OUVERTURE DE CRÉDIT

Si je n’étais pas celle qui raconte l’histoire, j’aurais dit à Martine — méfie-toi ! Une maille a craqué, elle va filer. Mais je ne peux pas me mesurer avec Martine. Je me rappelle, j’habitais seule alors… Je rencontrais parfois à Montparnasse une femme charmante. Elle vivait avec un homme qu’elle adorait, il était beau, il était toujours soûl, il se droguait. Un soir, il apparut chez moi, ivre, et se mit à me parler d’amour. Il ne voulait pas partir… Par chance, quelqu’un arriva qui réussit à le jeter dehors. Il se mit à me poursuivre. Je n’osais plus regarder sa femme et ce fut elle qui me dit : « Vous manquez de grandeur, vous êtes incapable d’aimer un homme qui dégueule. Vous ne pouvez pas aller jusqu’au bout… Il vous faut que tout soit joli et propre. Je vous méprise. » Je l’ai laissée m’injurier, elle souffrait de ce que l’homme qui était son Dieu pouvait provoquer un tel dégoût. Mais ce qu’elle m’avait dit alors est resté en moi comme une écharde qui, parfois, me fait mal encore.

Je ne peux pas me mesurer avec Martine. Elle a la force d’aller jusqu’au bout.

L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine. Vous l’avez vu sur les pages satinées des magazines : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant, en matière plastique, que l’on trimbalait d’une pièce dans l’autre, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter personne. Daniel était plongé dans l’étonnement… Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela appartenait à Martine, et il n’y avait que Martine elle-même là-dedans, qui fût à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtint de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter les chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose… Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’était-elle lancée là-dedans ! Après cette lettre, Daniel ne revint pas à l’appartement de deux semaines, aussi Martine ne lui demandait-elle plus rien. Elle se débrouillerait bien toute seule.

Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approchaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles… Bref, l’univers de Daniel dans lequel elle ne pouvait mettre de l’ordre. Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages qu’il n’avait qu’à laisser en consigne, où il le voulait. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa nouvelle vie indépendante, sans M’man Donzert, sans Cécile et M. Georges. Les premières nuits, seule là-dedans, avec les murs qui sentaient le neuf, le lit inconnu, et des bruits étrangers, venant de la rue, de l’intérieur de la maison… elle regretta presque de s’être lancée dans ce qui lui paraissait maintenant une aventure folle. Affaire de quelques jours. L’angoisse disparue, il ne resta plus que le délicieux sentiment de nouveauté. Et puis, il y avait Daniel, le bonheur d’être ensemble autrement que dans un sale hôtel… Tous les deux, chez eux. « Chez toi… » disait Daniel, et il repartait en courant.

La vie, secouée pendant quelques jours par le déménagement, avait repris son rythme. Martine, régulière comme « au quatrième top, il sera exactement… », sortait, rentrait, préparait à manger, se couchait, se levait. Tous les samedis, elle allait dîner chez M’man Donzert, avec ou sans Daniel, et tous les jours en rentrant de son travail elle téléphonait à Cécile d’un bistrot, à côté de sa maison, pour prendre des nouvelles de tout le monde. Il n’y avait pas de téléphone dans son nouvel appartement ce qui rendait les absences de Daniel plus profondes. Martine était patiente. Elle avait déjà tant attendu Daniel, alors que cela semblait vain… Elle attendrait encore et bientôt ils seraient ensemble tout à fait, toujours et pour toujours. Pour les consoler des séparations, ils avaient des heures de bonheur pleines comme un œuf. La nuit, sur le balcon au sixième au-dessus de Paris, au-dessous d’un ciel à eux deux… Daniel commençait à s’habituer à ces quelques mètres cubes d’air qui leur étaient alloués, à ces deux pièces vides, avec de l’eau bouillante distribuée par la maison, les trois tabourets en tube métallique à siège jaune, l’ampoule sans abat-jour, les couverts, les deux tasses, les deux assiettes achetées à l’Uniprix… C’est bon de camper ainsi, comme on a besoin de peu de choses en réalité…, comme on s’encombre la vie d’objets inutiles… Ils avaient une joie d’être ensemble, une joie haletante, pressée, provisoire et prometteuse de ce que cela serait plus tard…

