Mme Donzert leur avait promis de rentrer dimanche pour déjeuner, et Martine et Cécile l’attendaient à l’arrêt de l’autocar, devant le Tabac. Des cyclistes, la jeunesse du pays, mollets nus, pédales immobiles, sifflèrent admirativement. Les deux filles leur tournèrent le dos, depuis l’autre dimanche, elles étaient devenues encore plus circonspectes. Et voici l’horloge qui commence sa distribution lente et longue des heures… Midi…
— Il est en retard, dit Cécile.
Elle parlait du car. Martine pensait à Daniel : il était en retard, ne devait-il pas déjeuner chez le docteur, Martine en avait été informée par Henriette, rencontrée chez la boulangère, Henriette, mine de rien, après tout ce qui lui était arrivé ! et qui, très pressée, emportait trois baguettes : du monde chez le docteur, des gens de Paris et Daniel…
— Tu crois qu’il viendra chercher les invités du docteur au car ?
— Penses-tu, ils viendront en voiture.
Cécile savait bien de qui parlait Martine. Martine continuait à vivre son histoire, bien que, d’histoire, il n’y en eût pas… Du point de vue de la dramaturgie, il ne se passait rien. Et, pourtant, Martine continuait à feuilleter fébrilement les pages, peut-être, peut-être, au détour d’une phrase, allait-elle voir surgir Daniel, net, étincelant, son pull-over noué par les manches autour du cou, le torse, les cuisses, les mollets nus, bronzés… Chaque chose autour d’elle prenait une part active à son histoire sans événements ni intrigue, une histoire passionnante à vous couper la respiration dans l’attente de ce qui allait arriver…
— Le voilà… dit Cécile.
L’autocar sortait sa grosse gueule de derrière la maison du notaire. Il en descendit plus de monde qu’il ne pouvait en contenir ! Les gens du pays disaient : « Bonjour, petites… Bonjour, Mesdemoiselles… Salut, les quilles… » Les Parisiens se retournaient, admiratifs. Enfin, apparut M’man Donzert. Elle avait une robe à fleurs, neuve, son visage était moite et radieux, les lunettes étincelaient. Les filles lui prirent son sac à provisions, sa valise, un carton… eh bien, elle était chargée ! « Des surprises… Ah, quelle course, je suis morte… Mes pieds… j’en peux plus !.. »
Dans la fraîcheur de la maison, les volets fermés, les filles s’affairaient autour d’elle, lui enlevaient ses chaussures, lui apportaient à boire, lui préparaient une douche… Mais Martine ne prouvait rester déjeuner, il lui fallait passer chez sa mère, pour ne pas risquer que l’autre s’amène. Veux-tu être polie pour ta mère ? Il s’agissait d’aller lui faire une visite de temps en temps, sans quoi, il arrivait que Marie commençât à crier qu’on la privait de l’affection de sa fille, qu’elle ne l’avait pas vendue en esclavage ; bref, il valait mieux que Martine y allât… Cette fois-ci, l’urgence ne s’en faisait peut-être pas sentir, mais Martine était déprimée parce qu’elle avait bien compté voir Daniel. Et puis, M’man Donzert n’avait pas essayé de l’en dissuader, elle avait dit même avec une certaine précipitation : « Va, ma fille, Cécile te gardera le déjeuner au chaud, ne te presse pas… »
La rue s’était vidée, les gens de l’autocar devaient déjà être rangés ici et là, autour des déjeuners. Dans les rues désertes, le soleil prenait toute la place, tapait sur les pavés, les pierres des murs… Par les volets fermés sur des fenêtres ouvertes, la radio faisait à Martine un bout de conduite, chantant des mots d’amour. Elle était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. Le gros vieux chien de l’entrepreneur de maçonnerie, couché devant la porte, ouvrit un œil à son passage. De la petite maison remise à neuf par des Parisiens, arriva une bouffée de rire… Dans le potager du père Malloire, des soleils regardaient sans sourciller leur confrère céleste. Sa maison était la dernière du pays, après, la rue devenait route goudronnée, et commençaient les champs. Il faisait une de ces chaleurs ! À la lisière de la forêt stationnait une petite quatre-chevaux abandonnée : les passagers devaient pique-niquer quelque part sous les arbres… ou, peut-être, étaient-ce des amoureux et avaient-ils mieux à faire que de manger. Voici le tournant…
Martine avait ralenti le pas : on ne savait jamais ce qui pouvait vous attendre dans la cabane. Elle regardait autour d’elle. Rien n’avait bougé ici depuis le temps où Martine-perdue-dans-les-bois avait habité sous ce toit de tôle rouillée… Le rideau d’arbres jetait une ombre épaisse par-dessus la cabane, l’enclos, jusqu’à mi-route… Les bois, en face, étaient profonds et humides. Au niveau du grillage rouillé, avec les pieux qui achevaient de pourrir à terre, un jeune chien traînant sa chaîne se mit à aboyer et à remuer la queue… Pas trace des enfants, mais Martine perçut un chuchotement, elle revint sur ses pas et se faufila par-derrière sous le toit de l’appentis. Ils étaient tous là, la grande sœur longue et noire comme un pieux pourri qui tenait dans ses bras le dernier-né, les grenouilles de bonne humeur, cinq en tout maintenant au lieu de quatre… Tout ce monde était assis sur la poutre où Martine s’asseyait autrefois avec eux.
