SOUS LES PAS DU GARDIEN DES ROSES…

Les rangées parallèles des rosiers s’en allaient devant eux, très loin, ils étaient en pleine floraison, il y avait des rangées rouges, roses, jaunes. Il y en avait de déjà fanées, ayant viré de couleur, ouvertes, montrant leurs étamines, amollies, dans un désordre de pétales, les rouges devenues mauves, les jaunes et blanches, salies, les bords des pétales desséchés… Martine se dit qu’une roseraie, ce n’était jamais impeccable.

— C’est ici, dit M. Donelle, que grand-père a planté ses premiers rosiers, c’est là que tout a commencé… Depuis la Rose des Mages, nous nous sommes compliqués, les uns comme les autres. Par la culture… Les compliqués spontanés, comme toi, Martine, c’est rare. Enfin, parlons rosiers… Soudain, la Rose des Mages, notre Rose de France, la Rose gallique a donné des fleurs doubles. Spontanément ! Tu vois, Martine, cela arrive aussi aux fleurs… Alors on s’était mis à cultiver, à l’améliorer comme on dit… Pourquoi la complication est-elle une amélioration ? Pour ma part, esthétiquement parlant, je préfère la rose simple, à cinq pétales.

— Tu es blasé et snob, père !.. — Daniel laissa partir son grand rire.

— Bon, bon, peut-être… De la rose sauvage, les Grecs ont fait la rose Cent-Feuilles… Tu l’as en image sur le mur de ta chambre, puisque la chambre de Daniel est maintenant la tienne… Et parce que Redouté l’a peinte au début du XIXe siècle, elle appartient bien plus aux images qu’à la nature… On dirait que Redouté l’a habillée d’une robe à volants, et il est difficile maintenant de s’imaginer qu’elle est vieille de plusieurs siècles et qu’elle nous vient de l’antiquité…

— Père, il fait chaud, dit Daniel, qui avait l’impression que Martine s’ennuyait.

— Bon, bon… Je disais que grand-père avait planté ici même les premiers rosiers. On n’a qu’à rentrer si vous trouvez qu’il fait trop chaud…

Il continuait pourtant à avancer. On voyait au loin un tracteur naviguer sur la terre marron, ondulée… Plus près c’étaient des sillons vert tendre, au-dessus desquels de petites silhouettes pliées en deux, la tête presque entre les jambes écartées, semblaient immobiles sous le grand soleil… pourtant, de temps en temps, elles avançaient d’un pas…

— Du cousu main, ce qu’ils ont fait là… — M. Donelle mit sa main en visière. — J’essaie de t’intéresser à la question, Martine… Il faut bien, puisque d’une façon ou d’une autre Daniel s’occupera des roses… Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéresserait pas à la culture des roses, cela ne s’est encore jamais vu !.. Tu iras bien voir tout de même comment les hommes là-bas greffent ces quelques milliers de petits églantiers ? L’incision au pied, la pose de l’écusson, la ligature… c’est petit, c’est délicat… aussi délicat que d’enlever les petites peaux autour de l’ongle ! Cela nourrit aussi mal… Et ton mari qui est une tête brûlée, au lieu de se contenter du pain quotidien que lui donnent ces rosiers, s’est fait chercheur d’or… Créer des roses nouvelles revient aussi cher qu’une écurie de courses ! Et si encore il voulait se contenter de ce que nous savons, nous qui vivons avec les roses… non, il lui faut les chromosomes, les gènes et tout le saint-frusquin, pour arriver à quoi ?… Peut-être bien à rien du tout !

— Tu dois ton commerce à grand-père. — Daniel avait une voix non pas blanche, mais jaune, une voix de bile. — Tu n’aurais pas ton pain quotidien, s’il n’y avait eu d’abord un chercheur d’or : grand-père…

Martine, saisie, regardait Daniel. Elle savait que cette question de la création de roses nouvelles était une question malade entre eux, mais elle ne savait pas que c’était aussi grave. M. Donelle, cet homme si agréable, un peu vif d’allure, exubérant, comme pressé, même dans la parole abondante, précipitée, coupée de petits rires, et Daniel, le trapu, le robuste, avec son rire tout intérieur, silencieux, ils ne se ressemblaient guère, mais ils s’aimaient… Alors, qu’est-ce qui se passait ?

— Grand-père s’amusait sur des rosiers qui ne lui coûtaient pas cher… Et les polyanthas qu’il a créées, c’était un gros lot qu’il avait gagné… intuition et hasard… Tes hybrides, à toi, c’est une distraction pour les rois, mon fils ! Si tu as de l’influence sur lui, Martine, tu lui feras peut-être passer son goût de la génétique… Il m’abîme très scientifiquement mes meilleurs rosiers, il en fait des sujets d’expérience… Ah, je t’assure que j’aurais préféré qu’il joue aux cartes, à la roulette ! Au moins, il n’abîmerait pas la marchandise !

