SPARGE, PREGOR, ROSAS SUPRA MEA BUSTA, VIATOR

Passant, je t’en supplie, répands des roses sur ma tombe.

(Inscription romaine sur la tombe d’un pauvre des temps impériaux.)

Elle n’y était jamais retournée depuis qu’elle avait suivi M’man Donzert à Paris. Une dizaine d’années… Elle ne reconnaissait pas cette route, presque aussi large que l’autoroute de l’Ouest, elle qui l’avait faite pour venir à Paris, et plus tard pour aller à l’auberge Au coin du bois, pour aller à la ferme. Le paysage ici était un peu comme à la Porte où elle habitait, toutes les sorties de Paris se ressemblent… Des immeubles en construction ou à peine construits, neufs, blancs, très hauts et très plats, rien que l’épaisseur d’une ou deux pièces, sans cours intérieures, sans murs aveugles, ceinturés de balcons de couleurs vives, de vitres luisantes… Ils étaient posés sur tranche comme un jeu de dominos, selon la fantaisie des joueurs autour d’une table, tantôt en désordre, tantôt en rangs réguliers. On ne voyait pas encore où, comment passeraient les rues, s’ouvriraient des places, des squares… C’était un désordre tout neuf, inédit, apparent. Mais constructions et chantiers s’espaçaient et, finalement, les champs prirent le dessus, toute la place.

Le car traversa un joli patelin qui tenait de la petite ville et du village, sur un fond de collines boisées où se montraient, parmi les arbres, les tuiles orange des toits. Il y eut des virages, montées et descentes, et la plaine s’étala à nouveau sans obstacles… On roulait.

Voici l’auberge Au coin du bois, où avait eu lieu sa noce. Martine sortit de son sac un bonbon. L’auberge était toujours aussi pimpante avec ses baquets blancs cerclés de rouge, en rangs, au ras de la route. On ne voyait personne autour. Le car dépassa l’auberge… Ce pavillon, à côté, n’existait pas alors… pas plus que ces autres. Volets verts, toits orange… Le car roulait, grosse bête maladroite, ronflante. Les passagers, des habitués, restaient tranquilles à leurs places, ils savaient où ils en étaient, où ils allaient descendre, les noms des villages que l’on dépassait, le temps, les kilomètres… Martine ne savait rien de tout cela, et elle avait perdu l’habitude de voyager en car, toujours dans sa voiture, avec Daniel ou seule, ou avec des amis et amies… De nos jours, tout le monde a une voiture, Daniel l’avait mise dans la situation exceptionnelle de femme sans voiture. Martine sortit un autre bonbon de son sac.

La route avait depuis longtemps perdu ses airs d’autoroute et coulait modestement, une belle route sans excès, traversant des pays plongeant dans les bois, de plus en plus épais, de plus en plus hauts. C’est en bordure d’une grande forêt, où se tenait la petite ville de R…, que Martine se retrouva en pays de connaissance. L’autobus s’arrêta longuement près de la gare, se vida, et continua son chemin, à travers le centre de la ville. Voici la place avec le château historique… J’aimerais me perdre dans les bois avec toi… D’ici, la baignade était à six kilomètres.

Chaque pierre, chaque arbre, chaque maison, changement, disparition, nouveauté, rien ne pouvait échapper ici à Martine, à sa mémoire infaillible… Elle reconnaissait et remarquait chaque détail, jusqu’aux bornes anciennes et nouvelles, à la couleur du sable d’un chemin par lequel on pouvait aller au village, à l’envergure nouvelle du plus grand tilleul du pays, aux réparations du vieux toit de la maison des Champoiselles avec des tuiles mécaniques, les aménagements de la petite ferme, sans doute achetée par des Parisiens. Le car entrait dans la profondeur humide des grands bois. Ici, on n’avait touché à rien, ici Martine était chez elle. Elle n’aurait pas pu se perdre parmi ces arbres, elle les connaissait presque un à un, les frênes, les chênes et les hêtres, et les sous-bois de fougères…

La « gendarmerie nationale » était la première maison du village. Martine croqua son bonbon, l’avala et en mit un autre dans sa bouche.

