CHAPITRE XXIV

Macao, j’ignore si tu es de mon avis, c’est un patelin plutôt triste. Artificiel par le côté casinos, il fait délabré pour le reste, fin de civilisation, plus exactement. Il s’agit d’une sorte de no man’s land où plus rien d’ancien n’est pris au sérieux, mais où rien de neuf n’est encore en place. La frite des gens est éloquente. Tu te croirais un peu dans ces pays de l’Est où l’on voit sur les visages que le bonheur fut et qu’il ne reviendra peut-être jamais. Vivre n’y est qu’une façon de subsister ; il y manque ce corollaire de l’humain : le rêve.

Je me dis tout cela et un peu plus en filant nos gens par les artères ensoleillées. Ils ont pris des pousses à deux places tractés par un vélo ; plus exactement, par une moitié de vélo, puisque le véhicule ne comporte que trois roues au total. Malgré l’énergie des pilotes, il ne nous est pas dur de les suivre à pied. Nous marchons vite, ce qui n’est pas du goût de l’Enflure. Le Gros a toujours considéré ses jambes comme un tabouret sur lequel faire asseoir une gueuse tétonnesque, ou comme un étau destiné à enserrer le jambon pour mieux le découper en tanches épaisses ; les actionner en cadence afin qu’un pied en précède un autre pour être aussitôt dépassé par ce dernier lui flanque vite des vapeurs.

— J’espère qu’ils vont pas à dache, renaude-t-il.

Je le rassure :

— A Macao, dache n’existe pas car c’est un minuscule territoire. En tout cas, si la distance à couvrir était importante, ils auraient pris une bagnole.


Effectivement, au bout de l’avenue, les deux cyclotaxis obliquent à droite pour emprunter une rue plus populeuse. Un instant, j’ai la raie culière qui fait l’accordéon, car il me semble que nous nous dirigeons vers l’hôtel de police où je fus initialement conduit. Mais non. On enquille une troisième voie, très déserte celle-là, pour stopper bientôt devant une construction neuve, éclairée par des briques de verre. C’est le style de nouvelle bâtisse fonctionnelle qu’on trouve dans tous les pays, sous toutes les latitudes.

Une porte de fer peinte en gris, à doubles battants. Dans l’un des vantaux s’ouvre une autre lourde plus petite. Une plaque émaillée, de forte dimension, vissée près de l’entrée annonce, en portugais, en anglais, en chinois et en sourd-muet : Coopérative Pharmaceutique. Import-Export. Les quatre passagers descendent de leurs mini-carrosses. Le gros vieux Chinois amoureux du travelo sort une clé de sa vague et ouvre la petite porte tandis que l’Italien cigle les pédaleurs. Ces dames font le pied de coquecigrue en attendant. Un, deux, trois, quatre, cinq, et tout ce petit monde est entré. La porte se referme.

— Tu croyes qu’y viennent pour une partouzette ? fait le Mastard.

— Un entrepôt pharmaceutique me paraît moins apte à héberger ce genre de cérémonie qu’une chambre d’hôtel.

— Alors ?

Je ne me marche pas longtemps sur la queue :

— Alors c’est le moment d’agir. Le fait que le Chinois ait ouvert avec ses clés indique que l’entrepôt (de beaujolais[15]) est désert pour l’instant. Good occase !

— T’as ton sésame ?

— Zob !

— T’as un feu ?

— Re-zob !

— Moi non plus. Tu croyes qu’on sonne et qu’on dit gentillement « Bonsoir, m’sieurs-dames, c’est rapport à un trafic stupéfiant qu’on est dessus ?… »

— Viens !

— Où-ce-que ?

— Les accessoires, toujours travailler les accessoires. Comme à Rome. T’as du blé ?

— Bédame.

— Grouillons !

* * *

Douze minutes plus tard… Comme dans les recettes culinaires télévisées. Tu mets un carton devant la marmite. Douze minutes plus tard, c’est écrit dessus. T’enlèves l’insert et dans la casserole tu peux mater le bon frichti doré qui fait saliver tous ces glandus sur leur tube catholique, comme dit le Gros.

Douze broquilles plus tard, or donc, nous sommes à nouveau laguches, portant l’un et l’autre une pyramide de cartons qui, pour être vides, n’en comportent pas moins un sévère emballage.