— Chut-t-t… firent-ils tous ensemble. Martine enjambait bûches, caisses, planches, fagots…
— Il y a du monde ? chuchota-t-elle.
— Ils n’en finissent pas, murmura la plus petite des grenouilles, on la crève… il y a une heure qu’on attend !
— Si on vient tard, elle gueule, si on vient tôt, elle gueule la même chose… Ah, là là…
Quel âge pouvait-il avoir maintenant, celui-là ? Dans les six ou sept ans… C’est la grande sœur qui montra du doigt le vélo adossé à la cabane, et elle remua à peine les lèvres pour dire :
— Il s’incruste, la charogne ! Saleté, salope… c’est l’heure de la tétée… D’ici que le mioche se mette à brailler. Tu viens manger ?
— J’aime mieux partir… Tu diras à la mère que je suis venue…
Martine tourna le dos à la famille. Ni bonjour, ni bonsoir, personne ne dit rien.
Martine continua à marcher sur le petit-chemin, à peine carrossable, à travers bois : puis elle tourna, prit un sentier, s’enfonça dans la grande forêt, étouffante de l’odeur chaude des pins mêlés aux chênes, aux hêtres, aux ormes… M’man Donzert n’était pas pressée de la voir, après tout elle n’était pas sa fille, elle n’était qu’une étrangère… Martine avait abandonné le sentier et s’en allait sur les mousses, moelleuses comme un tapis en caoutchouc… des branches sèches craquaient sous ses pas, elle glissait sur les aiguilles des pins… Elle se sentait voluptueusement malheureuse. À travers les larmes, ses yeux fureteurs guettaient les champignons, les fraises attardées… Avoir une mère pareille !.. On ne lui en tenait pas rigueur au village, au contraire, on la plaignait, à la voir si propre, si travailleuse… Mais si cela n’avait pas été pour Daniel, elle aurait quitté le village, elle serait partie pour Paris, où personne n’aurait su d’où elle venait, ni quelle mère elle avait. Mais quel espoir pouvait-elle avoir de jamais rencontrer Daniel à Paris, d’autant plus qu’il habiterait sûrement Versailles, puisque son école se trouvait à Versailles… Ici, au moins pendant les jours qu’il passerait au pays, il y avait une chance, une toute petite chance… Non, elle n’avait pas besoin de se dépêcher, personne ne l’attendait, sa mère elle-même ne criait que pour la forme, lorsqu’elle laissait passer les dimanches sans venir, elle criait parce qu’elle ne voulait pas qu’on dise au village : voilà Martine devenue une demoiselle, elle ne fréquente plus sa famille. Martine-perdue-dans-les-bois, assise sous un immense hêtre, sanglotait et remuait autour d’elle les faînes sous lesquelles il pouvait y avoir des champignons : c’était ici un endroit à cèpes.