Elle reconnaissait les cahots de la rue mal pavée du village. Les maisons étaient retapées. Le Familistère avait une enseigne fraîchement repeinte… La Coop… À la place du magasin de chaussures, il y avait un quincaillier. Les fenêtres de la demoiselle des postes étaient ornées de fleurs. Une nouvelle, probablement, l’ancienne devait être à la retraite… Le village avait rajeuni, de vieilles façades disparues sous un crépi neuf… il y avait des maisons récemment bâties, une pompe à essence… La flèche grise de l’église, réparée ici et là, s’envolait au-dessus de l’échafaudage des toits bigarrés. Le car tourna péniblement à angle droit et s’arrêta sur la place. Martine descendit.

Elle fit quelques pas, tout engourdie… Fouilla nerveusement dans son sac pour chercher un bonbon. Les panonceaux ovales, dorés, attributs du notaire, étaient toujours là, au-dessus de la vieille porte cochère. Martine traversa la place, entra sous la voûte, poussa la porte sur laquelle on pouvait lire : ÉTUDE.

— Maître Valatte ? De la part de ?… Mais certainement ! Je vais prévenir Me Valatte…, asseyez-vous, Madame…

Le clerc disparut derrière une porte matelassée, pendant que les quatre dactylos jetaient à Martine des regards en dessous… Martine portait un vaste manteau, très court, et lorsqu’elle s’était assise, croisant les jambes, on lui voyait les genoux… ses cheveux coupés à la dernière mode étaient tenus par un petit carré de soie noué sous le menton… elle tapotait d’un gant nerveux ses doigts dégantés, aux ongles parfaits, longs, roses, nacrés. Son visage, savamment fardé, était, bien qu’un peu bouffi, d’une grande beauté…

— Voulez-vous, vous donner la peine d’entrer…

Me Valatte avait la tête toute blanche ! Lui, si brun. Le visage encore jeune pourtant, et une recherche vestimentaire… veston foncé, comme il se doit pour un notaire, mais le gilet gris perle, très ajusté.

— Vous m’annoncez une « succession », maître Valatte… De quoi s’agit-il ?

Me Valatte avançait un siège, s’installait lui-même devant son bureau, ouvrait un dossier, le feuilletait :

— Eh bien, Madame, il s’agit d’un terrain qui a quand même deux mille mètres carrés… Et qui vous revient entièrement, puisque de tous les enfants encore vivants de la défunte Marie Vénin, vous êtes la seule légitime…

— Ah bien, fit Martine, je ne m’en doutais pas…

— C’est ainsi pourtant… Votre sœur aînée est morte, comme vous devez le savoir.

— Non, Monsieur… je ne sais rien… Je n’avais plus aucun contact avec ma famille…

— Eh bien… votre père adoptif, Pierre Peigner, s’est tué en tombant d’un arbre… Ici, au village… On avait souvent recours à lui pour l’élagage… Malheureusement, il buvait…

— Et les petits ?

— Les petits sont depuis longtemps des grands, chère Madame. — Me Valatte souriait, son œil de velours se faisait caressant. — Ceux qui sont vivants, car deux d’entre eux sont morts, de tuberculose, comme leur sœur… leur demi-sœur. L’un après l’autre… Les conditions de vie, je ne vous apprends rien… Il y en avait un qui s’est engagé dans la Légion, et les deux autres sont allés le retrouver en Algérie. Je ne saurais pas vous dire ce qu’ils y font… je suppose, la guerre. Votre mère vivait toute seule les derniers temps.

— Toujours dans la même baraque ?

— Oui, je regrette…

Martine rit d’une façon si déplacée que l’œil de Me Valatte s’éteignit.

— Alors, dit Martine, qu’est-ce que je dois faire ?

— Eh bien, il y a quelques formalités à régler…

— Il y a à payer ? Parce que s’il y a à payer, je ne marche pas… Je ne veux rien débourser.

— Alors, il faudrait vendre, madame Donelle…

Me Valatte n’était plus que notaire.

— Bien sûr… — Martine se leva. — Je laisse cela entre vos mains… Il n’y a pas quelque chose dans le genre d’une clef ?

— Non, Madame, j’avoue… Il ne viendrait à l’idée de personne… Je me demande d’ailleurs si une clef existe. — Me Valatte ouvrait la porte :

— Vous avez votre voiture, Madame ?

— Non, je suis venue par le car.

— Si vous vouliez visiter les lieux, je suis à votre disposition pour vous y conduire…

— Vous êtes trop aimable… Ce n’est vraiment pas loin, je vais y aller à pied.