— Père… — Daniel était rouge foncé — père, je ne sais pas ce qui te prend… Qu’est-ce qu’il t’a raconté hier soir, Bernard ? Qu’est-ce qu’il a fait ?… Viens, Martine, tu vas attraper du mal…

Daniel mit sa main sur le bras frais de Martine, et à la pression de ses doigts qui laissèrent des taches blanches sur la peau, elle sentit sa rage…

On se verra à déjeuner ! leur cria M. Donelle.

Martine suivait Daniel dans le sentier, parmi les herbes folles. Le dos athlétique de Daniel, sa nuque déjà hâlée, la tête ronde aux cheveux coupés ras… quelle tendresse elle avait pour cette tête ronde…

— Écoute, vraiment ! — disait-elle à ce dos… Elle était conciliante et raisonnable.

Les chiens les reçurent par un ensemble d’aboiements mal orchestrés : ils ne connaissaient pas encore Martine, bien sûr, depuis la veille qu’elle était là… Les canards, les poules ne se dérangèrent pas pour si peu. À la porte de la cuisine, Daniel dit : « Je vais faire un tour… », et elle n’insista pas.

La cuisine était vide et vivante : le couvercle dansait sur un grand chaudron, la vapeur blanche s’en allait sous la hotte, les mouches zézayaient au-dessus de la table et venaient se coller aux bandes suspendues ici et là, déjà lourdes et noires de cadavres. Martine monta dans sa chambre, celle de Daniel… Ici, il faisait frais, le store était baissé, le dessus de lit net et bien tiré. Les mouches étaient toutes en bas. Une autre fois, elle ne mettrait pas de souliers blancs pour traverser la cour ; le père de Daniel leur avait fait faire le tour, par la porte donnant sur la route et le chemin qui passait sous la fenêtre de la chambre de Daniel, longeant le mur de la ferme, extérieurement, le chemin des clients, il avait plus d’usages que Daniel. Daniel, cela lui était égal de la faire patauger avec les canards. Martine changea de souliers, se refit une beauté… En entrant ici, elle se sentait inquiète, mais cette pièce semblait si silencieuse et paisible que Martine se laissa gagner par son calme. Derrière la fenêtre, le colza faisait onduler ses pépites d’or. Le père Donelle avait appelé Daniel chercheur d’or. Et s’il en trouvait ? Elle aurait voulu poser des questions à Daniel… Comment un rosiériste peut-il trouver de l’or ? Qu’est-ce que l’or des rosiéristes ? Ça l’agaçait que Daniel fût parti « faire un tour ». Il voulait être seul avec sa colère. Des voix en bas… Martine jeta un coup d’œil dans la petite glace au mur : il faudrait changer de rouge à lèvres, celui-ci commençait à paraître trop mauve pour sa peau brûlée…

C’était le clac-clac de ses talons dans l’escalier qui avait fait s’éteindre les voix… Elle s’arrêta sur la dernière marche, curieuse et gênée : il y avait une dizaine d’hommes, en pantalon bleu plein de terre, tricot Rasurel, des bras de bronze, des mains striées de noir… Ceux qui étaient déjà assis autour de la table se levèrent à son apparition…, d’autres venaient de la cour, des sillons de peigne mouillé dans les cheveux, s’essuyant les mains…

— Je ne te présente personne, — dit M. Donelle, le seul en pantalon kaki, bras de chemise et bretelles, — c’est trop long… C’est la jeune mariée, les gars, Mme Daniel Donelle… Elle est belle, hein ?

On rit. On la trouvait belle, c’était clair, on aurait été difficile… Dominique et les deux gosses firent heureusement diversion, cela devenait gênant. M. Donelle dit à Martine de venir s’asseoir auprès de lui. La mère-aux-chiens apportait un plat de viande, les hommes sortaient leurs couteaux. Daniel n’était pas là et Martine ne pensait qu’à cette absence. Dès le premier jour… Mais personne n’y fit allusion, personne ne semblait s’apercevoir qu’il n’était pas là. Ils discutaient :

— Tu parles d’un travail… Qu’est-ce que c’est que les cochons qui vous ont planté les églantiers, patron ? Des tordus ! Oui, des tordus, les églantiers et ceux qui les ont plantés… Une perte sèche de vingt pour cent pour vous, patron…

Celui qui parlait était un petit bonhomme à la moustache jaune de tabac.

