L’EMBRASEMENT

C’était la fin des études pour Martine, l’institutrice avait essayé de la persuader de continuer, avec le brevet supérieur, elle aurait plus de chances de réussite dans la vie… Non, Martine ne voulait pas en entendre parler et puisque M’man Donzert était d’accord, Martine resterait chez elle et y apprendrait le métier de coiffeuse.

Quand Martine se mettait quelque chose en tête… Maintenant qu’elle avait terminé l’école et qu’elle allait travailler au « salon de coiffure », sa mère n’avait plus rien à dire, c’était régulier. Mme Donzert vint en personne à la cabane et dit à Marie qu’elle aimerait prendre Martine en apprentissage : Martine serait, pour commencer, logée, nourrie et habillée, ensuite on verrait, selon ses dispositions… Elle aurait ses dimanches pour aller voir la famille. Mme Donzert, assise devant la table, dans la cabane, essayait d’avaler le café que Marie avait fait spécialement pour elle. Francine, l’aînée, revenait du sana. À la voir-si pâle, la poitrine creuse, des rides comme une vieille, on pouvait se demander pourquoi on ne l’y avait pas gardée ? Elle tenait par la main le dernier-né, un petit frère qui ne savait pas encore marcher, les quatre autres, des loques sur le dos à ne pas reconnaître ce que cela avait bien pu être du temps où c’était neuf, restaient à distance, épiant Mme Donzert avec une curiosité intense. Sales à ne pas y croire, ils ne semblaient pas malheureux, et on ne pouvait que rire en les regardant, tant ils étaient drôles avec leurs faces de grenouilles réjouies. Jamais Mme Donzert n’avait vu pareil intérieur, une poubelle était un jardin parfumé à comparer à ce lieu. Martine, la malheureuse enfant, ne lui en fut que plus chère. Et la cour, alors, ou plutôt l’enclos… Marie et la marmaille accompagnèrent Mme Donzert jusqu’au portillon que, de toute évidence, on ne fermait plus depuis des années, il était à moitié enfoncé dans la terre, l’herbe, les cailloux. « Fais bonjour à Madame… » disait Francine au tout-petit, qui avait suivi le mouvement, accroché à sa jupe, mal assuré sur ses jambes potelées et, soudain, assis sur les fesses nues dans la poussière de l’enclos. Il remua une petite main minuscule dans la direction de Mme Donzert. Un chien broussailleux vint tout joyeux lécher le visage du petit qui s’agrippa à sa patte… Mme Donzert sortit de cet univers, toute bouleversée.

« C’est entendu, dit-elle à Martine, ta mère m’autorise à te prendre en apprentissage. Tu pourras aller lui dire bonjour le dimanche… » Et elle monta se changer.

C’est ainsi que Martine passa d’un univers à l’autre. Elle faisait maintenant de droit partie de la maison de Mme Donzert, du ripolin, linoléum, chêne clair, savons et lotions.

La coiffeuse était veuve. Une photo agrandie de son mari occupait la place d’honneur au-dessus de la cheminée. Il était menuisier dans le pays et gagnait bien sa vie. Parisienne, elle avait d’abord souffert de se trouver comme ça dans la paix des champs, mais vint Cécile, et elle s’était habituée à ce calme. Après la mort de son mari, elle avait vendu l’atelier qui se trouvait à quelques pas de la maison, remis à neuf son salon de coiffure, fait venir un appareil moderne pour la permanente, si bien que même les Parisiennes en villégiature venaient se coiffer chez elle, et même des personnes de R…, du château. Pendant les mois de vacances, le salon ne désemplissait pas et l’aide de Martine n’était pas de trop. Dès ce premier été, elle avait appris à faire le shampooing sur les têtes de Mme Donzert et de Cécile, mais Mme Donzert ne prenait pas de risque, et elle laissait Martine d’abord s’habituer au salon, à la clientèle, lui faisant balayer les cheveux coupés, nettoyer et astiquer émail et nickel — et dans l’astiquage Martine se révéla inégalable — il fallait voir comment tout cela brillait ! Elle savait aussi sourire à la clientèle, silencieuse et affable, habillée d’une blouse blanche, plus blanche encore à côté de ce teint d’or, de ces cheveux profondément noirs, avec un gros chignon lisse dans le cou, et à quinze ans, ce chignon de femme avait quelque chose de particulièrement séduisant. Elle était nette et sans bavures. Mme Donzert, qui croyait faire une bonne action, avait fait une bonne affaire. Cécile tenait le ménage, faisait la cuisine, elle n’aimait pas s’occuper du salon, et allait suivre des cours complémentaires à R… : il lui fallait le brevet supérieur, si elle voulait ensuite apprendre la sténodactylo à Paris. Mme Donzert faisait des affaires d’or ; elle dut installer un deuxième lavabo pour les shampooings et acheter un autre séchoir. Bientôt, elle fut obligée de confier à Martine même les permanentes, sinon la coupe… et Martine se débrouillait fort bien.