Il était tard. À l’étude, il n’y avait plus qu’une seule dactylo qui remettait la housse sur sa machine à écrire et attendait avec une impatience visible que le patron en eût fini, pour lui faire signer les lettres. Me Valatte s’inclina encore une fois :

— Je m’occupe de votre affaire, Madame… Mes hommages…

Martine suivit la rue… Le bureau de tabac où elle venait chercher des allumettes avait maintenant dans la rue des bacs en ciment garnis de fleurs. Est-ce que cette teigne de Marie-Rose y trônait toujours ? La devanture de la marchande de couleurs était aussi poussiéreuse que dans le temps… Encore une pompe à essence… Mais on a donc démoli la maisonnette du gazier ! Devant la pompe, du gazon, des fleurs, et un homme en combinaison d’un bleu vif, en train de donner de l’essence à une D. S. noire à toit blanc… Devant la maison du père Malloire, un vieillard était assis dans un fauteuil de rotin déverni… Serait-ce le père Malloire lui-même ? Son potager, au-delà de la maison, n’était pas cultivé, un rosier sauvage s’appuyait lourdement à la clôture de châtaignier qui ne tenait plus debout. Le vieux, le menton dans les mains croisées sur sa canne, suivait Martine du regard. La maison du père Malloire était la dernière du pays, après il n’y avait que les champs, et la route goudronnée remplaçait les pavés de la rue villageoise. Martine dépassa le tournant, le chemin qui menait directement à la cabane : elle ne voulait pas l’affronter tout de suite, elle avait envie de se promener dans sa forêt, retarder… Personne ne l’attendait, nulle part, elle n’avait pas d’heure.

Martine s’enfonçait dans la forêt… Elle éprouvait un soulagement comme si elle avait enlevé un corset serré, elle respirait de toute sa peau, de la poitrine, du ventre, elle était le poisson qui a retrouvé l’eau. Pour la première fois depuis l’annonce faite par Daniel, elle sentait quelque chose en dehors de l’intolérable. Elle essaya de faire des moulinets avec les bras, remua les épaules, le cou… Tout fonctionnait. Les parfums de la forêt venaient au-devant d’elle, les mousses cédaient obligeamment sous ses pas et se remettaient en place comme le caoutchouc-mousse de l’Institut de beauté… Les yeux fureteurs de Martine cherchaient machinalement, à droite et à gauche, ce qui pouvait y pousser à cette époque de l’année… violettes, muguets… Voici la clairière qu’elle savait détrempée à toutes les époques de l’année, même en plein été. Assise sur une grosse pierre posée là comme dans un opéra, au pied d’un immense peuplier garni de gui, elle regardait la surface verte, d’un vert pas naturel, chimique, vénéneux, les herbes gorgées d’eau recouvrant le marécage, traîtresses… S’enliser là-dedans… La pire des morts lentes. On s’enfonce, on s’enfonce indéfiniment, et, tout autour, rien de dur, de stable, à quoi s’accrocher, s’appuyer… en dessous, cela vous tire, vous tire par les pieds… la bouche s’enfonce, le nez s’enfonce, les yeux… Un cadavre debout s’enfonce, s’enfonce. Martine renversa la tête. Le ciel était bleu et les troupeaux de moutons blancs et frisés y paissaient en paix. Martine se leva et tout de suite obliqua de côté, cherchant la terre ferme… Les grands sapins, les aiguilles jonchant la terre, vernies et brillantes comme un parquet vitrifié, inusable. Oh ! une coupe… Martine sentit un vide dans la tête et pressa le pas dans la direction de la nationale qu’on voyait très bien maintenant que les arbres étaient abattus… Elle marchait entre les souches toutes fraîches, saignantes. Devant elle, sur la route, filaient des voitures. Un petit fossé, et la voilà sur le bord de la nationale… Ah, mais elle a doublé de largeur ! Les voitures se suivaient dans les deux sens… Bjik… bjik… faisaient-elles au passage.

Martine marchait sur le bas-côté, déplacée comme le serait un promeneur le long des rails du métro. De son temps, c’était une route ordinaire où les gars du village allaient faire de la vitesse sur leur vélo. Elle marcherait jusqu’à l’hostellerie et, de là, prendrait le chemin direct pour la cabane. Si l’hostellerie était toujours là.

