Il ne s’est pas annoncé.
Il est là, fou, purement fou, à tambouriner à la porte de ma chambre malgré que je vienne de la lui ouvrir. Son visage est ruisselant de larmes. Sa poitrine ronfle comme les établissements du Maître de Forges avant le Front populaire. Il exhale des plaintes de carnassier piégé.
Il cesse de cogner, s’étant aperçu que je lui avais donné satisfaction. Sans doute m’avise-t-il enfin à travers le rideau de pleurs qui l’isole du monde ?
Alors il se jette sur mon pyjama de soie bleue, le détrempant en quelques clins d’yeux. Il pend dans mes bras comme l’enfant à naître dans le ventre de sa mère.
Un couple de touristes hollandais, blonds, roses et cons, nous regardent, stupéfaits. Je le happe à l’intérieur de ma suite royale dont je referme la lourde d’un gracieux mouvement de talon.
Le coltine jusqu’à un fauteuil au creux duquel il se love (I love you, darlinge) pour mieux chialer.
Alerté par le tumulte de ce chagrin à grand spectacle, Béru arrive, vêtu de son tricot de corps qui s’arrête au-dessus du nombril ; lequel nous fustige d’un œil de pachyderme frappé de conjonctivite.
— Qu’est-ce que c’est c’bordel ? demande Bérurier, que j’en faille m’étouffer en clapant mon croissant. Pourquoi t-il qu’il bieurle d’la sorte, le Momo ? Hein, Momo, qu’estce y t’arrive, mon bout d’homme ? Ta nana t’a largué en engourdissant la caisse ? Ou bien t’es arrivé au moment qu’é s’faisait encore pointer féroce par un d’ses loubards ?
— Non, non, regimbe le professeur Corvonero. Elle est morte !
On chope ça pleines badigoinsses ! Cap ratiches, toutes ! Vlan !
En chœur, moi avec ma voix de ténor, Béru avec sa voix de basse beaujolisée, on récrie :
— Morte !
— Si ! Morte ! J’ai entendu à la radio pendant que je me rasais ! Je suis parti comme un fou chez elle. Et c’est vrai : morte !
Cris, larmes, légère crise de nerfs en provenance des Açores, avec dégradation du système neurovégétatif consécutif à un courant froid venu d’Islande. Il trépigne. Il glabute. Il chnouffige. Il pétrarque. Il ramisse. Il a un début de dégueulage : son jus d’orange matinal.
Bérurier cherche alentour, avise ma boutanche de San Pellegrino et la lui verse sur la tronche. Petite clause grand Eiffel : Machin suffoque, hoquette, chnuldingue et se calme.
— Soye un homme, et pas une affiche molle, Momo ! le supplie Béru. Bon, elle est cannée, j’te conçois la douleur, mais t’sais qu’pour une de paumée t’en as cent qui s’chicornent au portillon, mon grand. D’accord, ell’ était bien bousculée : frimousse de salope, cul bien tourné et la chatte coiffée frivole ; mais av’c ton blé, j’t’en retrouve des z-encore mieux, mon minet. Et qui t’extrapoleront l’bistougnet façon princesse pour moins chérot.
J’écarte le Gros et ses oraisons funèbres à la graisse de fakir.
— Moule-nous, Bossuet. Et vous, professeur, expliquez un peu ce qui s’est passé.
Il y parvient, avec force points de suspension, blancs à remplir, hoquets, mouchages.
— Atroce ! Elle a été brûlée vive dans son lit. Elle portait une chemise de nuit en soie, vous pensez ! Ses draps aussi étaient en soie. La chambre entière a été carbonisée et l’immeuble y serait passé si un chauffeur de taxi qui circulait tard n’avait aperçu l’incendie et donné l’alarme.
Le silence succédant à ces explications est aussi éloquent que la photo en pied (non, je ne mets pas d’s à pied) du prince Charles d’Angleterre et autres lieux-dits avoisinants.
Je bande mes forces et le romps.
— Que pensez-vous de cette tragédie, signor professeur, en dehors du mal qu’elle vous cause ?
— J’en pense tout ! répond-il.
— Commençons par un bout.
— Letizia ne fumait pas. Comment, en ce cas, le feu aurait-il pris à sa literie ?
Béru, pratique :
— Elle aura reçu un julot qui lui a grillé une sèche après l’avoir limée, Momo. Beaucoup de lavedus comportent ainsi : ils baisent, et puis ils fument. C’est les mêmes mecs dégueulasses qui fument en mangeant.
— Non, non, repousse Corvonero, Letizia était la fidélité faite femme.
Le Mahousse renifle.
— J’voudrais pas casser la cabane d’ton deuil, Momo, mais la femme la plus fidèle s’fait calcer quand une bath occase s’présente. Si j’te disais que même chez moi, ma Berthe, y aurait des doutes qui me tressailleraient, parfois, et qu’j’préfère éteinde la lampe pou’n’pas voir les vers dans les figues.
« J’t’fous ma bite à couper qu’un loustic a laissé traîner une étincelle après son petit canter dans l’fion à Mad’moselle. »
Mais du fond de sa peine, Corvonero refuse pareille hypothèse.
