CHIENLIT

Les yeux de la tête ! Il n’y avait de place nulle part. Tout le monde avait pris ses précautions longtemps à l’avance. Enfin, à Antibes, elle trouva une chambre à un prix exorbitant. Et ici, comme à Paris, elle avait l’impression que la vie passait à côté d’elle, la laissant en dehors.

À la plage, tous les gens semblaient se connaître, se baignaient, jouaient, se disputaient ensemble, étaient liés entre eux, allaient par deux ou en bandes… Elle restait sur le sable, belle et seule. Des jeunes garçons avaient essayé de plaisanter avec elle, mais elle, comme une sotte, s’était tue, et ils l’avaient laissée, gênés de leur propre audace. Un jour, comme elle prenait un jus de fruit à la terrasse du café, sur place, dans le brouhaha des cars, des voitures, dans l’encombrement habituel sur la chaussée et les trottoirs, quelqu’un lui avait adressé la parole, de la table voisine… Un colon, venant d’Algérie pour affaires. Il faisait une randonnée d’agrément sur la Côte avant de s’embarquer à Marseille, racontait-il. Elle accepta l’invitation à dîner.

Il était encore tôt, et ils traînèrent un peu dans les rues, sur les remparts au-dessus de la mer. Le colon n’était pas désagréable à voir, avec sa peau tannée et les petites rides de soleil autour des yeux. Il parla de la guerre, incidemment, pour dire qu’en son absence les assassins avaient déjà peut-être fait sauter sa maison :

— L’Algérie restera française, au bout du compte, dit-il les yeux sur l’horizon, mais à ce train-là, il n’y restera peut-être plus de Français. Ces bêtes nous auront exterminés un à un, avec femmes et enfants ! Et le gouvernement laisse faire. Mais cela ne va pas durer, vous allez voir…

Martine écoutait distraitement… C’était loin, l’Algérie, derrière toute cette eau, derrière l’horizon. Elle avait entendu Daniel dire que les jeunes qui se laissaient embarquer étaient des veaux, et que finalement cela donnerait de la casse pas du tout où l’on croyait. C’étaient des choses qu’il disait comme ça, au-dessus de son journal, pour lui-même. Le colon, lui aussi, passa à d’autres choses, plus accessibles aux femmes, se disait-il peut-être… La mer, toute proche ici, aux pieds des remparts, à leurs pieds, les retenait de vague en vague… Le colon devenait pressant et banal. Une si jolie femme ! Seule ! Si lui avait été son mari… Martine regardait la mer, fascinante comme les yeux d’un serpent. Elle sentit une hésitation dans la voix du colon lorsqu’il répéta son invitation à dîner… Et l’accepta quand même.

Le colon avait une voiture et l’emmena dans un petit bistrot manger une bouillabaisse. On y était les uns sur les autres. Des femmes et des hommes, brûlés noirs, en short et pull-over de laine, chahutaient et se conduisaient mal. On ne s’entendait pas dans ce bruit.

— Vous ne vous sentez pas un peu seule dans votre lit, Madame ? criait le colon, ses genoux appuyés contre les genoux de Martine, et le teint couleur de bouillabaisse perçant à travers le hâle.

— Non ! dit Martine, cassante, et se reprenant elle fit un effort pour ajouter, enjouée, que si elle se sentait seule de jour, de nuit le lit n’était pas assez large pour elle toute seule.

— Vous êtes donc une femme frigide ?

— Oh ! fit Martine coquettement pudique, il fait si chaud, simplement.

— Vous n’avez peut-être pas trouvé votre bonheur, en ce qui concerne l’amour physique… Ce n’est pas si facile, il y a des femmes qui ne le trouvent jamais si elles s’entêtent à rester fidèles…

— Vous êtes contre la fidélité ? Martine posait la question avec un intérêt visible.

— Quand il s’agit de ma femme, je suis pour ; quand il s’agit des femmes des autres, je suis contre !

