L’UNI-PRIX DES RÊVES

M’man Donzert pleura. De soulagement, d’attendrissement. Depuis un an que cela durait, la maison était écrasée sous le poids d’un secret qui n’en était pas un, le poids du silence sur ce que chacun savait : Martine couchait avec Daniel Donelle. Elle ne s’en cachait même pas. C’est-à-dire qu’elle prévenait lorsqu’elle comptait dîner dehors, rentrer tard, ou ne pas rentrer du tout, découcher et se rendre directement au travail. La première fois qu’elle était restée dehors jusqu’à quatre heures du matin, elle n’en avait prévenu personne, pour la bonne raison qu’elle n’en avait rien su elle-même d’avance. M’man Donzert, folle d’inquiétude, était allée au milieu de la nuit réveiller Cécile qui dormait paisiblement : Martine ne lui avait vraiment rien dit au moment de partir ? Et si ce n’était pas Daniel, s’il lui était arrivé un accident ?…

— Laisse faire Martine, M’man, elle sait ce qu’elle veut…

Toute mince et chaude au creux de son lit, Cécile mit sa tête blonde sur la poitrine de sa mère, ses bras autour d’elle :

— Ne lui dis rien, Maman, je t’assure, promets-moi de ne rien lui dire ! C’est trop grave… Tu sais qu’elle aime Daniel depuis toujours, rien ne pourrait l’arrêter, de toute façon.

M’man Donzert le savait, la force du sentiment qui possédait Martine était telle que tout ce que M’man Donzert aurait pu lui dire sur son avenir, sa réputation, le péché, tout aurait été mesquin et disproportionné… Et voilà que Cécile s’était mise à pleurer :

— Ne lui dis rien, Maman, je t’en supplie… Elle a sûrement raison, et elle est plus heureuse que moi…

En attendant M’man Donzert, M. Georges se tournait et se retournait dans son lit. Cet homme pacifique aurait avec plaisir cassé la figure à ce Daniel qu’il ne connaissait pas, parce que si accident il y avait… M’man Donzert revint se coucher à ses côtés :

— Mon pauvre Georges, dit-elle en pleurant doucement sur son épaule, tu ne croyais peut-être pas qu’en me prenant avec deux grandes filles tu aurais tant de soucis… C’est pire que lorsqu’elles étaient en bas âge…

— Ça va se tasser, ma mie, tu sais bien, les jeunes filles… Tu te rappelles bien, nous deux… Ah, si je les tenais, les gredins, ces Daniel et ces Jacques…

— Chut-t-t !.. M’man Donzert éteignit précipitamment : la clef dans la serrure, le pas de Martine, sur la pointe des pieds. La maison dormait…

Au petit déjeuner, pendant qu’elle grillait le pain, le dos tourné à la table, M’man Donzert dit :

— Une autre fois, tu nous préviendras, on te croyait morte…

— Je vous demande pardon, M’man Donzert…

— Tu fais bien ! M. Georges tournait les pages de son Parisien libéré avec force : — Tu as encore la troisième manche à gagner, fillette…

Bref, on avait passé par des moments pénibles toute l’année et plus… Et voilà que Martine annonçait son mariage avec Daniel Donelle ! M’man Donzert en pleurait, M. Georges baisait les mains de toutes ses femmes, et Cécile, les joues en feu, ses yeux pervenche humides, regardait Martine comme si elle ne l’avait jamais vue.

À l’Institut de beauté, l’annonce des fiançailles fit sensation… Une jeune fille qui se marie, c’est ravissant ! Tous les hommes sont toujours un peu jaloux des jeunes fiancées, et les femmes un peu mélancoliques, elles pensent à leur propre histoire… À l’Institut de beauté, on portait les couleurs de la maison, bleu ciel et rose, on était très sentimental et famille et midinette, on rêvait titres et particules, couple idéal, premier baiser, voile de mariée, enfin seuls, layette… Les fiançailles ! Le plus beau moment de la vie d’une femme ! Mme Denise fit apporter du Champagne… Il y avait déjà trois ans que la petite Martine travaillait dans la maison, et l’on n’avait qu’à s’en louer. La petite déesse, comme on se plaisait à l’appeler, avait ces derniers temps perdu le repos, on voyait bien qu’il y avait anguille sous roche ! Mais qui était l’heureux élu ? On grillait de curiosité. Étudiant ? Il sera ingénieur horticole ? Mais ces deux mots ne vont pas ensemble ! Eh bien, si, c’est comme ça ! Et après ? Il s’occupera de roses… C’est extraordinaire ! Et c’est une famille où c’est comme ça de père en fils ! Son fiancé apprenait à créer des roses nouvelles comme on crée des robes, expliquait Martine. Dieu, que c’est étrange… Le barman, tout en blanc, avec des sortes de galons sur les épaules et une allure de tous les diables, qui se tenait au bar du réfectoire et servait des consommations aux clientes dans les cabines, dit avec un fort accent russe que les dernières paroles du tzar Nicolas II, lorsqu’il dut abdiquer, furent : « Je pourrai maintenant m’occuper de mes rosiers… » Un ange passa. On trouvait aussi que Daniel Donelle était un joli nom. Et à quand le mariage ? Déjà cet été ? Eh bien, vous êtes pressés tous les deux ! « Vous m’inviterez bien à la noce ? » dit Mme Denise au comble de la gentillesse.