— Et le personnel n’a pas été incommodé ? questionné-je.
— Letizia n’avait pas de domestiques à demeure, sinon une femme de ménage qui rentrait chez elle en fin de journée.
La foudre choit à nos pieds nus.
On se dévisage, le Gros et moi. Lui se gratte l’entremeule pour survolter le siège de son intelligence.
— Pas de valet de chambre ? insisté-je.
— Elle était bien trop éprise de liberté pour tolérer une présence constante sous son toit !
— Mais juste un p’tit valetock chinois, pour dire, insiste Bérurier.
— Quelle idée ! Personne, vous dis-je. Personne d’autre que Marina, sa femme de ménage portugaise.
Quand je te disais que mon instinct jactait haut et juste, chérie ? Rappelle-toi ce malaise qui accompagnait mes pas, en quittant le domicile de la donzelle. Ainsi, le valet chinois n’était-il pas plus valet que toise émoi. C’est lui, l’incendiaire. Il a dû mettre un crayon fulgamostatique dans le plumard de la belle. Pour s’introduire céans, il avait revêtu une livrée de larbin. Vu le standinge de l’immeuble, c’était un bon moyen de passer inaperçu. Et nous deux, les ploucs enfarinés, de nous pointer pendant qu’il opérait. Voilà pourquoi il n’a pas répondu à notre coup de sonnette, le Safrané.
On se raconte mutuellement tout ça, dans un regard, Big Apple et Bibi.
On admet notre cocufiage intégral. Et dire qu’on mettait le gars groggy pour le faire tenir tranquille et qu’on l’a laissé sur les lieux avec un billet de dix mille lires entre les doigts pour le dédommager un peu.
— Ma vie est finie, ma vie est finie, il ne me reste plus qu’à mourir, je vais me tuer, déclare Corvonero.
— Ne vous donnez pas cette peine, d’autres vont s’en charger dans les heures qui viennent, professeur, le réconforté-je.
Son chagrin sort dare-dare les aérofreins.
— Qué ! fait-il, comme un cri de rapace, là-haut dans le ciel des Andes.
— Vous vous rendez parfaitement compte que Letizia a été assassinée, professeur. Toute votre intelligence vous le crie et la mienne se joint à elle.
Là-dessus, je le mets au courant de la situation, sans y changer une virgule, sinon que j’ai placé un point sur l’une d’elles pour en corser l’effet ponctuateur.
S’apprenant berné, il se sent endeuillé de plus belle. En même temps que sa dulcinée, ce sont ses illuses qui partent en couille. Des meurtriers ont carbonisé son présent, nous venons d’assassiner son passé. Mais, l’homme étant tel qu’il est que-veux-tu-que-j’y-fasse, c’est son futur qui l’inquiète au plus fort.
— Si on a tué ces deux filles, on va me tuer aussi ? conclut-il.
— Tout le laisse accroire, professeur.
— T’as un testament en bonnet déformé, j’espère ? rajoute le Véhément. Tu dois bien traîner des chiares, quéqu’ part, Momo, pense-z-à eux qu’ont tout l’avenir à s’démerder.
Oh ! ce numéro de glaglate. Pour le coup, il en oublie son grand chagrin irréparable, le candidat au suicide. Ses funestes projets, te les remise dans la giberne de son instinct de conservation. Se détruire ça va quand aucun danger ne vous menace, sinon où est le charme ? Il pige qu’il va être scrafé d’ici pas beaucoup, Corvonero.
— Ma che fare ! Ma che fare ? il trigonise en faisant un pas de vis de ses poignets.
— Offrez-vous un garde du corps, mon vieux. Barricadez-vous dans votre maison. Ou bien allez vous dénoncer à la police : ainsi, ils vous foutront en cabane et serez-vous à l’abri.
Il récrie bien haut ! En cabane ! Non, mais je me crois où ? A l’abri, en taule ! Ici ! Mais on le farcira d’arsenic avant qu’il ait eu le temps de prendre ses gouttes pour le cœur, bordel de Zeus ! Ou bien on le trouvera pendu dans sa cellote, suicidé d’office par des mains mystérieuses.
Le voyant cuit à point, j’y vais du grand air de Lakmé (juvénile) :
— Il y aurait peut-être un moyen, ami.
Il se jette sur moi comme un producteur de cinéma sur sa position bancaire.
— Dites ! Parlez ! Quel moyen, signore policier ?
— Que nous prenions les tueurs de vitesse.
— Comment ? Ma comment ?
— Vous nous donnez les coordonnées de votre filière italienne. Nous agissons promptement pour la démembrer et vous êtes sauvé !
Le regard qu’il pose sur moi est celui que t’adresse un type aux abois (ouah ! ouah !) à qui tu refuses cent balles.
— Vous vous moquez de moi ! reproche Corvonero. Si je faisais une chose pareille, je ne vivrais pas deux heures de plus !
Et, pour ne pas risquer de céder à mes basses manœuvres, il s’élance en courant hors de la chambre.