Les boîtes nous arrivent au ras des paupières. Je sonne impétueusement. Un bout d’instant passe comme une lettre à la poste, puis un fenestron s’ouvre dans la paroi de verre et un morceau supérieur du vieux Chinetoque apparaît.

— Qu’est-ce que c’est ? aboie-t-il, malgracieux, nasillard.

— Colis express en provenance de Hong Kong, objecté-je en m’efforçant de donner à mon anglais un accent chinois, ce qui est vachetement duraille pour un Français de Saint-Cloud.

— Revenez demain, c’est fermé aujourd’hui !

Sans doute que les pédégés causent ainsi aux employés dans ce pays.

Ma jugeote proverbiale est, une fois de plus, à l’honneur.

— Moi je veux bien, Sir, mais il y a marqué « Très urgent, denrées périssables » sur le paquet.

Il a les quelques secondes de flottement qui transforment mon palpitant en chicorée frisée. Puis il grommelle :

— O.K. ! je viens.

Il vient, le cher magot ! Il vient, cet estimable bonhomme.

Qu’effectivement, très peu après, cric ! crac ! la chevillette cherre.

Le Chinetoque s’écarte pour nous laisser entrer.

Tout se passe alors en un temps record, comme on dit je sais plus où, mais on le dit.

D’un commun accord, nous envoyons dinguer nos cartons vides. Je ferme la porte. Bérurier allonge un crochet de boucher au menton de l’adipeux qui, proprement foudroyé, tombe assis sur son cul bas, pareil à une grosse poire jaune, trop mûre, dont il a l’aspect gâté.

Nous nous trouvons dans un vaste hall d’arrivée servant de sas au dépôt. Il est muni à son extrémité de la même double porte permettant le passage des camions. Mais sur la droite, il y a un guichet de réception, avec, tout contre, une entrée sommée du mot « Bureau ».

Des voix retentissant dans cette partie des locaux, c’est tout naturellement vers elle que nous nous dirigeons après avoir ligoté prestement le gros sagouin avec les ficelles de nos paquets bidons.

« Vitesse sans précipitation ! » telle est notre devise pendant cette phase de l’opé. Nous pallions notre manque d’armes par une grande rigueur d’exécution.

Tu verrais agir le commando suicide, ma poule, tu en aurais la chair de coq ! La pièce où se trouvent les trois pieds nickelés étant repérée, on se met en posture de jaguars regardant boire la biche à la source.

Go ! chuchoté-je.

Je fais de rares emprunts (à dix pour cent) au dialecte anglais, et seulement quand il s’agit de termes irremplaçables. Le mot « go » est de ceux-là. J’en use en qualité d’onomatopée, pour me nettoyer de ses miasmes originels. « Allez ! » comporte deux syllabes, ce qui est trop pour imprimer une idée de promptitude totale.

Au « go » (et Millau), c’est la ruée sauvage. Une horde de cosaques, un piqué de kamikazes (comme le sirop des Vosges) un lâcher de paras israéliens ne feraient pas davantage d’effet. On bondit en hurlant de guerre, le Mammouth et moi. Du jamais vu ! Du never entendu. Aux bons entendeurs, salut ! Aux bonzes en tendeur, sale U !

On arrive, on jaillit, on gicle, on bouscule, on dévaste. On administre, on bourre, cogne, rogne, cigogne, martèle, entête, tuméfie, stupéfie, démolit, neutralise. Mais que je te situe. Le travelo chinois est assis dans un fauteuil chromé faux cuir, les jambes sur l’accoudoir, une cigarette à bout argenté aux lèvres. Nonchalant, abandonné.

Devant lui, le couple de Ritals, presque nus. La secrétaire du museo est en coquin slip et soutien-loloches, l’ensemble dans les tons saumon. Lui, en slip tout ce qu’il y a de kangourou, et espère qu’il en coltine un beau pacsif dans le soutien-gorge à roustons.

Leurs fringues sont soigneusement disposées sur des sièges. Ils se tiennent à deux mètres l’un de l’autre en une attitude qui n’a rien d’équivoque. Juste la merveilleuse tantine qui chique les voyeurs met du graveleux dans l’affaire. Sinon on pourrait croire qu’Avani et sa potesse s’apprêtent à passer une visite prénuptiale.

Je mets le moulin en accéléré, de manière à te donner l’impression du ralenti.