Le lendemain, Martine reçut une immense corbeille de roses venant du fleuriste le plus chic de Paris, avec une carte portant les signatures de tout le personnel de l’Institut de beauté. On avait de ces jolies pensées dans la maison bleu ciel et rose. Puis cela se calma, bien que chacun essayât d’être toujours agréable à la plus jolie des fiancées.

Cécile avait raison lorsqu’elle disait à Mme Donzert qu’il fallait laisser Martine tranquille, qu’elle savait ce qu’elle voulait. C’était vrai, il y avait chez Martine une détermination presque sinistre, tant on la sentait irrévocable. En toute chose. Si, après de longues réflexions qui l’empêchaient de dormir, elle se décidait pour un tailleur classique bleu marine, des escarpins de la même couleur et un chapeau blanc, il les lui fallait exactement tels qu’elle les avait imaginés, le tailleur et les escarpins et le chapeau… Un bleu marine franc, ne tirant pas sur le gris ni sur le violet. Pour les chaussures, « un talon de quatre centimètres. Ni trois et demi, ni quatre et demi. Quatre. La vendeuse la plus adroite n’aurait pu persuader Martine que la couleur des chaussures, qui lui allaient à la perfection, collait à la couleur de l’échantillon du tailleur : elle voyait une petite différence, un petit ton, un rien qui n’était pas tout à fait ça. Lorsque Martine avait une idée en tête, et même lorsque cette idée était un rêve, elle n’en démordait pas, et une fois qu’elle s’était imaginé ce tailleur bleu avec des chaussures comme ci ou comme ça, elle ne pouvait supporter la déchéance de ne pas les avoir exactement à l’échantillon de son rêve, en dévier lui semblait un compromis indigne, quelque chose comme si elle s’était contentée d’un laissé pour compte.

Elle était ainsi, en amour et en chaussures. Elle rêvait, mais ses rêves avaient la précision d’une décision mûrement réfléchie. Depuis toujours Martine rêvait avoir pour mari Daniel. Lui ou personne. Voilà c’était son seul rêve chimérique, et dont elle n’était qu’une proie passive. Tous les autres rêves de Martine étaient modestes et réalisables, il s’agissait pour elle de veiller à leur réalisation, et elle le faisait, très activement.

Elle ne rêvait ni de fortune ni de gloire. Elle rêvait d’un petit appartement moderne dans une maison neuve, aux portes de Paris. Comme Daniel devait, après l’École d’Horticulture, travailler chez son père à la pépinière, cet appartement n’avait aucun sens, disait-il. Mais Martine insistait avec véhémence : ne pas avoir de logis à Paris, voulait dire s’enterrer à la campagne pour toujours ! Il fallait, pour ne pas la désespérer, qu’ils aient un appartement bien à eux, ni à M. Donelle père ni à M’man Donzert, à eux. Un couple qui vit chez les autres… Il fut décidé en conseil de famille que M’man Donzert, M, Georges et Cécile achèteraient pour Martine un appartement, cela serait leur cadeau de mariage. Et Daniel regardait avec stupéfaction pleurer Martine qui avait raté le dernier appartement disponible dans la maison qui lui plaisait, exactement ce à quoi elle avait rêvé, un appartement dans leurs prix, donnant sur des arbres. Daniel regardait avec curiosité les grosses larmes couler sur les joues parfaites de Martine… Pleurer pour un appartement ! Voyons, toi, perdue-dans-les-bois, qui ne pleures jamais, pour un appartement ! Ces larmes épaississaient pour Daniel le merveilleux mystère de Martine… Quelle fille étrange !

Elle rêvait de son mariage à l’église… « Écoute, Martine, disait Daniel, tu ne dis pas cela sérieusement ? Pourquoi ? Déjà la mairie, c’est bouffon, mais alors, l’église ! Voyons, si tu étais croyante, tu n’aurais pas commis ce péché mortel et mignon, tu vis comme une païenne, selon la nature, ma douce enfant, qu’est-ce qui te prend maintenant ? Tout cet argent à des curés, foutu, quand on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel un peu plus longue, écoute, je n’ose pas demander au paternel de l’argent pour une noce !.. »

Au dîner, chez M’man Donzert, où Daniel avait été invité au titre officiel de fiancé, il avait trouvé à ce sujet une entente parfaite : Cécile parlait sans arrêt de sa robe de demoiselle d’honneur, rose, bien sûr, ah, mais cette fois-ci Martine serait en blanc et non en bleu ciel ! Et est-ce que, dans la famille de Daniel, il y avait des enfants suffisamment jeunes et gentils pour porter la traîne ? Le voile irait divinement bien à Martine… Et lorsque Daniel, courageusement, proposa le mariage civil seul, avec juste des témoins, et le départ immédiat, sans noces, ni banquet… M’man Donzert posa la fourchette, et se précipita à la cuisine — en l’honneur des fiançailles, on mangeait dans le salon rustique — pour cacher ses larmes.

M. Georges se mit à parler de l’attitude qu’un galant homme se devait d’avoir vis-à-vis des femmes… Puisque les femmes rêvaient à la solennité de l’église, à la blancheur au seuil de leur vie d’épouses, un galant homme se devait de leur donner cette joie…

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