Elle était toujours là. Trop tôt encore pour le « poulet à l’estragon », sans quoi Martine se le serait bien payé. Elle s’approcha, côté forêt, de ce treillage à travers lequel, autrefois, elle avait regardé les gens s’empiffrer… Les rosiers grimpants sur le treillage n’avaient encore que des feuilles tendres et des grappes de boutons. Martine regardait les garçons en veste blanche qui finissaient de mettre le couvert. Des gens arrivaient, des pas crissaient… « Il fera bon, ce soir, disait le garçon, mais si vous préférez la terrasse, ou, à l’intérieur… » Elle sera toujours celle qui regarde vivre les autres, sans qu’ils s’en doutent, comme une voleuse. Une pie noire et voleuse.

Martine fit le tour et se présenta à l’entrée de l’hostellerie, côté route. Il y avait déjà plusieurs voitures devant, et du monde sur la terrasse. Martine traversa le restaurant et se hissa sur un tabouret du bar, au fond. Ici, il n’y avait encore personne, la salle entière attendait, parée, fleurie… Comme c’était joli… encore des meubles en rotin, et plus beaux que les siens… et les appliques ! ces mains noires tenant des flambeaux… Dans l’immense cheminée, des poulets tournaient sur des broches au-dessus d’un feu rougeoyant… Des branches de prunus, roses, délicates, dans des vases énormes… des tulipes, des jacinthes sur toutes les tables…

Le chasseur regarda Martine avec curiosité, lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas de voiture, et la suivit du regard jusqu’à ce que l’arrivée d’une voiture lui eût rappelé ses obligations. Martine s’éloignait sur le bas-côté de la grande route, les voitures la frôlaient presque et elle se tordait les pieds : ici, il n’y avait rien de prévu pour les piétons. Le jour baissait, Martine prit un raccourci pour gagner le chemin de la cabane, derrière le rideau d’arbres.

Le crépuscule s’épaississait, sur le point de devenir nuit. De loin, Martine distingua devant la cabane un camion penché de côté. Elle s’approcha, contourna le camion : derrière la haie de broussailles, la palissade renversée, c’était comme une poubelle sans couvercle, qui débordait… Un grand silence. Martine cherchait des yeux le conducteur du camion : personne. Elle sentait la nuit la cerner, le brouillard, comme une fumée épaisse laissée par un train depuis longtemps passé, lui brouillait la vue. Il n’y avait pas trace de passage vers la porte de la cabane, comme si c’était une tombe oubliée. Martine s’engagea sur ce terrain à décharge, trébucha sur une chaîne qui cogna contre quelque chose de métallique et de sonore… Il n’y avait pas de chien au bout, il n’y eut pas d’aboiements… mais dans la porte de la cabane avait apparu un homme : un peu courbé, comme une cariatide, il semblait tenir sur ses épaules cette niche à chien, pourrie, et, immobile, regardait venir Martine. Elle s’approcha, s’arrêta devant lui… L’homme était très grand, il portait sur ses muscles un pantalon bleu, un maillot de corps à larges mailles, et des bottes en caoutchouc. On pouvait encore voir que ses yeux étaient d’un bleu très clair, des yeux d’empereur… il n’était pas rasé… La cariatide s’avança, se redressa, déploya ses épaules… fit entendre sa voix :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis chez moi… dit Martine.

L’homme la regardait intensément :

— La fille à Marie ?

— Oui…

— Ah ! en ce cas… À vous la place. Je vais vous dire une chose : vous êtes peut-être sa fille, mais vous ne la pleurerez jamais autant que moi.

— Alors… venez m’aider à la pleurer.

Martine passa devant, entra dans la cabane. Il y faisait complètement noir, et il y avait un remue-ménage à faire tomber ses murs pourris.

— Les rats… — dit l’homme derrière Martine, et il alluma un briquet. — Bon, il y a encore du pétrole dans la suspension. Des régiments de rats…

Ce sont les provisions de Marie qui les attirent… des pommes de terre, la farine… les derniers temps, elle n’allait plus au village, elle était trop malade… Sans moi, que serait-elle devenue, Marie ! Personne ne se dérangeait pour elle. Et moi, je n’étais pas toujours là… quand on est routier, c’est comme si on était dans la marine… C’est l’absence, la séparation. Mon chemin ne passait pas toujours par ici. Ma pauvre Marie ! J’arrive, je ne trouve personne… C’est au pays qu’on m’a appris… Morte et enterrée… Et me voilà seul !

