises droites et inconfortables.

— Je te disais dans le temps, fillette, que tu avais de la chance dans la vie, que tu avais déjà gagné deux manches… La première quand M’man Donzert t’a recueillie, la deuxième quand M’man Donzert t’a amenée à Paris… Tu es en train de rater la troisième : ton mariage, ton avenir…

— Comment ça ? dit Martine. La gêne que lui causait cette visite inhabituelle, et cela après le départ de Daniel, le terrible bouleversement, l’amollissait, elle était dans un étrange état de faiblesse, n’aurait pas pu serrer le poing, avait du mal à ne pas laisser tomber les paupières.

— Je vais te raconter une histoire… Il y avait une fois un pêcheur qui vivait avec sa femme au bord de la mer. Ils étaient très pauvres et misérables, un peu comme les tiens dans la cabane, au village. Un jour, le pêcheur a pris dans ses filets un petit poisson d’or qui lui dit d’une voix humaine : « Pêcheur, rends-moi la liberté et je te la revaudrai ! — Et comment me la revaudras-tu ? — Je te donnerai par trois fois tout ce que tu souhaiteras. » Le pêcheur sortit le petit poisson d’or du filet, et le vit disparaître dans les flots…

Martine, appuyée au dossier droit de la chaise, les mains dans les genoux, écoutait M. Georges. Il lui faudrait écouter jusqu’au bout et tirer la morale de l’histoire. M. Georges était le meilleur des hommes, mais il avait ses façons à lui… Ce soir, elle avait du mal à les supporter. M. Georges racontait son histoire de poisson d’or, alors qu’elle se sentait partir…

— Le pêcheur rentra à la maison et raconta l’histoire à sa femme qui était en train de bouillir son linge dans une vieille lessiveuse rouillée. « Conteur d’histoires ! cria-t-elle. Imbécile ! Tu as cru à des bobards et maintenant on n’a même pas de quoi manger ce soir ! — Essayons voir, répondit le pêcheur. Souhaite quelque chose à haute et intelligible voix. » La femme du pêcheur haussa les épaules, mais cria pour se moquer de son mari : « Je veux que ma vieille lessiveuse devienne neuve, et les loques que j’y fais bouillir, du beau linge !.. » À peine avait-elle prononcé ces paroles qu’il se fit un grand bruit, et une machine à laver « Mer bleue », pleine d’un linge magnifique, apparut à la place de la vieille lessiveuse rouillée. La femme du pêcheur en fut très heureuse pendant vingt-quatre heures. Puis elle se mit à gronder son mari : « Pourquoi m’as-tu laissé souhaiter si peu de choses ? — Eh bien, dit le pêcheur, fais un deuxième souhait, puisque tu y as droit. Mais j’imagine que ces souhaits sont comme un pari à discrétion : lorsqu’on a gagné, il faut savoir être discret ! — Oh toi ! dit la femme du pêcheur… Cette fois j’ai bien réfléchi, et je souhaite avoir une belle maison, à la place de cette vieille cabane, toute meublée, avec tout le confort, et des voitures, et des bijoux ! » Et cette fois, comme la précédente, il se fit un grand bruit, les planches de la cabane craquaient et finalement disparurent. Le pêcheur et sa femme, magnifiquement habillés, se trouvaient dans un palais, orné de dorures, de tapis, avec tout le confort moderne, vide-ordures et ascenseurs dans tous les coins, et devant la porte la plus grosse des voitures américaines. À chaque pas, des domestiques bien stylés les saluaient et leur servaient ce qu’ils voulaient, à boire et à manger. Le pêcheur et sa femme passèrent une très bonne nuit dans un lit de duvet. La deuxième nuit, la femme s’endormit tard, et la troisième elle s’agita si fort que le pêcheur finit par lui demander : « Femme, qu’est-ce que tu as ? — Vieil imbécile, répondit-elle, pourquoi m’as-tu laissé souhaiter si peu de choses ? »

« Nous en sommes à la troisième fois, pensait Martine, ça touche à la fin… Sainte Vierge, je n’en peux plus, je n’en peux plus… »

— « Tu trouves cela peu de choses ? répondit son mari. Qu’est-ce qui te manque donc ? Si tu as oublié une vétille qui te ferait plaisir, demande-la, je suis d’accord, mais songe qu’après cela sera fini. Tu n’auras plus de poire pour la soif, quoi qu’il t’arrive, une maladie, un malheur… En plus, tu risques de passer pour indiscrète et effrontée. — J’ai réfléchi à tout cela, dit la femme, c’est pourquoi je souhaite que le poisson d’or vienne nous servir en personne… » À peine avait-elle prononcé ces mots qu’un énorme bruit, avec éclairs et tonnerre, se fit autour d’eux, dans un ciel devenu noir ! Le monde se trouva plongé dans un état de catastrophe, les murs du palais s’écroulèrent, on aurait cru que le ciel allait tomber sur la tête des hommes… La bombe atomique n’aurait pas fait mieux… Quand le pêcheur et sa femme ont pu se relever, une fois les éléments calmés, le silence revenu, ils se sont retrouvés devant leur cabane en planches et la lessiveuse rouillée remplie de vieilles loques.