Tous les mois, Mme Donzert se rendait à Paris. Il lui arrivait de rester coucher chez une cousine à elle. Il fallait bien qu’elle y allât pour renouveler les stocks du salon, et acheter ce dont ses filles et elle-même pouvaient avoir besoin. Elle disait et pensait — mes filles, au pluriel, ne distinguant plus entre elles, les habillant souvent pareil, admirant autant sa petite blonde-tendre que Martine. Cécile ressemblait à sa mère, sauf qu’elle était toute mince, mince comme sa mère avait dû être à son âge, tandis que maintenant Mme Donzert était plutôt grassouillette, gourmande et n’aimant pas se priver. Et elle et Cécile étaient des cordons bleus. Aussi le nez fin et court de Mme Donzert faisait-il menu entre ses joues pleines, et les lunettes qu’elle devait malheureusement porter n’y prenaient guère assise. Cécile avait les yeux pervenche de sa mère, mais sans lunettes, et ses beaux cheveux cendrés, pour ne pas dire filasse. Bref, tous les éléments étaient réunis pour que, après trente ans, elle ressemble à sa mère point par point, ce qui n’était pas désagréable comme avenir, mais pas du tout le genre Ophélie qu’elle avait maintenant, romanesque, fluette et virginale.

On commençait à oublier l’Occupation, on s’habituait si bien à la Libération que le bonheur devenu quotidien ne se ressentait plus guère. Le retour de l’essence et la disparition des tickets… pour le reste, on y comprenait encore moins que pendant la drôle de guerre, c’était sûrement une drôle de paix, à croire que les Boches avaient gagné la guerre, les collaborateurs reprenant du poil de la bête à n’y rien comprendre, même quand on n’essayait pas trop, et on tombait constamment sur des surprises, les prisonniers de retour de là-bas n’étaient pas contents, le charron ne retrouvait pas sa clientèle qui lui avait été prise par celui de R…, un collaborateur pourtant, le pharmacien avait eu du mal à déloger de la pharmacie son remplaçant… Il y avait partout de l’amertume…

Mme Donzert et les deux filles disaient comme tout le monde, pestaient et râlaient, mais, somme toute, cette sorte de déboires collectifs n’avait pas de prise sur elles, de la pluie sur un imperméable.

Cécile avait un petit amoureux qui, lui aussi, allait à R…, pour son travail, et ils faisaient tous les jours le chemin ensemble, en car ou à pied. Mme Donzert trouvait qu’ils étaient trop jeunes pour se marier, ce qui était vrai. L’amoureux avait dix-huit ans et était compagnon chez un maçon, mais les parents avaient de quoi, son père était entrepreneur maçon. Le petit devait apprendre le métier pour être patron : c’est indispensable pour savoir ensuite faire faire le travail aux autres. Cécile avait le droit de fréquenter Paul.

Martine n’avait pas d’amoureux, elle pensait à Daniel et continuait à vivre dans l’attente, les yeux aux aguets chaque fois qu’elle sortait dans la rue. Elle n’avait pas eu à attendre la reprise de la baignade. Tout d’abord Daniel avait fait des visites régulières chez le docteur Foisnel : être condamné à mort à dix-huit ans, cela vous secoue l’organisme. Deux fois par semaine, Daniel venait chez le docteur pour des piqûres et il rencontrait toujours sur son chemin, à l’entrée du village, assise sur une borne, Martine-perdue-dans-les-bois. Ce n’était pas sorcier de deviner pourquoi elle était là… Pourtant » Daniel passait sur son vélo, avec un sourire dans sa direction et même pas un bonjour. Pour le retour, il arrivait à Martine de le rater, ou le docteur le gardait à dîner, ou il filait sur Paris… À le voir comme ça sur son vélo, on n’aurait pas cru vraiment qu’il avait besoin de piqûres ! Changé, c’est vrai, un homme, mais toujours robuste, comme il l’avait été gamin, avec sa tête ronde et les cheveux en brosse. Les traits pourtant accentués, il avait toujours cet air de contenir un rire intérieur, qui faisait frémir les narines, mais ne gonflait plus des joues qui avaient perdu toute rondeur… Il était net, luisant et solide, comme sa moto neuve — car bientôt il eut une moto — en été juste un short sur le corps, en hiver un cuir et des bottes… Martine l’entendait venir de loin sur la route, et c’était merveilleux et effrayant.

En été, le promis de Cécile avait beaucoup de travail, toujours sur un chantier ou un autre, et elles allaient à la baignade toutes les deux, sans garçons. Naturellement, là-bas, elles en rencontraient, mais on les savait sérieuses et personne ne leur manquait de respect, on chahutait, on rigolait ensemble, il n’y a pas de mal à ça.

La baignade se trouvait entre R… et le village : c’était un étang assez grand, étiré en longueur, en plein dans les bois, mais se continuant d’un côté par un pré vert. La municipalité de R… avait fait construire des cabines, et des planchers à différents niveaux, permettant d’y venir avec les enfants ; quant aux adultes, ils avaient presque tout l’étang pour nager. Du côté où la baignade était interdite, parce que dangereuse, somnolaient des canots, s’enfonçant lentement dans l’eau, des pêcheurs immobiles attendaient, suspendus à leurs lignes. Pendant les vacances, surtout le dimanche, la baignade et ses approches étaient envahies. Des voitures arrêtées, des tentes de campeurs, des gens qui mangeaient sur l’herbe, leurs chiens qui couraient ici et là, gambadaient et faisaient connaissance.

