LE BEAU GÂCHIS

L’espoir que peut-être Daniel l’attendait là-haut n’était pas aussi déraisonnable que Martine le croyait, puisqu’il l’avait attendue… Daniel ne pouvait pas ne pas revenir, il y avait toujours en lui une étrange inquiétude pour Martine. Et pendant que Martine était dans un café des Champs-Elysées, Daniel était là à l’attendre chez elle. Il avait fini par s’endormir sur le petit divan de la salle à manger, il manquait tellement de sommeil. La sonnette de la porte d’entrée le réveilla en sursaut. Il alla ouvrir : c’était Ginette, la petite aux yeux gris-bleu qui travaillait à l’Institut de beauté, comme Martine.

— Martine n’est pas là ? dit-elle, en le suivant dans la salle à manger.

— Non, je l’attends…

Ginette, avec un manteau qui l’enveloppait chaudement, un feutre foncé faisant paraître ses cheveux encore plus blonds, les joues tendrement roses, les yeux battus, mauves, posa une fesse hésitante sur le divan.

— Vous ne l’avez donc pas encore vue à la fin de la journée ? C’est drôle, elle a quitté le salon vers les cinq heures.

— Ah oui… — Daniel ne trouvait pas cela le moins du monde drôle, Martine avait pu aller n’importe où… — Mais pourquoi était-elle partie si tôt ?…

— Pourquoi ?… Elle a eu une conversation avec Mme Denise. Mme Denise a découvert quelque chose que personne d’entre nous ne savait…

— Et quoi donc ? — Daniel dressait l’oreille.

— Martine avait une clientèle particulière.

— Et alors ?

— Mais, c’est que ces clientes étaient celles de la maison !

— Et alors ?

— Mais voyons, monsieur Donelle, elle soulevait des clientes à la maison ! Cela ne se fait pas ! Mme Denise l’a renvoyée… Remarquez que si je suis là, c’est pour dire à Martine que moi, leurs idées sur la correction, je m’en balance… On est amies ou on ne l’est pas. Denise est une vache, toujours du côté du patron…

Daniel bourrait sa pipe. Encore une histoire ! À tout bout de champ, une histoire…

— Mais les autres sont un peu de l’avis de Denise, continuait Ginette, ils prétendent que cela ne se fait pas, que c’est une indélicatesse… Vous êtes ennuyé, monsieur Donelle, je vois bien… Il ne faut pas, je venais justement dire à Martine que j’avais une copine qui travaillait dans une maison très bien et qu’elle pourrait y entrer facilement. Ne soyez pas ennuyé comme ça, monsieur Donelle…

Elle avait posé une main dégantée, très douce, molle, aux ongles nacrés, roses, sur la main de Daniel. Elle était elle-même comme cette main, molle et douce, et dans ce manteau douillet, comme une rose qui sent plus fort au chaud…

Daniel prit sa main et se pencha sur Ginette pour baiser ses lèvres d’un si joli rouge, molles, douces. Elle se laissa faire.

— On s’en va ? dit Daniel.

Elle se leva sans un mot. Ils descendirent l’escalier sans un mot, conscients tous les deux qu’ici ils étaient encore chez Martine. Dans la rue, Daniel dit :

— On va chez vous ? Où habitez-vous ?

Daniel la fit monter dans sa voiture. Il avait soupé de Martine. Il en avait marre de Martine. Elle était tout ce qu’il détestait au monde, vulgaire, commune dans sa manière de vivre et de penser, une petite bourgeoise aux petites escroqueries à la petite semaine… Tout chez elle était mesquin et de mauvais goût. Il conduisait, freinait et débrayait, malmenait la voiture comme s’il avait sous la main Martine. Ginette habitait aux Ternes, un immeuble comme tous les immeubles, avec une odeur de soupe aux poireaux dans l’escalier. Sur les paliers, de derrière les portes, venaient des voix, des cris d’enfants, le bruit de la radio… Ginette ouvrit une de ces portes.

— N’allume pas… demanda Daniel. Elle le guida doucement, et c’est dans le noir qu’ils s’affalèrent sur un lit.