M. Georges passa une main soignée sur sa calvitie et se leva :

— Là-dessus, fillette, je te dis bonsoir… Un enquêteur est venu nous voir. Il parait que tu as acheté une cuisinière électrique et que les traites reviennent non payées. C’est Mme Denise qui a eu l’idée de donner notre adresse… Daniel n’est pas à Paris, par hasard ?

— Non, il n’est, pas là. Par hasard…

— Alors, je te dis bonsoir, répéta M. Georges, prenant ses gants et son chapeau dans la petite entrée. Martine ferma la porte derrière lui.

Des jours et des nuits… Des heures, des minutes, des secondes. Le printemps. Daniel n’avait écrit qu’une seule fois. Une lettre d’une méchanceté… Il la prévenait bien à l’avance qu’il comptait passer ses vacances à la ferme. Son père avait besoin de lui. Martine pouvait se payer des vacances à crédit. Cela se faisait maintenant. Il lui conseillait aussi une autre forme moderne de tranquillité, que déjà vous donnait le crédit par l’accomplissement des désirs : c’était l’Assurance. On pouvait s’assurer contre tout ce qu’on voulait : la pluie… les morsures de serpents… la perte de la beauté, de la jeunesse. -Contre l’amour malheureux.

À la porte d’Orléans, tout le monde était passionnément occupé par les fiançailles de Cécile-la-Nacrée avec Pierre Genesc des matières plastiques. Cette fois-ci, ça y était, ils allaient sûrement se marier. Comme Cécile avait eu raison de rester sage et d’envoyer promener son Jacques et les fiancés précédents ! Des fiancés approximatifs, pas faits pour Cécile. Pierre Genesc, lui, était fait pour elle, sur mesure. Ils se ressemblaient même un peu, dès maintenant, quand d’habitude cela n’arrive qu’au bout de longues années, à des couples très unis. Pierre Genesc n’était pas grand — plus grand que Cécile tout de même ! — il avait le teint frais, les yeux bleus, un peu globuleux et très doux, des cheveux châtain clair qu’il portait assez long dans la nuque, et, sans être gras, il remplissait bien ses vêtements de bon faiseur. Trente-huit ans, une situation confortable dans une société de matières plastiques : il venait d’être promu directeur de la succursale parisienne et détenait également des actions. Un avenir assuré comme celui des matières plastiques.

Cécile était heureuse. Elle portait sa bague de fiançailles avec un plaisir qui ne faiblissait pas. Pierre envoyait à sa fiancée des fleurs, des chocolats, venait la prendre presque tous les soirs pour aller au théâtre ou pour dîner dans un bon restaurant. Il avait gardé les agréables habitudes du célibataire qui courtise une femme pour coucher avec elle. D’ailleurs, il serait certainement resté célibataire s’il n’avait pas rencontré Cécile, il avait déjà pris quelques manies. Avec elle tout devait changer ! Le vieil appartement de ses parents, rue de Richelieu, morts tous les deux depuis bien des années, allait retrouver une nouvelle jeunesse. Pierre Genesc était heureux de ne pas l’avoir refait plus tôt, sa jeune femme l’arrangerait à son goût. Il avait déjà toutes les attentions d’un mari pour une femme beaucoup plus jeune que lui, et c’est vrai que Cécile, avec sa fragilité, sa transparence, semblait à côté de Pierre une enfant, quand il n’y avait entre eux que quatorze ans de différence.

Parfois les fiancés restaient toute la soirée avec M. Georges et M’man Donzert, et on mangeait à la cuisine, sans cérémonies, entre soi. Pierre, on l’appelait déjà Pierre, était si heureux de se sentir en famille, lui si seul depuis si longtemps. On disait bien à Martine de venir, il n’y avait rien de changé, l’histoire de la chaîne d’or, on n’y pensait plus, M’man Donzert avait pu la sortir du mont-de-piété, et la portait comme avant, autour du cou… Mais Martine n’y allait pas souvent, elle continuait à travailler chez des clientes à domicile, parfois après dîner, rentrait tard, était fatiguée.