Entrée foudroyante des deux féroces.

Regards stupéfiés des trois.

Béru commence par balancer un coup de talon dans la gueule du traveloche, lequel abandonne son fauteuil par le côté dossier et emplâtre le bureau. Sur sa lancée, le Gros est déjà devant la secrétaire à laquelle il administre une mandale qui foutrait bas une cheminée d’usine. Bien que la môme ne soit pas une cheminée d’usine (le doute n’est pas possible), elle est mise bas et on a vue saisissante sur son adorable fessier pour grandes personnes. Ma pomme, je suis allé droit au bel Italien. Tête-boule, rrran ! Dans le portrait. Ça me rappelle quand j’étais avant-centre dans l’équipe de foute du lycée ; un but-de-la-victoire que j’avais marqué de la tronche sous un angle impossible, comme dit Thierry Roland, que ça fait une pétée que j’l’ai pas revu, cézigue, tu crois qu’il donnerait seulement signe de vit avec ses bourrins de merde !

L’Italien s’effondre. On continue bellement d’investir. Faut que tout notre petit peuple soit colonisé bien à fond. Pas de guérilla possible. Je veux une situasse nette. Que le ménage soit bien fait, pas un grain de poussière sur une crosse quelconque de pétoire.

Alors on explore rapidos les hardes de tous. Ils n’ont pas d’armes sur eux. Qu’en feraient-ils ? Qu’avaient-ils à redouter, ici ?

Ma présence les terrifie.

— Tu m’attaches tout ça selon ta manière, toi qu’as des nœuds marins plein ta giberne.

— A ton service, gars !

Il a une manière de ligoter les autruis, Alexandre-Benoît, pardon ! Il les veut inertes pour opérer sans risques de moindre bavure. Alors au prélavable, comme il dit, une légère manchette à la nuque, et, vlouffff ! ferme tes jolis yeux, car les heures sont brèves… Tout un chacun révulse de la prunelle et donne campo à ses nerfs. Sa Majesté agit avec célérité. Le Chinois retrouve son fauteuil et y reste soudé, pieds et bras. L’Italien demeure au sol, en longueur, momie soit Kémal y pense. La jolie secrétaire est invitée pour sa part à partager la rigidité d’un pilier de soutènement. Elle fait très victime de Peaux-Rouges criards qui l’auraient prise pour cible.

— Va récupérer le vieux dans le hall, Gros. Je veux une réunion au sommet !

Il va.

Ramène le gros paquet geignant qu’il laisse tomber sur le sol recouvert d’un tapis en coco.

Pendant ce temps, j’ai, par habitude, ouvert les tiroirs du burlingue et dégauchi dans celui du haut, à l’abri d’un double fond aussi discret et astucieux qu’un nez en carton, un pistolet de fort tonnage, à double canon, avec les yeux noirs. Arme de guerre qui ne plaisante pas.

Je l’examine avec intérêt, déboucle son crotsbigne de fourragité et le mets en évidence devant moi. De quoi tenir un siège, ce siège étant même un canapé, si ça se trouve.

Très bien. Les bonnes gens reprennent connaissance, en place pour le quadrille !

Rien n’est plus confortable, en pareille occurrence, que d’avoir tout son temps à libre disposition, comme il est dit sur les dépliants de croisières. Tu peux détailler chacune et chacun, réfléchir, chercher tes mots, en exiger de très rares de tes interlocuteurs.

Bérurier qui a exploré les placards d’alentour revient fièrement, portant un assortiment de bouteilles variées, parmi lesquelles une de whisky et une d’alcool de riz. Il est ronflant d’allégresse, Mister Milord. Pimpant comme un édicule public neuf.

— Eh ben ! tu voyes, c’t’ici qu’les Romains s’ramènent ! jubile mon joyeux complice. Faut venir aux ventripotes[16] pour discuter, mais on va l’faire à bâtons rompus.

Pour transformer cette affirmation banale en jeu de mots de qualité, il démasque un manche à balai passé dans sa ceinture comme un dérisoire sabre de bois.

En ma qualité de nouveau pédégé, reconnaissable à sa parfaite liberté de mouvements, je croise mes mains voyouses sur le beau buvard vert cerné de cuir.