Martine eut tout le temps de se remettre du coup qu’avait été pour elle le renvoi de l’Institut de beauté : la disparition de Daniel durait, jamais il n’avait disparu si longtemps. Et pas un mot, pas un signe. Martine s’était décidée à téléphoner à la ferme, et même plusieurs fois. On lui répondait que Daniel était absent, et cela ressemblait à une consigne. Avec l’aide de Ginette, elle avait très rapidement trouvé du travail dans un salon de coiffure, bien mieux payé qu’à l’Institut. Mais ce n’était pas la même chose, un endroit cossu et cher, d’accord, pour femmes riches, mais pas pour le Tout-Paris qui donne le ton, et Martine, qui avait appris à être snob, se sentait diminuée. Tout comme elle se sentait diminuée par l’amitié accrue, active de Ginette, qui ne pouvait remplacer celle de Mme Denise. Mme Denise avait été la belle relation de Martine, et Ginette qu’une petite bonne femme gentille, mais en dehors de ses doléances sur les difficultés d’une femme seule pour élever un enfant, et le récit de ses couchages occasionnels, qui se terminait toujours par des discours sur l’inconstance des hommes, il n’y avait rien à en tirer. Martine se sentait peu disposée à papoter avec Ginette à l’heure du déjeuner en se bourrant de gâteaux, ou faire le tour d’un grand magasin, histoire de se distraire, comme cela leur arrivait quand Martine travaillait encore à l’Institut. Mme Denise avait de l’allure, elle ne couchait pas par accident, elle choisissait, et jamais que des hommes très bien, des industriels, des producteurs de cinéma… des liaisons parfois courtes, mais des liaisons, non des rencontres d’une nuit. D’ailleurs, elle était discrète là-dessus, parfois un sourire, un mot laissaient supposer… Et maintenant, la quarantaine passée, elle avait su raisonnablement épouser son ex-coureur. Elle n’avait pas besoin d’acheter à crédit ! Déjà avec son salaire à l’Institut… Martine s’abîmait dans les regrets… Denise l’avait chassée comme une malpropre ! Elle, qui avait été témoin à son mariage ! Une femme d’affaires, une sans-cœur… d’un seul coup, sa Martine qu’elle aimait tant, sa petite protégée si belle, si belle, disait-elle, on pouvait la coiffer comme on voulait, lui mettre sur le dos n’importe quoi, tout lui allait, à cette Martine ! Elle ne tarissait pas d’éloges sur ses qualités professionnelles, sur sa tenue… Elle était très pointilleuse sur la tenue du personnel, Mme Denise. Et rien de tout cela n’avait compté, elle l’avait chassée, implacable… Martine, la tête baissée au-dessus des doigts boudinés d’une dame qui ne pourrait plus aujourd’hui enlever ses bagues, elle qui, jeune femme, les y avait si facilement passées, Martine tournait dans sa tête des pensées amères, tranchantes. Après la fermeture du salon de coiffure, elle allait chez les clientes à domicile. Dans cette triste affaire, elle avait au moins acquis le droit d’avoir une clientèle particulière sans se cacher : elle ne la devait pas, cette clientèle, à ses patrons actuels. Martine se tuait au travail pour tuer le temps. Elle allait rarement vois les siens, porte d’Orléans, où les préparatifs au mariage de Cécile battaient leur plein.

Il fut célébré avec pompe à l’église Sainte-Marguerite, avenue d’Alésia. Une foule de badauds attendait l’apparition de la mariée… jamais on n’en avait vu une plus virginale, plus adorable ! Un monde fou. Des voitures, des voitures… des toilettes… Il faisait un temps divin, le lunch attendait les invités au Bois, à Armenonville. Cécile, en tailleur rose ciel, était incomparable. Le tailleur venait de la même maison que sa robe de mariée, et le jeune couturier, pour qui ce grand mariage était un test, s’était donné tout entier, s’était surpassé dans ses créations. Pour un succès, ce fut un succès ! À Armenonville, la terrasse décorée de lilas blancs, uniquement… Cécile avait téléphoné à la ferme pour demander un conseil à Daniel concernant la décoration florale, les prix… Pour Cécile, Daniel avait été là, à elle il avait répondu. Il était venu au mariage. Il était là…

Daniel, apparu chez Martine pendant qu’elle s’habillait pour le mariage, la trouva dans un état étrange, les mains tremblantes, des tics autour de la bouche… Il dit d’une voix dure :

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

Sur quoi, les larmes coulèrent sur les joues de Martine, et elle dut recommencer son maquillage.