— Laisse tomber, fit le gaillard à côté de lui, et fous-nous la paix. Il versa au vieux du rouge, négligemment, comme on jette un mouchoir. En fait, le gaillard était celui qui leur avait ouvert le portail, la veille, avec des cheveux blond-argent.

— On a fait un chopin avec Mimile, cria de l’autre bout de la table un petit rigolard, il a des bras de singe, jamais vu ça ! Quand il est plié en deux, ses mains se baladent cinquante centimètres plus bas que les pieds !..

— Je m’en arrange, dit Mimile, dix-huit ans, pas plus, du duvet sur les joues, on en mangerait. Lui, mangeait son bifteck avec un appétit dévorant.

— Je vous dis, patron, reprit le moustachu, des tordus… Qui donc a surveillé le travail chez vous ? Les plants n’ont pas été serrés. Vous n’avez donc personne pour passer derrière les gars ? Après, si la greffe ne prend pas, vous allez dire que c’est de notre faute…

— C’est pas le genre de la maison, — M. Donelle versait à Martine du rosé pendant que les autres buvaient du rouge, — on note, bien sûr, mais on se fait confiance aussi… On voit que tu es nouveau ici… D’ailleurs, ne t’en fais pas, j’ai moi-même marqué le nom des planteurs, et Pierrot marque le nom des greffeurs, hein, Pierrot ?… Comment on faisait là où tu étais avant ? Ici, c’est à la bonne franquette…

Il parlait distraitement. Martine regardait la porte. Dominique s’occupait des enfants… Le petit Paul avait si chaud, le front moite…

— Ho ! Paulot, combien en as-tu fait, de greffes, aujourd’hui ? lui cria le petit gars rigolard, viens tantôt, je te montrerai un nouveau tour de main…

M. Donelle jeta un coup d’œil à son petit-fils et dit :

— Tu prendras ton chapeau…

Comme la veille, dans la salle à manger, les chiens se tenaient autour de la table, et de temps en temps, on leur jetait une bouchée. La mère-aux-chiens évoluait parmi eux, trottinant.

— Tiens, Martine, jette ça au gros, — M. Donelle tendait à Martine un os, — c’est le chef de la bande, s’il l’accepte, tu es adoptée…

Le gros happa l’os… Daniel n’était toujours pas là. On faisait circuler le fromage. Drôle que personne n’en dise rien. Il n’y avait que Bernard qui peut-être y pensait, il sembla à Martine qu’il regardait la porte, lui aussi, en tripotant le pain, roulant des boulettes qui devenaient noires. C’était dégoûtant. Tout compte fait, il était aussi moche en bleus qu’en complet-veston. Le café était bon, et Martine y tenait, au bon café. On mangeait bien dans la maison, et pas seulement pour l’arrivée des jeunes mariés. À propos, M. Donelle fit servir avec le-café un marc, tu m’en donneras des nouvelles, et on a bu à sa santé… Il était l’heure : les hommes se levaient, allumaient une cigarette, se bousculaient dans la porte, sortant de la sombre cuisine comme des mouches attirées par la lumière. La mère-aux-chiens ramassait les assiettes… Dominique était déjà partie, les gosses dans la cour s’étaient mis à jouer… la petite, à la voir gambader, à l’entendre crier, on aurait dit qu’on lui avait enlevé des liens, un bâillon. Elle jouait, passionnément. Martine, sur le pas de la porte, regardait les ouvriers passer le portail ouvert sur les champs, et, plus loin, les plantations de rosiers… Ils s’en allaient, comme en balade. Dans son dos, la mère-aux-chiens parlait à ses pensionnaires-chiens. Si elle croyait que Martine allait s’amuser à faire la vaisselle ! Même à Paris, où tout était prévu pour faciliter le travail, jamais M’man Donzert n’aurait permis à Cécile et à Martine de s’abîmer les mains. D’ailleurs, lorsque Martine se retourna, elle trouva dans la cuisine une forte fille qui avait déjà ses bras jusqu’aux coudes plongés dans un baquet d’eau fumante… Par où était-elle entrée ? Une souillon qui lui dit avec sérieux : « Bonjour, madame Daniel… » Martine monta dans la chambre.

Elle s’était couchée, ne sachant plus que devenir, fébrilement inquiète… et tous ces gens qui ne semblaient point s’en faire, comme si Daniel n’avait pas disparu après avoir dit qu’il allait « faire un tour ». Enfin, pas la peine de revenir là-dessus, puisque le voilà, bien vivant, poussiéreux et poisseux d’avoir marché, marché par cette chaleur… Il avait apparu avec la nuit, les remous déjà calmés en bas, dans la cuisine. Martine n’était pas descendue dîner et personne n’était venu la chercher. Cela devait être le genre de la maison : on ne s’occupait pas de vous… La nuit avait le calme d’une usine une fois les machines arrêtées, les ouvriers partis. Elle lui avait ramené Daniel.