Une fois, arrivant comme toujours à l’improviste, à cause de cette absence de téléphone, Daniel trouva Martine dans la cuisine avec un monsieur. Elle parut gênée. Un homme correctement habillé, des rubans à la boutonnière, assez grand, une petite moustache en brosse. Il fallait le regarder de plus près pour remarquer que ses poignets étaient élimés, que le veston foncé montrait sa trame, et le visage beaucoup de rides. Martine un peu plus rose que d’habitude, avec autour du cou de la soie turquoise qui lui allait très bien au teint, dit :

— Monsieur est représentant d’une maison qui vend à crédit.

— Établissements Portes et Cie… Monsieur Donelle, je présume ? — Le monsieur se leva.

— Parfaitement… — Daniel se versa de l’apéritif dans le verre de Martine et s’assit sur le radiateur.

— Madame a choisi cet ensemble-studio, — le représentant ouvrait devant Daniel un catalogue, — Madame a un goût très sûr, excellent… C’est jeune, moderne… du chêne verni, naturel, de qualité irréprochable. L’armoire à glace offre d’incroyables possibilités de rangement. Table portefeuille. Le bahut pour la vaisselle est tout à fait suffisant pour un service de table et la verrerie…

— Tu comprends, dit Martine, excitée, l’armoire, on la mettrait dans la chambre…

— Madame est très pratique, approuva le représentant, le petit divan vaut plusieurs chaises, et si vous avez quelqu’un à coucher… Au-dessus, il y a un rayon pour les livres…

— Vous ne vendez pas de livres à crédit ? s’enquit Daniel.

— Non, Monsieur… Je regrette.

— Vous en vendriez, je crois… Au mètre, juste ce qu’il faut pour remplir le rayon.

Le représentant le regarda furtivement :

— Vous êtes le chef de famille, Monsieur ? demanda-t-il poliment.

— Nous sommes mariés sous le régime de la séparation des biens, si c’est ça que vous voulez savoir… Ma femme a le droit de signer tout ce qu’elle veut. De toute façon, je ne réponds pas des dettes qu’elle pourrait contracter…

— Mais nous ne sommes pas du tout inquiets. Monsieur. Madame n’a pas besoin de caution… avec l’emploi stable et bien rémunéré… et les grandes facilités de paiement que nous accordons, elle peut très bien se permettre cet achat…

— Laissez-moi le catalogue, Monsieur, dit Martine, je vais réfléchir… Je ne sais pas si je ne préfère pas carrément une salle à manger, celle avec les pieds effilés et le dessus damier.

Le représentant parti, Martine disparut dans la salle de bains et Daniel resta seul à siroter l’apéritif. Elle revint d’ailleurs très vite, en peignoir de bain, une serviette entortillée autour des cheveux. Belle comme un beau jour. Daniel lisait son journal. Elle cassa des œufs, fit une omelette. Ils mangèrent en silence.

— J’aimerais autant, dit enfin Martine, que tu ne me couvres pas de ridicule devant les gens.

— Tu n’as pas besoin de moi pour cela… répondit Daniel.

Il se leva, posa son couteau, le morceau de pain qu’il allait porter à sa bouche… Martine entendit claquer la porte d’entrée.

Au bout d’une semaine, elle reçut de lui un petit mot tendre : il était en plein boulot. Encore une dizaine de jours, et voilà Daniel revenu, les traits tirés, pâle, mais plein d’un rire prêt à déborder… « Mon Martinot !.. » Et pas un mot sur ces malheureux meubles à crédit.

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