— Je déclare la séance ouverte, dis-je. Et je donne la parole à la ravissante secrétaire du signor Parrucca, laquelle me doit toujours un dîner, soit dit en passant.

La donzelle ainsi invitée me décoche un long regard plein d’incertitude.

— Je vous écoute, signorina

Elle prend un peu d’air pour le voyage et le transforme en phrase décevante.

— Je n’ai absolument rien à vous dire !

Elle soutient hardiment mon regard.

Allons, toujours ces classiques complications dont on n’a raison que par la contrainte. Va falloir sévicer ! Ça me court. Une partie perdue est perdue, non ? Pourquoi refusent-ils toujours de s’affaler après que je leur ai fait toucher les deux épaules ? Faut les bricoler, malmener, torturer même, osons les mots les plus rebutants. Leur arracher des aveux par les moyens les pirement expéditifs.

Bérurier renifle de trop de concentration.

— J’sens que c’te clientèle est pour ma pomme, soupire-t-il.

Comme il sait bien tout, l’Abominable homme des œufs à la neige. Comme il me renifle au plus creux de l’âme ! Extirpant de sa narine palpitante les sombres remugles de ma conscience il les roule entre le pouce et l’index et les chiquenaude à travers le burlingue.

— Un moment, le calmé-je.

A la môme :

— Puisque vous ne dites rien, moi je vais vous parler.

Et voilà que je me mets à leur raconter mon odyssée du tunnel. A leur décrire la vie effroyable des fouisseurs de fond, dans la fange et le désespoir, leur renoncement par la came, la manière dont ils crèvent et pourrissent. Je parle sans passion, sans âpreté, en homme qui a besoin de faire connaître à d’autres une iniquité insoutenable. Le plus curieux c’est qu’ils paraissent m’écouter avec intérêt. Je leur dis la manière dont je me suis évadé. Le hasard qui m’a permis de les retrouver. Et je conclus :

— Je suis venu jusqu’ici, j’ai vécu tout ce que je viens de vous raconter uniquement pour apprendre la vérité sur votre trafic. Cette vérité, vous allez me la dire, sinon nous vous arroserons d’essence et nous vous ferons griller avec ce dépôt.

— Êtes-vous flics ou assassins ? demande calmement l’Italien.

— Dératiseurs, réponds-je. Vous infestez la société par la drogue, à cause de vous des quantités d’individus deviennent des loques déshonorantes. Je vous considère comme des rats dont la destruction est de salubrité publique. Je n’ai pas qualité pour vous arrêter, mais je peux vous anéantir.

Il me sourit. Son sourire me trouble, crois-moi ou va te faire faire minette par le grand gendarme à moustache posté sur l’autoroute du Soleil. Et sais-tu pourquoi il me trouble ? Parce qu’il est celui d’un illuminé. Je pressens tout à coup que cet homme est autre chose qu’un bas trafiquant de came. Oui, cette idée me vient insidieusement, devant ses dents blanches. Drôle d’idée, hein ? Et qui débouche sur quoi ?

— T’as un’ s’conde, qu’ je t’cause ? requiert Alexandre-Benoît.

Il est déjà à la porte du couloir, je l’y rejoins. Il pisse contre le mur, très relaxe, sans se donner la peine de chercher les cagoinsses. Sa modulation de fréquence anale ponctue d’un solo de batterie.

— Jamais y n’s’affal’ront si tu les sépar’ras pas, pronostique le loustic à tique. Moi, si t’es d’ac, je m’les biche un n’a un dans un’ aut’ pièce, et j’leur fais bonnir tant tell’ ment d’trucs qu’ils tiendront pas tous dans c’bouquin à la con.

Je me gaffais bien que ça allait finir commako. Passage au concasseur. Mister Moulinex en action ! Fabrication de tartares maison ! Hamburgers à toute heure. Recours inévitable à la main souveraine de Bérurier, l’homme de Gros-Moignon !

— Oui, oui, bien sûr, balbutié-je ; mais je…

— T’as tes états d’âme ?

— Plus ou moins, mais une chose m’intrigue que j’aimerais résoudre avant de passer aux voies de faits.

— Ce sont celles de la raison, affirme le Cartésien, qui cartèse sur table. Qu’est-ce qu’intriguante, s’lon toi, mec ?

— Pourquoi les deux Italiens étaient-ils déshabillés ?