Couché sur le dos, par-dessus les draps, les bras en croix, fatigué et sombre, il parlait, volubile :

— C’est la faute à Bernard. Tout ce qu’il fait depuis que nous étions mômes, il le fait contre moi… Et je ne lui ai jamais rien fait. Je ne sais pas ce que c’est, une haine innée. Je suis sûr qu’il s’est mis avec les Boches parce que moi j’étais de l’autre côté. On me dirait que c’est lui qui m’a donné que cela ne m’étonnerait pas.

Martine touchait Daniel d’une main fraîche et caressante, il avait mal, le pauvre, le pauvre…

— Écoute ! — Daniel se souleva pour donner plus d’importance à ce qu’il allait dire. — L’année dernière, à cette époque, il a jeté par la fenêtre tous les récipients avec les étamines que j’ai recueillies. Je les avais mis ici, dans le tiroir de la table, à l’ombre et à la chaleur… je rentre, je trouve le tiroir entrouvert, et j’ai tout de suite comme un pressentiment : il était vide ! Je ne savais même pas où chercher, c’était fou, j’ai couru à la fenêtre : ils étaient en bas, en miettes ! Je suis parti comme aujourd’hui, courir sur les routes… Je l’aurais tué… Parce que je savais, j’étais sûr que c’était Bernard ! J’ai recommencé pour le pollen, c’était encore assez tôt dans la saison… Je prépare mes roses femelles sur les rosiers, je leur mets le cornet en papier pour les protéger des pollens étrangers et les marier avec qui je veux… Le jour où j’arrive avec le pollen et mon pinceau, pour le mettre sur les pistils…

C’était un jour idéal, chaud, ensoleillé, sans vent… écoute, Martine ! il n’y avait plus de cornets sur mes roses femelles ! Tout était foutu. Et je n’avais plus le temps de recommencer, le fruit n’aurait pas eu le temps de mûrir… Une année de perdue, une année entière… À cause de ce monstre !

Daniel se retourna sur le ventre d’un seul bond. Martine siffla entre ses dents : « La salope ! » comme l’aurait fait Marie, sa mère.

— Je n’ai même pas de preuves que c’est lui… Si je le disais à quelqu’un, on ne me croirait pas… il faut savoir, connaître depuis toujours… À l’école, je me suis jeté dans le travail de laboratoire… Toute cette année, je me suis occupé des cellules de pétales de roses contenant les essences parfumées… Je t’en ai déjà parlé, seulement cela ne semblait pas t’intéresser… Enfin, pour aller au plus court, je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et aurait la forme, la couleur d’une rose moderne. Je veux faire une hybridation scientifique, faite dans ce but précis… Je n’ai pas l’intention de marier les variétés au petit bonheur la chance ! Alors j’ai essayé d’étudier l’ascendance et la descendance de quelques-unes des variétés que l’on cultive ici… J’essaie d’être un savant, je me refuse à être un sorcier. Merde, merde et merde !

Daniel donnait des coups de poing sur le matelas. Il était à nouveau hors de lui… Sa colère avait entièrement gagné Martine. La lune, froide et curieuse, la tête un peu penchée, les regardait par la fenêtre.

— Tu comprends, reprit Daniel calmement, pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaisons diverses de fécondation artificielle d’une espèce par une autre espèce. Sur des milliers de sujets… Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques de génétique…

Il semblait à Daniel que Martine, ce soir, l’écoutait avec intérêt… Qui sait, peut-être prendrait-elle goût à ce qui était sa passion à lui ? Cela serait merveilleux…

— Si on veut un résultat, il faut faire faire aux roses des mariages intelligents… disait-il. Grand-père était un grand rosiériste, il a même constitué un catalogue très sérieux, en classant ses roses par espèces, variétés, etc., mais il s’est basé uniquement sur leurs caractères externes… Dans notre XXe siècle nous avons des moyens scientifiques pour déterminer la parenté des plantes : on fait un examen microscopique des cellules, on compte le nombre des chromosomes… Les roses qui ont le même nombre de chromosomes sont apparentées et ce sont celles-là qu’il faut marier entre elles, si l’on veut obtenir un hybride vigoureux. Je ne vais pas te donner une leçon de génétique juste maintenant… à toi et à la lune… Mais il faut que tu saches que le nombre 7 est décisif pour les chromosomes de la rose… et que, dans les mariages des roses, la femelle domine pour la forme et le mâle pour la couleur…

Il s’arrêta de parler… Martine respirait régulièrement à côté de lui : elle avait dû s’endormir, c’était toujours comme cela lorsqu’il lui parlait de ce qui était le centre de sa vie à lui, il n’y avait rien à faire…

— Tu dors ? dit-il doucement.