L’homme baissa la tête, et des larmes, de grosses gouttes tombèrent sur la table, sous la suspension, où ils s’étaient assis tous les deux. Les rats ne semblaient pas être gênés par leur présence. L’énorme botte de l’homme s’abattit sur l’un d’entre eux… Il se leva, attrapa le rat par la queue, alla le jeter dehors et revint s’asseoir en face de Martine.

— Ma mère avait quarante-huit ans, dit-elle.

— Et alors ? Ce n’est pas un âge. À quarante-huit ans on sait ce que c’est que l’amour. On s’aimait nous deux, quand moi je n’en ai que trente. Et je l’aurais aimée jusqu’à ma mort.

Un rat courait sur la table. L’homme l’abattit du poing et balaya le cadavre par terre.

— Quand ils sont nombreux comme ça, dit-il, il faut s’en méfier, des fois ils passent à l’attaque. Je vais aller chercher une bouteille dans le camion. Venez avec moi, les femmes n’aiment pas la compagnie des rats… Du moment que vous êtes la fille à Marie, on est comme qui dirait parents. Je suis content de vous avoir rencontrée, on partage le chagrin… Vous pouvez être tranquille, personne ne l’aura aimée comme moi.

L’homme aida Martine à grimper dans le camion, par-derrière. Il y faisait noir et cela sentait l’essence…

— Asseyez-vous, par là…

L’homme guida Martine, et elle tomba sur quelque chose de rembourré : un siège d’auto, à ressorts…

— Si quelqu’un m’avait dit, il y a encore un an, que moi, Bébert, j’aimerais une femme comme j’ai aimé Marie, je lui aurais ri au nez… Moi, les femmes, je les emmerdais toutes, sauf votre respect, ce n’est bon qu’à être employé une fois et jeté. C’est plutôt des putains qu’autre chose… Marie, elle, comprenait qu’un homme avait besoin d’être plaint.

Bébert parlait, fourrageant dans le noir… Martine voyait sa silhouette dans le rectangle arrière du camion, clair. Le voilà qui débouche une bouteille, qui verse un verre…

— Tenez… — Il tendait le verre à Martine.

— Dites donc, fit-elle, manquant d’étouffer, c’est de la gnole !

— Bien sûr ! — Bébert riait. — Eh bien, si quelqu’un m’avait dit que je pourrais rire aujourd’hui ! Je vais sortir mon casse-croûte…

— Je n’y vois pas…

— Attendez, on va illuminer… — Bébert alluma la bougie d’une lanterne et la suspendit sous le toit du camion. — Marie, elle aimait faire l’amour ici, avec cette lumière.

— Dites, c’était ma mère…

— Et alors ? L’amour, c’est sacré… Dire que jamais, jamais plus…

Et soudain, Bébert, laissant tomber le pain et le couteau, s’affala sur le ventre, et des sanglots secouèrent son corps géant.

— Allons, Bébert… — Martine passa une main légère sur les épaules nues de l’homme. — Est-ce que je pleure, moi ?

Bébert se ramassa, s’assit aux pieds de Martine et posa la tête sur ses genoux. Il pleurait encore un peu.

— J’ai pas chialé comme ça depuis que j’ai perdu le match de boxe contre Martinet… On n’était que des amateurs, mais on avait son orgueil, pas ?… Tu t’appelles Martine, hein, petite ? La Marie, elle aimait rêver de toi, elle disait, ma petite, elle pète dans de la soie à l’heure qu’il est, et sûr qu’elle pense à moi, à sa mère, elle doit se souvenir que je lui faisais une petite place dans mon lit… et comme je la grondais des fois… Si la Marie nous voit de là-haut, elle doit être heureuse avec ses cheveux comme des fils d’or sur l’arbre de Noël. Toi, t’es brune, t’es noire comme une hirondelle.

— Comme une pie…

— Non, une pie, c’est bavard, et toi, tu ne dis rien.

Il entoura les jambes de Martine de ses bras durs, durs…

— La petiote à ma Marie, disait-il, Martine sa préférée, la petite-perdue-dans-les-bois…

— Elle t’a dit ?