Martine s’efforça de rire. En attendant, les genoux du colon s’enhardissaient.

— Hé ! — cria un des hommes débraillés, bronzé noir, — la belle pépée et son amoureux, venez avec nous à « La Grande Bleue », plus on est de fous, plus on s’amuse !

. — Vous voulez ? demanda le colon qui commençait à trouver qu’avec Martine cela ne rendait pas assez vite… il n’avait pas de temps à perdre, le lendemain, il s’embarquait, et ce dîner était de l’argent jeté à l’eau. Il y avait des filles pas mal, à côté.

— Pourquoi pas ?

La soirée à « La Grande Bleue » fut tout ce qu’il y a de chienlit, la bande était pour le moins mélangée. Parmi les filles, des indigènes de la Côte, des bonniches, se disait Martine méprisante, et une ou deux d’entre elles étaient peut-être bien des professionnelles, ramassées au coin d’une rue. Elles se laissaient faire devant tout le monde, soûles, suantes, les hommes collés dessus, comme englués. Martine avait des nausées, la bouillabaisse et un champagne exécrable lui barbouillaient le cœur. Le colon, entièrement occupé par l’une des filles, semblait l’avoir oubliée, et Martine se demandait comment elle allait rentrer à l’hôtel… Elle se leva, la baraque tournait autour d’elle. De l’air !

Un escalier extérieur menait directement à la plage. Martine le descendit, buta contre un type en train de vomir, s’écarta d’un bond et faillit tomber sur un couple qui s’agitait sur le sable. Elle eut un moment de désespoir… Dieu sait ce que c’était que tous ces dégueulasses, et à cette heure de la nuit, comment rentrer, se sortir de là… Martine enleva ses chaussures et marcha pieds nus sur le sable dur. Cela lui fit du bien. Elle n’avait plus devant elle que la mer, bougeant à peine. Une immense cuvette d’eau propre… Du côté de Nice, ses bords étaient marqués d’un pointillé lumineux. Martine respirait profondément pour surmonter le mal de mer.

— Vous êtes comme moi, Madame…

Martine sursauta… qu’est-ce que c’était que celui-là encore ? Dans la nuit, une silhouette, en slip, avec une serviette-éponge sur les épaules.

— Vous venez vous baigner ? dit-elle d’une voix lasse.

— Mais… si vous voulez…

Martine ne s’était pas changée pour aller dîner, elle avait gardé sous la robe son maillot de bain. Elle déboutonna la robe, l’enleva.

— Ne me quittez pas, dit-elle à l’inconnu, j’ai trop bu et mangé, je ne sais pas ce que l’eau froide va me faire…

Elle lui fit du bien. Martine nageait bien et l’inconnu aussi. Ils revinrent sur la plage après avoir donné toute leur mesure. Essoufflés, mouillés, ils tombèrent sur le sable et s’embrassèrent à perdre haleine, le cœur battant à éclater.

— Non… dit Martine.

Il la laissa aussitôt.

— Comme vous voulez.

— Je n’ai pas de voiture pour rentrer à Antibes…

— Je vous ramène.

C’était un vieux tacot poussif. L’homme déposa Martine devant l’hôtel, mit la main à son front, et s’en fut dans un bruit de ferraille. Ils ne s’étaient pas dit un mot.

Martine subit le regard du portier de nuit : elle avait les cheveux qui pendaient en mèches mouillées, elle était nu-pieds, sans jupe, la veste sur les épaules…

Durant les deux semaines qu’elle avait encore à passer à Antibes, elle n’eut jamais à supporter la rencontre avec quelqu’un d’entre les gens de cette nuit, à croire que cette nuit, elle l’avait rêvée. Elle ne parlait plus qu’à une gentille dame dont elle avait fait connaissance à la plage : la gentille dame lui confiait ses deux gosses qui faisaient des pâtés à côté de Martine, pendant que la dame prenait des jus de fruits avec des messieurs, au bar sur pilotis, à deux pas.

Загрузка...