On pouvait aller au bal à R…, il y avait un dancing en plein air, mais Mme Donzert ne voulait pas que les petites y allassent seules, elles n’y avaient droit que si elle pouvait les y accompagner elle-même, ou la pharmacienne, une femme sérieuse. C’était mélangé là-dedans. Une fois l’an, pour la fête du pays, la Sainte-Clarisse, c’était la grande bringue : le Syndicat d’Initiative de R… avait repris les traditions abandonnées pendant l’Occupation, avec bal sur la place, baraques, retraite aux flambeaux… Il y eut des innovations : embrasement du château historique au fond d’une vaste cour d’honneur, un château auquel on était si habitué qu’on ne le remarquait plus, et qui devenait, dans cette robe de bal qu’on lui mettait pour un soir, solennel, somptueux et inaccessible derrière sa grille forgée. Chaque pavé de la cour dessiné avec netteté, des ombres profondes arrondissant les tourelles avancées, et là-bas, au fond de la cour, le corps de logis principal en briques avec chaînage de pierres, un double rang de colonnes surmonté d’un fronton au milieu… Les indigènes, estivants et touristes, accrochés à la grille, regardaient longuement l’apparition lumineuse… Puis, le tir, le bal, les loteries prenaient le dessus. L’autre innovation du Syndicat d’Initiative était, depuis l’été 1946, l’élection de Miss Vacances au cours du bal : un jury, élu séance tenante parmi les personnalités de l’assistance, s’était trouvé composé d’un châtelain — pas celui de ce château historique là, mais d’un autre non moins historique — d’une vedette de cinéma, qui avait acheté une ferme aux environs de R…, d’un membre du Conseil municipal de R…, d’un des députés du département qui soignait sa popularité, etc.… Mais il n’y avait pas de candidates ! Les filles de R… et d’ailleurs ne rêvaient pas de monter sur l’estrade à côté de l’orchestre, et ce furent les membres du Syndicat d’Initiative qui allèrent les pêcher parmi le public… Elles protestaient, ne voulaient pas y aller. C’est ainsi que Martine, traînée de force, se trouva parmi d’autres, auprès du jury souriant, et devant un public riant, sifflant et applaudissant chaque nouvelle candidate qui apparaissait là-haut… Elles étaient là une dizaine, petit troupeau apeuré et gauche, ne sachant que faire de leurs membres. La grosse caisse et les cymbales battaient et sonnaient, et chacune des candidates malgré elles devait sortir du rang et faire quelques pas sur l’estrade, accompagnée des commentaires du speaker à son micro, qui ne cessait pas de parler, on eût dit une bobine de fil qu’on a laissé tomber et qui se déroule sans fin… Le public, ravi de la nouveauté du jeu, s’amusait énormément, et les garçons au fond de la salle faisaient un chahut qui couvrait caisse et cymbales, lorsque les filles qu’ils connaissaient depuis toujours apparaissaient l’une après l’autre dans les feux de la rampe, étranges comme le château embrasé. Martine l’emporta de haute main. Elle avait une robe blanche, une jupe plissée qui valsait autour d’elle, à cause de cette démarche qu’elle avait, la manière de lancer en avant ses longues jambes, et le reste du corps immobile et droit comme si elle portait sur la tête un récipient plein de liquide. Sans fards, ses traits se dessinaient nettement de loin, la ligne horizontale des sourcils, de la bouche, la ligne verticale du nez droit, du front droit… Les cheveux collaient à la petite tête et s’enroulaient sur la nuque — Martine les avait coupés malgré les protestations de Mme Donzert… Mme Donzert et Cécile, dans la salle, regardaient Martine, bouleversées, émues, le cœur battant. Cécile n’était ni envieuse ni jalouse, pourtant Martine éprouva comme un soulagement confus lorsque Cécile et Paul, son amoureux, eurent le premier prix du slow, sur quinze couples concurrents. Mais le comble de cette soirée inoubliable fut la rencontre !

Ce fut à la sortie, tard, comme Martine, seule à la grille devant le château embrasé, attendait le pharmacien qui devait les ramener au village et cherchait sa voiture, pendant que sa femme et Mme Donzert, plus fatiguées de regarder danser les filles que si elles avaient dansé elles-mêmes, s’étaient assises quelque part, sur un banc, et que Cécile était ailleurs avec son amoureux… Cela arriva au moment même où l’embrasement s’éteignit : la silhouette de Daniel surgit dans la nuit revenue, à côté de Martine… Il avait comme toujours sa moto à la main, il souriait. La nuit était profonde, veloutée, sous un ciel noir et étoilé :

— Martine, dit-il tout bas, je me perdrais bien dans les bois avec toi…

— Martine ! criait-on. Martine ! où es-tu ? On t’attend !

Daniel enfourcha sa moto, leva le bras en signe d’adieu… La moto fila dans un bruit de tonnerre de Zeus.

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