Il n’y avait rien de changé et pourtant les rares fois où elle montait à la porte d’Orléans, dans cet appartement où elle avait vécu, elle s’y sentait étrangère. Quand c’était à elle qu’on devait le bonheur actuel de Cécile, que c’était elle qui avait eu l’idée de présenter à Cécile Pierre Genesc des matières plastiques ! Pierre Genesc, un ami de Mme Denise, Mme Denise connaissait tout Paris, mais Pierre était pour elle mieux qu’une relation, ou du moins l’avait-il été. Une ancienne liaison, certainement, et puisque Mme Denise en disait du bien… Avec un tel certificat sur sa gentillesse, courtoisie, honnêteté, Martine l’avait présenté à Cécile en toute confiance.

Cela n’y changeait rien. Porte d’Orléans, Martine se sentait une étrangère… M’man Donzert s’occupait du trousseau de Cécile. Si on avait donné un appartement à Martine, on donnait un trousseau à Cécile : lingerie de princesse, et aussi des draps, des nappes, le linge de cuisine. Et Cécile qui ne devait plus travailler à l’Agence de Voyages après son mariage — elle allait aider son mari au bureau, faire du secrétariat — voulait partir en beauté et continuait à y aller régulièrement, pour laisser le temps à l’Agence de trouver une remplaçante : on y avait toujours été si gentil pour elle. Alors, entre ses heures de bureau et son fiancé, elle était occupée à en perdre la tête. Déjà qu’elle ne l’avait pas bien à elle, grisée de bonheur et d’amour, de cette fête perpétuelle, les affaires neuves, sa mère et M. Georges en adoration devant elle, sans compter son fiancé, chacun courant au-devant de ses désirs. Martine pensait que cela n’avait pas été ainsi pour elle. Elle oubliait son histoire, elle pensait simplement que, bien sûr, M’man Donzert avait beau l’aimer, elle n’était quand même pas sa fille… Et M. Georges, toujours si affectueux avec elle, il y avait entre eux une certaine visite, il était venu au moment crucial de sa vie, il est vrai qu’il n’en savait rien, n’empêche qu’il était venu non pour l’aider, mais pour lui faire de la morale… Enfin, Cécile occupait ici tous les cœurs, elle avait la vedette.

Une fois de plus Martine passait les vacances à Paris. Elle pourrait se reposer quand même, sa clientèle privée quitterait Paris pour au moins trois mois, à l’Institut de beauté venaient surtout des étrangères, c’était calme… Cécile, M. Georges et M’man Donzert s’en furent à Paris-Plage, pour que Pierre pût venir passer le week-end avec eux. Dans ce Paris si vide, avec moins de travail, pas de bridge, personne à voir, elle se reposerait. Martine avait besoin de repos, elle se sentait toute drôle.

Le docteur dit : « Aucun doute… Vous êtes enceinte… Cinquième mois. Quelle santé vous avez, Madame ! C’est magnifique !.. »

Ensuite, que s’était-il passé ? Pourquoi ? Elle avait été si heureuse… Incompréhensible. Martine sortit de la clinique le ventre vide, un sentiment de vide à ne jamais pouvoir le combler. Sa mère, la Marie, lui était supérieure, elle savait au moins faire des enfants… Martine se sentait stérile pour toujours. Une honte, un déshonneur. Si elle avait eu un enfant… L’enfant, Daniel revenu comme avant…

Elle n’en dit rien à Daniel. Il était venu la voir quand même, enfin, il était venu ! Par une chaude journée d’août, hâlé noir, maigri, le regard plus innocent, plus clair que jamais… Il n’avait fait que passer… Lui dit qu’elle avait certainement besoin de repos, lui proposa encore une fois de l’emmener à la ferme. Mais elle ne pouvait pas, mon Dieu ! elle ne pouvait pas ! Elle dit n’importe quoi… Pour rien au monde elle n’aurait avoué à Daniel qu’il lui fallait aller à la clinique, régulièrement, se soigner…

Elle se dégoûtait. Elle avait pour elle-même des gestes de répulsion. Tout cela était sale, ignoble… Si Daniel l’apprenait, cela serait la fin, il serait dégoûté d’elle pour la vie, elle deviendrait un objet de répulsion. Un rat crevé avec toutes les entrailles qui coulent, déjà pourries. Martine souffrait inexprimablement.

Daniel repartit, convaincu que Martine ne voulait plus de lui, que sa présence même lui était pénible. Qu’elle ne l’aimait plus.

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