— Non… Si on a une fille, on l’appellera Chromosome…

Daniel était heureux, il n’en fallait pas beaucoup pour son bonheur… Comme elle le connaissait bien, comme elle savait le calmer…

— Maintenant, je te dirai un grand secret…

— Dis vite… — Martine, allumée de curiosité, était toute réveillée.

— J’ai un complice dans la place : le cousin Pierrot. Je n’ai pas perdu l’année ! Il avait récolté en même temps, le même pollen que moi, pareil à celui que Bernard a jeté par la fenêtre… Il avait préparé des roses pour la fécondation de la même espèce que celles que j’avais choisies et que Bernard m’avait déshabillées… Il se méfiait de Bernard. Moi, j’avais tout fait au vu et au su de tout le monde, tandis que lui y était allé avec son pinceau, ni vu ni connu, et, moi parti, il a récolté en octobre les fruits et a fait son semis avec de fausses étiquettes, comme si c’étaient des variétés marchandes d’ici. Et quand le semis a germé et poussé, mon Pierrot en a repiqué en février une bonne petite sélection. Et alors, écoute-moi bien, Martine… — Daniel s’était levé et avait solennellement élevé la voix : — Alors…

Martine la tête appuyée sur le bras plié dans les oreillers, était toute curiosité et attente.

— Sur l’un des jeunes rosiers venus de ce semis, dit Daniel, résultat de la fécondation clandestine à laquelle Pierrot s’était livré au début de juillet 1949, est née au mois de mai 1950 une rose ! Et quelle rose ! Elle était comme un négrillon naissant d’une femme blanche, impossible de cacher la honte ! C’était un hybride nouveau, un hybride é-ton-nant ! Et, Martine, il avait un parfum ! Il ne sentait aucune des quatorze odeurs que sentent les roses… ni le citron, ni l’œillet, ni le myrte, ni le thé… cette rose sent le parfum unique, inégalable de la rose !..

Daniel se promenait de long en large sur les planches disjointes de la chambre…

— Quand Bernard a découvert le pot aux roses, il a fait, paraît-il, une colère mémorable… Qu’est-ce que c’est ? D’où cela vient-il ? Il a couru chez mon père et il a dû lui en dire, lui en dire… Pierrot a fait l’innocent, mais mon père est malin, lui aussi, et il a mis Pierrot au pied du mur, il l’a traité de tous les noms… Pour les quelques douzaines de rosiers… une honte ! Mais, maintenant, il voudra courir après son argent. L’hybride est peut-être intéressant, il le voit bien… Et, au mois d’août Pierrot va le greffer sur églantier, père est d’accord. On verra ce que cela donnera, positivement, dans trois ou quatre ans. Quand on a affaire à la nature, il ne faut pas être pressé. Mais si entretemps Bernard les détruisait ? J’en tremble… Je ne sais pas si c’est pour les rosiers, ou de haine pour ce sinistre individu…

Et c’était vrai, il en tremblait, et Martine aussi…

— Tu crois vraiment qu’il serait assez salaud pour les arracher ?

— S’il faisait ça, je le tuerais ! — Et soudain, il déborda de rire. — Je me vois expliquant au tribunal que c’est une histoire de chromosomes… Que c’est un incident de la lutte pour le progrès… Que Bernard est un sale réactionnaire. Ils ne verraient qu’un type qui en a tué un autre pour deux douzaines de rosiers détruits. Jamais ils ne pigeraient que c’est un crime passionnel. Ils me couperaient le cou. Mais je l’aurais tué… Viens près de la fenêtre, mon amour, j’ai besoin d’air, j’étouffe…

Martine accourut près de lui, ils s’assirent sur l’appui de la fenêtre ouverte, ils respiraient ensemble le parfum fruité venant des plantations là-bas, et rafraîchi dans le grand seau de la nuit, argenté par la lune…

Daniel disait :

Hâfiz, tu recherches aussi ardemment que les rossignols la jouissance qui sélève

Paye donc de ta vie la poussière qui s’élève sous les pas du gardien des roses…

— Je paierais bien de ma vie la joie de t’approcher, toi, mon amour, ma beauté, ma rose… Quelle nuit, quelle nuit…

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