Partir pour Paris… Qu’est-ce que Paris ? Elle n’y avait jamais été, il y a des gens au pays qui, bien qu’à soixante kilomètres de Paris, n’y sont jamais allés… Martine n’avait jamais été au cinéma, elle n’avait jamais vu la télévision… La radio, ça oui, chez M’man Donzert elle laissait la radio ouverte tout le temps, à tremper dans la musique et dans les mots d’amour… Mais venait M’man Donzert et elle coupait musique et mots d’amour avec l’indifférence du temps qui passe. Le silence qui s’ensuivait était odieux comme de recevoir un seau d’eau froide sur le dos, comme de manquer une marche, comme d’être réveillée au milieu d’un rêve. Pour Martine, cette musique était un vernis qui coulait, s’étalait, rendant toute chose comme les images en couleurs des magazines, sur papier glacé. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages, des transparences pour le jour et la nuit, et, soudain, sur toute une page, un œil aux cils merveilleux ou une main aux ongles roses… et des seins dont le soutien-gorge accusait encore la beauté et les détails… Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flanc mort d’un arbre déjà attaqué par le pic-vert… Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé, et Martine le lui reprochait. Dans la chambre qu’elle partageait avec Cécile, les murs étaient tapissés de photos de vedettes et de pin-up que les deux filles n’avaient jamais vues et qu’elles admiraient éperdument… Il y avait aussi aux murs de leur chambre des pages arrachées à des magazines avec des images de meubles, d’arrangements de jardin… C’était là leur monde idéal, féerique. Martine avait cessé de pleurer : elle regardait avec une attention soutenue les ongles de ses doigts de pied que les sandales laissaient découverts. Et les ongles des mains ?… Bon, tout cela pouvait aller. Si elle quittait le village pour Paris, elle y apprendrait les soins de beauté, ou elle se ferait manucure. Martine n’aimait pas la coiffure, le shampooing incombait toujours à Martine, et les ménagères du village avaient les cheveux sales… Toutes ces têtes aux cheveux ternes, avec la poussière du ménage, le cuir chevelu gras, pelliculeux… Elles se les faisaient laver avant la permanente, et peut-être jamais entre deux… c’est tout dire ! Martine lavait ses cheveux à elle à l’eau de pluie de préférence, et elle les avait brillants, noirs comme le vernis d’une voiture neuve, et les gardait plats, collant à la petite tête ronde. Tout son visage était net, lisse, sur le front droit le trait horizontal des sourcils comme dessinés à l’encre de Chine, soigneusement, chaque poil, et aussi les cils, pas très longs et très fournis, très noirs, comme si elle mettait du khôl à l’intérieur des paupières, ce qu’elle ne faisait pas. Tout dans son visage était régulier et lisse. Et le corps… M’man Donzert n’aurait pas permis que ses jeunes filles à elle fussent « nues sous leur robe » comme cela s’écrit dans les romans d’aujourd’hui, et Martine et Cécile portaient sous leur robe, culotte, soutien-gorge, et par coquetterie un jupon en nylon, avec dentelles… Mais, pour Martine, autant habiller du bronze : ses seins, cuisses, fesses, perçaient, pointaient à travers les étoffes… elle se disait parfois qu’elle n’était peut-être pas si loin des pin-up américaines, et que Daniel aurait pu de temps en temps avoir un coup d’œil pour elle… « Martine, j’aurais aimé me perdre dans les bois avec toi… » C’était tout, tout ce qu’elle avait eu de lui, pour elle toute seule, de lui à elle. C’était tout ce qu’elle avait eu pour garnir sa vie, la seule chose réelle pour nourrir un rêve… et comme toute chose vivante elle se flétrissait, se fanait, devenait poussière. Il aurait encore mieux valu vivre de l’imagination seule, celle-ci au moins était impérissable, elle n’était pas comme le vrai son de la voix qui s’enfuyait, avec l’intonation. Et le regard ?… Il y avait eu les appels : « Martine, tu viens !.. » et le bras de Daniel levé pour le salut… Si on ne l’avait pas appelée… Ah, c’est ainsi que les gens qui vous aiment le mieux font, sans le savoir, votre malheur…
Martine s’enfonçait dans la forêt… Elle allait vers ce chêne qui continuait à tenir son rang parmi les arbres, ce chêne sous lequel on avait autrefois retrouvé Martine-perdue-dans-les-bois, dormant paisiblement dans la nuit habitée de la forêt. Elle avait ouvert les yeux et tendu les bras à un inconnu penché au-dessus d’elle, l’éclairant avec sa lanterne… Si elle avait pu s’endormir maintenant, tout de suite, et se réveiller pour voir au-dessus d’elle Daniel… il avait dit qu’il aurait aimé se perdre avec elle dans les bois. Ses bras… Martine, dans un demi-sommeil sous le grand chêne, sentait les bras de Daniel autour d’elle. Une encre mauve coulait autour de ses yeux. Quand elle se réveilla tout à fait, elle se remit à marcher.