Histoire de me détendre les nerfs, je branche la radio logée dans la tête du lit. Une brameuse hystéro me flashe la gueule. C’est la méchante secouée. Vite je lui coupe le sifflet pour ne pas laisser lézarder mes tympans.
Bérurier s’assoit en remisant ses burnes, manière de ne pas les coincer. Sa chopine d’éléphant somnole dans de feintes torpeurs, mais je sais bien qu’elle est affûtée pour affronter une nouvelle journée pleine de baisances fortuites.
— Qu’est-ce tu dis d’la tournance des évén’ments, Beau Prince ?
— Je me demande pourquoi on a déguisé la môme en incendie, réfléchis-je.
— Parce qu’elle savait quéqu’chose de plus qu’c’qu’on croivait qu’elle susse, répond pile l’Einstein de la Rousse ; moi, c’t’aut’ chose qu’j’m’demande.
— Dis !
— Les deux filles sont mortes, mais Momo vit encore ; j’s’rais été d’eux, j’aurais commencé par lui.
— Seul’ment tu n’es pas eux. Ils ont trop besoin de lui. Bon, fringuons-nous et repartons au combat, mon drôle.
— L’menu du jour ?
— Une virée au musée. On ne sait jamais.
Le Museo di Santa Antonia dei Cosmetici est une construction monoptère[5] oubliée au fond d’un vaste parc truffé d’oiseaux, d’amoureux, d’enfants et de vieux branleurs. Pas très grand, il propose aux amateurs des collections réputées relatives à l’art extrême-oriental.
Ce qu’apercevant, je flanque un coup de manivelle en os dans les cerceaux du Gravos.
— Hé ! dis, Prosper, voilà qui fait bien augurer.
Il s’écarquille à en chier partout.
— Qui fait inaugurer quoi-ce ? bougonne-t-il, vexé d’être pris en flagrant délit d’incompréhension.
— Art d’Extrême-Orient.
— Voui, alors ?
— N’oublie pas que la drogue arrive souvent de ces contrées lointaines, et que c’est un Extrême-Oriental qui a piégé le plumard de Letizia, cette nuit.
Sa Majesté acquiesce, vaincue.
— La filière jaune, quoi ?
— On peut lui donner ce nom de code en effet.
J’acquitte le prix de deux biftons et nous visitons hâtivement le musée. Endroit conventionnel, fonctionnel aussi : murs blancs, spots innombrables, écriteaux explicatifs en italien et en anglais. En plus de tout : les rois de la fête, naturellement, une grouillade de reliefs (et bas-reliefs) d’architecture asiatique, bouddhas, déesses, fresques, armes anciennes, nani et nanère, pincemi et rince-doigts sont sur une jonque, tout ça… De surcroît, une odeur indéfinissable de là-bas : musc, me dit-on ? Je prends. Qui déconcerte nos narines indélébilement européennes. Pas grand trèpe. Les enfants d’une classe terminale sous la conduite d’un jeune gars qui prend son pied avec l’époque Ming au lieu de brosser sa gonzesse.
Ayant pris contact avec les lieux, je les quitte, pour pénétrer dans une cabine téléphonique installée dans le hall d’entrée du museo.
D’un index implacable je compose le numéro d’icelui. Ça bourdonne longtemps avant qu’on ne dégoupille le combiné.
— Pronto ! s’annonce une voix qui me semble femelle.
— Pronto, dis-je pour payer mon écho.
Là-dessus, je dois plonger.
— Vous êtes le Museo di Santa Antonia dei Cosmetici ?
— Si, signore.
— Puis-je vous demander à quel service vous appartenez ?
Ma terlocutrice paraît interlocutée :
— Mais, qu’entendez-vous par là ?
— Je veux dire : vous n’êtes pas la personne du guichet ?
— Oh, non, ici la ligne privée du directeur. Le guichet c’est…
Je la coupe, cette chère Melba, avec le sécateur de ma voix de rêve.
— C’est précisément au directeur que je souhaiterais parler.
— Le signor Parrucca est en conférence. Il faudrait le rappeler.
— Pensez-vous qu’il en ait pour longtemps ?
— Un quart d’heure tout au plus.
— Croyez-vous qu’il puisse m’accorder un entretien ensuite ? Il s’agit d’une chose très importante.
— De la part de qui ?
— Mon nom ne lui dirait rien, je suis un ami du professeur Corvonero.
— Si vous voulez bien répéter, je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu.
— De la part du professeur Corvonero. Je me permettrai de me présenter d’ici une dizaine de minutes, j’espère que M. le directeur pourra me recevoir. Mes respects, signora.
— Elle a l’air un peu écroulaga, la s’crétaire, commente le Vibrant. Doit pas avoir une tronche à s’faire fourrer su’1’clavecin d’son Olivetti.
De primatial abord, l’endroit fait pas tell’ment repaire de croquants. Je consulte ma montre.
— Séparons-nous, Gros. Tu vas flânocher dans le coin en m’attendant.
— Et toi, tu comptes l’entreprendre comment, le directeur ?
— Je vais lui balancer un pavot dans la mare pour voir si ça va faire des ronds.