— Allons, allons… dit Daniel et c’était assez pour que le sang rafflue et colore les lèvres blêmes de Martine. Elle avait eu si peur d’avoir à paraître seule à ce mariage, seule dans cette foule où elle ne connaissait presque personne… Et Denise qui serait là verrait immédiatement combien elle était seule, abandonnée. Que de jours, de nuits elle avait ruminé là-dessus… Martine en était même arrivée à penser qu’elle avait tort de rester fidèle à Daniel. Des mois, des mois sans le revoir… Stupide avec sa vertu, si inattaquable qu’on avait cessé de l’attaquer. Cette vertu devait se sentir de loin, même les passants dans la rue la devinaient. Cela faisait longtemps que personne ne courtisait plus Martine. Elle était devenue ennuyeuse, elle avait perdu son aimant… Et maintenant, sans Daniel, pas un homme pour simplement ne pas être toute seule à ce mariage. Martine, obsédée, ne pouvait plus dormir, elle n’était pas seulement malheureuse, mais encore humiliée… Et maintenant, l’apparition de Daniel, quand elle avait déjà organisé sa défense intérieure, la battait en brèche, l’émotion lui enlevait tous ses moyens.

Daniel la regardait refaire son maquillage, et dit encore une fois :

— Allons, Martine…

Ils n’étaient d’accord sur rien, mais comme il la connaissait, sa pauvre Martine, comme il comprenait bien le pourquoi de ces larmes, de cette nervosité…

— Allons, Martine-perdue-dans-les-bois…

Elle leva sur lui ses yeux éteints, tourmentés, et sourit.

Martine portait le même tailleur que Cécile, mais en bleu ciel, Cécile avait tenu à ce qu’elles fussent habillées pareil, comme dans le temps… Et c’est vrai que de les voir côte à côte, cela rehaussait la beauté de l’une et de l’autre.

Mme Denise l’embrassa, très naturellement, souriante :

— Vous avez l’air fatiguée, Martine, dit-elle, mais même la fatigue vous va bien… Vous exagérez, probablement, comme toujours !

Martine se laissa embrasser, mais ne répondit rien… Elle se tenait avec sa coupe de champagne près de son mari et faisait des efforts désespérés pour regarder les hommes avec intérêt. Aucun ne lui plaisait, il n’y avait que Daniel qui comptait. Daniel qui disait :

— Je me demandais parfois qui sont les gens qui remplissent les hostelleries à poutres apparentes… Qui roulent dans de bonnes voitures, avec des femmes les cheveux au vent, les bras nus et hâlés… un chien qui regarde par la portière… Qui ont une ferme aménagée quelque part près de Montfort-L’Amaury… Mais les voilà ! en masse ! C’est eux…

Il n’y eut qu’un lunch. Les jeunes mariés partaient pour l’Italie le jour même. Les invités montaient dans leurs voitures, mis en gaieté par le champagne, le beau temps. Personne ne voulait rentrer. Un tour au Bois ? On pouvait pousser un peu plus loin, avec l’autoroute à portée de la main…

Daniel ramena Martine chez elle et lui dit au revoir dans la rue. Elle ne lui demanda rien, ni s’il voulait monter, ni s’il allait revenir, et quand ?… Elle poussa la porte, et, le temps de se retourner, la voiture de Daniel avait disparu. L’ascenseur, prompt et décidé, la monta au sixième en un clin d’œil. Martine était chez elle, pimpante dans son attirail bleu ciel, belle, seule, ne sachant que faire de-cet après-midi, de la soirée, libres, libres… Pourquoi avait-elle décommandé ses rendez-vous de manucure, bêtement… Il n’y avait personne pour l’emmener, pour passer la soirée avec elle. Martine, lentement, se décidait à enlever ses beaux atours. Bon, elle allait profiter de cette journée vide pour se reposer. Daniel était reparti et jamais cela n’avait été aussi intolérable. Que lui restait-il à faire de sa journée, de sa vie ?

Les rideaux tirés, couchée sur son matelas à ressorts, Martine songeait à sa vie… Comment tout s’était-il désagrégé ? Pourquoi ?… Les beaux jours. Les beaux jours… Elle n’en voyait rien. Elle était physiquement épuisée. Peut-être fallait-il qu’elle se reposât ? Si elle partait pour les vacances, comme tout le monde ? Eh bien, c’est ça, elle prendrait des vacances… Il y avait des années qu’elle n’avait quitté Paris, qu’elle n’avait cessé de travailler…

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