— Oui… Comme on t’a cherchée, tout le monde, tout le village, et comme on t’a trouvée sous un arbre, dormant comme un petit ange, et comme t’as tendu les bras au garde forestier et tu as ri, pas effrayée, contente… La petite préférée à Marie… N’attrape pas froid, il commence à faire frais… — Il prit une couverture et la mit sur les épaules de Martine : — Et puis, viens, tu seras mieux là-bas… Dans le coin… Quand on voyage à deux, c’est ici qu’on dort pendant que l’autre conduit. Laisse-toi aller…

Martine se laissa aller sur un matelas. Bébert se mit à côté d’elle, l’entoura de ses bras… Il pleurait à nouveau, murmurait des mots sans suite, l’embrassait, la caressait. Voilà, voilà son destin dément… Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! Etait-ce la nuit survenue, ou la mort… le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle.

Au petit jour, elle vit le visage de Bébert au-dessus du sien, il parlait :

— Martine, il faut que je parte… Je perdrais mon boulot, si je n’allais pas prendre le chargement… Je reviens dans huit jours… Mardi, tu m’entends, Martine ? Mardi en huit… Tu seras là, tu me le promets ? Jure-moi que tu viendras ?

— C’est promis… dit Martine.

Bébert la prit dans ses bras de fer, la descendit du camion et la déposa sous un arbre, face à la cabane.

— Ne retourne pas à la cabane, lui recommanda-t-il, c’est un cauchemar là-dedans… La prochaine fois, je t’emmènerai d’ici. Tu verras, je gagne bien ma vie, je te rendrai heureuse… Ne retourne pas à la cabane. Finis de dormir et rentre chez toi, à Paris. Je te donne rendez-vous ici, dans huit jours… Fais de moi ce que tu veux, mais viens ! Sinon, gare à toi !

Il remonta dans le camion. Martine n’ouvrait pas les yeux, elle entendit seulement le bruit démesuré du camion qui démarrait.

Elle se débarrassa de la couverture dont Bébert l’avait enveloppée. Le monde était là, nettoyé par la nuit, calmé, rajeuni. Tout allait recommencer avec le soleil, il faudrait prendre le car… il y aurait les doigts des dames et les traites… Martine se leva et traîna son corps endolori jusqu’à la cabane, en face. Se retrouver ici — Elle regardait le lit, le buffet, la table… Le jour avait du mal à passer par les vitres sales, mais les rats se tenaient tranquilles. Il faisait plus froid que dehors, humide : d’un geste retrouvé, Martine tira un fagot de derrière la cuisinière… les allumettes étaient par là… elle attendait que les fagots prennent bien pour ajouter les petites bûches… puis elle sortit prendre de l’eau au puits. L’eau qu’elle ramena dans un seau était d’un froid propre, transparent. Il devait y avoir dans le buffet de la menthe ou du tilleul… il y en avait toujours eu.

Il y en avait. L’eau bouillait. Du revers de la main, Martine nettoya la table, y posa un bol, sucra sa menthe d’un bonbon… Elle était chez elle… Après tout, elle pouvait attendre Bébert ici. Ici où sa mère a été heureuse avec tant d’hommes, un seul suffira à son malheur à elle. L’amour, quand ce n’était pas celui de Daniel, était le plus violent, le plus atroce des poisons. Le crochet de la suspension était toujours là, mais se pendre devenait inutile : Bébert ferait l’affaire.

Elle se mit à l’attendre.

Huit jours plus tard, un camion fou traversait le village, accompagné de cris, de hurlements. Miracle qu’il n’ait tué personne, ni accroché une voiture ! Le camion s’arrêta devant la Gendarmerie Nationale, le conducteur sauta de sa cabine et entra d’un bond dans la pièce où deux gendarmes, avant de se mettre à table, faisaient une belote…

— Dans la cabane à Marie Venin… dit-il, il faut y aller…

Ses yeux bleus étaient injectés de sang, la sueur lui collait les cheveux au crâne, les muscles du corps tressaillaient comme la peau d’un cheval agacé par les mouches.

— Qu’est-ce qu’il s’y passe ? demandaient les gendarmes bouclant leurs ceinturons, un accident, un crime ?

— Les rats ! cria l’homme, les rats ont dévoré la fille à Marie… Ils ont dû l’attaquer en masse… C’est plus qu’une charogne ! Elle n’a plus de visage…

Il sortit en deux enjambées, sauta dans le camion, démarra…

Les gendarmes enfourchaient leurs bicyclettes.

C’est en 1958 qu’est apparue sur le marché la rose parfumée Martine Donelle : elle a le parfum inégalable de la rose ancienne, la forme et la couleur d’une rose moderne. Avec les félicitations du jury.

Paris, 1957–1958.

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