Voici la cabane. La bicyclette était toujours là, appuyée aux vieilles planches. Les enfants avaient disparu… Martine hésita, mais n’osa pas frapper à la porte. Tant pis ! Elle continuait à marcher, arriva à la hauteur de la route nationale, se mit à la longer… Il n’y avait pas encore beaucoup de voitures, les gens n’avaient pas fini de digérer, il faisait encore trop chaud. Une grosse voiture américaine lui arriva dans le dos, et fila comme un gros matou au poil noir. Puis apparurent ces mêmes jeunes gens, les cyclistes qui étaient passés pendant qu’elle attendait le car avec Cécile, des gars du pays…
— Hep, hep ! Martine … Hep, hep !
Un beau chahut. François, l’apprenti menuisier, saute de sa bicyclette :
— Martine, dit-il marchant à côté d’elle, fais pas ta fière, t’as rien de plus que les autres…
— Non, dit Martine sans s’arrêter, mais tu ne me plais pas !
Toute la bande, qui faisait des acrobaties de lenteur, s’esclaffa.
— Don Juan à la manque ! criaient-ils. Triste figure ! Martine ! Et moi ! Est-ce que je te plais ? Et moi ? Mademoiselle-perdue-dans-les-bois rêve à un chanteur de charme ! Miss Vacances se perd dans les bois toute seulette…
Une camionnette venant à leur rencontre, et une voiture dans le dos, les obligea de rouler, et Martine en profita pour sauter le fossé au bord de la route et s’enfoncer dans le taillis. Ces garçons l’ennuyaient, elle avait dit la vérité, ils ne lui plaisaient pas. Le taillis était épais, mais des fois que les autres l’attendraient sur la route… Par ici, elle arriverait derrière l’hostellerie dont la façade, donnait sur la nationale. Une hostellerie fameuse pour sa cuisine, trois étoiles dans le Guide Michelin, « poulet à l’estragon » et autres merveilles.
Martine déboucha directement sur le treillage avec des rosiers grimpants à petites roses rouges et roses, il y en avait tant qu’on voyait à peine les feuilles… Martine pouvait tranquillement s’en approcher, elle verrait sans être vue, comme par le trou d’une serrure…
Elle vit le jardin, les gens attablés dans l’ombre des arbres… du gazon… d’immenses jarres avec des hortensias, des dalles dans le gazon… des cascades de petites roses pompon. Elle voyait surtout la table la plus proche… rien que des hommes… chemises déboutonnées sur des poitrines hâlées, médailles sur une chaînette, pantalon de flanelle… Elle vit, tout près, devant son nez, un bracelet-montre mince comme un louis d’or, une main soignée qui jouait avec un briquet… Les fauteuils en bambou étaient déjà éloignés de la table… la demoiselle, avec le plateau de cigarettes en bandoulière, arrivait sur ses grands talons… le garçon en veste blanche poussait une table à roulettes, chargée de gâteaux… Martine sentit soudain la faim, elle n’avait pas déjeuné ! De longues bandes de tartes aux pêches, aux fraises, un mille-feuille comme un in-folio… « Vous me donnerez des fraises… non, sans crème… Du café, simplement… Une glace… » Le garçon s’éloigna, roulant sa table avec les gâteaux dédaignés, sur les dalles bleutées entre lesquelles poussait de la sagine. Tout cela était comme sur les images que Martine découpait dans les magazines, lisses, satinées, sans défauts. Martine glissa le long du treillage, derrière les roses pompon, les pompons de roses…
Sur la nationale, les voitures maintenant se suivaient dans les deux sens, à marcher ainsi sur le bord, on se ferait écraser comme de rien faire… Martine fit un grand détour et rentra tard et affamée.
Quatre heures passées. Mme Donzert et Cécile dans la cuisine étaient en train de fabriquer une tarte aux fraises. Lorsque M’man Donzert se mettait à la pâtisserie hors de propos, c’était qu’elle se sentait énervée, et, en effet, Cécile et elles avaient les yeux rouges et cependant elles riaient, tout excitées… Martine en oublia sa faim :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Il est arrivé quelque chose ?
M’man Donzert s’affairait sans répondre, et c’est Cécile qui dit, en rougissant violemment :
— Maman se marie…
Martine appuya les deux mains aux doigts écartés contre sa poitrine :
— Seigneur Dieu ! cria-t-elle, qu’est-ce qui nous arrive !
Elle s’effondra sur une chaise et se mit à sangloter.
— Mais qui est-ce qui m’a donné des filles pareilles ! À peine l’une a-t-elle cessé de pleurer, voilà l’autre qui commence !.. — Mme Donzert laissa là la pâte qu’elle était en train de rouler :
— On dirait vraiment un malheur !
Elles pleuraient maintenant toutes les trois.
Mme Donzert se mariait avec un coiffeur, à Paris ; elle l’avait connu encore jeune fille, mais alors cela ne s’était pas fait ; elle avait épousé Papa, tandis que le coiffeur était resté célibataire, et, finalement, voilà, c’était le destin… Mme Donzert vendrait le salon de coiffure et déménagerait à Paris.
— Et qu’est-ce que je vais devenir, moi ? dit Martine, plus tard, la première émotion passée, et quand elles furent toutes les trois installées autour de la tarte brûlante. Elle se remit à pleurer, soudain consciente de tout ce que ce départ signifiait pour elle… Le chat qui ronronnait sur ses genoux sauta à terre, incommodé, et fila à travers le rideau en lanières de plastique dans le petit jardin herbeux et rempli de fleurs comme une corbeille… Là, il se roula dans l’herbe, sous les draps qui séchaient au soleil. M’man Donzert allait vendre… Plus de chat, de fleurs, de draps qui sèchent au soleil, plus de cages à lapins, de cave avec sa fraîcheur, les bouteilles, le charbon… plus de lueur de la petite Sainte-Vierge sur la table de chevet, de bruit du gaz dans le chauffe-eau, de cette odeur de shampooings et de lotions, plus de radio, d’où la musique coulait comme l’eau courante du robinet… Plus de passants derrière la devanture avec ses lettres vues à l’envers : « Salon de coiffure »… et parmi ces passants, peut-être Daniel Donelle… Plus de M’man Donzert et de Cécile !
— Martine, cesse de pleurer ! J’irai voir ta mère et si elle te laisse partir, je t’emmène avec nous. Tout cela ne se fait pas en un tournemain, Martine, ma chérie, mais ne pleure donc pas comme ça ! Il n’y a rien de fait, voyons ! Viens, on va déballer ensemble les surprises…
M’man Donzert était comme ça, pas tellement tendre, mais attentive et efficace : ces jupes apportées de Paris, elle savait bien qu’elles allaient distraire les petites, malgré l’émotion… M’man Donzert les laissa à tourner devant l’armoire à glace, à faire virevolter leurs larges jupes de coton, elle avait besoin de s’étendre un peu, se reposer après les fatigues de Paris, les émotions… Si Martine et Cécile voulaient aller à la baignade, il faisait si chaud ! Pas aujourd’hui… Et lorsque Henriette vint frapper à la porte avec derrière elle toute une bande de voyous, comme si elle n’avait pas eu assez du scandale de l’autre dimanche, elles l’éconduisirent sèchement, et, ensuite, cela fit diversion : elles purent parler de cette dévergondée d’Henriette et des malheurs qui l’attendaient… Elles jacassaient, potinaient, tournant devant l’armoire à glace, changeant de coiffure, de maquillage… ce n’était pas ce qui manquait dans la maison avec tous les échantillons que les représentants laissaient à Mme Donzert, qu’ils avaient à la bonne… Mais quoi, Henriette, c’était le passé… Devant elles, il y avait Paris ! Elles iront à Paris !..