— Faut t’faire un dessin ? ricane le Gros. Maâme Félicie t’a rien dit, l’jour d’ta majoration ? Y v’naient donner un petit spectac’ aux deux autres, bonne poire ! Ce cul est fadé[17]. Tu disais : une chambre d’hôtel est mieux pour, souate ! Mais p’t’être qu’on ne partouze pas av’c l’amour dans c’bled, et que c’est interdit par la censure.

Il se remise zézette après sa copieuse miction.

— Un instant, j’sus z’ à toi !

Il entre en coup de bourrasque dans le burlingue et va tirer deux trois mornifles de stentor au Chinois. Puis resserre sauvagement ses liens.

— L’père Mao qu’essayait un p’tit tour d’magie, explique-t-il en revenant. Bon, t’as décidé quelque chose de particulier, gars ?

— Prends les nippes de ces deux tourtereaux et examine-les centimètre par centimètre, avec des ciseaux !

— Toi, quand une idée t’travaille le cuir…

Il obéit cependant. Tandis qu’il s’acharne, je ne perds pas de vue nos prisonniers. J’ai l’œil. Ils ont les leurs. Or les leurs restent flegmatiques, je dirais même tranquilles.

Conclusion ? On gèle.

Le temps passe, en silence, juste coupé par le souffle encombré de Bérurier et le grignotement des ciseaux mordant dans l’étoffe comme un roquet dans les jarrets d’une vache.

Je bois un verre d’alcool de riz. Un lance-flammes me nettoie le gosier. L’arrière-goût est fécal. Bérurier tend la main dans ma direction. J’y place le flacon. Il s’en téléphone une douzaine de centilitres et pose la boutanche à ses pieds.

La secrétaire reste imperturbable.

Le ravissant pédoque soupire en louchant sur le torse bronzé et peu velu de l’Italien. Quant au gros vieux Chine-chine, il semble s’emmerder à quarante dollars le baril. La situation serait-elle bloquée ?

« Pourquoi s’étaient-ils dévêtus ? » m’obstiné-je à me demander sans me proposer de réponse satisfaisante.

Leur attitude n’évoquait rien de porno, je le répète. Leurs gestes étaient… comment te dire ? fonctionnels. Ils avaient la mornitude du fonctionnel.

Je me mets à arpenter le bureau. Le couple est-il venu chercher de la drogue ?

Part-elle de ce dépôt pour, via Hong Kong, filer sur l’Italie ?

Bien trop risqué. Je suppose que les quantités traitées à Rome sont trop importantes pour être véhiculées sous les vêtements de deux personnes ?

Alors ? Pourquoi se sont-ils mis à poil, tonnerre de Zeus !

Pourquoi ? POURQUOI ?

Qui va éclairer ma lanterne bordélienne ?

Toi ?

Moi ?

Eux ?

Je regarde autour de moi ce bureau classique de manufacture. Nous pourrions être n’importe où dans le monde. A Lille ou à Abidjan, à Helsinki ou à Zagreb. A Tokyo ou à Sao Paulo[18].

On ne se déshabille que pour se coucher, baiser, essayer des fringues, se faire examiner par le corps médical, bronzer, faire de la gymnastique. Or, ce bureau archineutre semble inapte à remplir l’une des conditions sus-énumérées.

Mon regard croise celui de la secrétaire.

— Je trouverai, lui dis-je, sans forfanterie ; j’ai toujours trouvé ce que je cherchais, et il m’est également arrivé de trouver ce que je ne cherchais pas.

Elle baisse les yeux.

Bon, ça.

Un point marqué !

Pourquoi baisse-t-elle les yeux ? Parce qu’elle craint (végétal) de laisser percer un début d’indice ou de je ne sais quoi. Peur de se trahir. Elle ne redoute pas qu’on mette ses vêtements en charpie, par contre elle redoute que je lise sa pensée dans ses mirettes.

Conclusion, Antoine ? Tu brûles.

Je m’approche d’elle et lui caresse la joue, lentement, tendrement, du revers de la main.

— Je trouverai, réaffirmé-je. Et si je ne trouve pas, ce sera l’un des plus beaux incendies jamais enregistrés à Macao.

Je prends son menton dans ma main, l’obligeant à dresser la tête.

— Donne voir ces jolis yeux, fillette ! Allons, donne, je lis dans les prunelles comme Mme Irma dans le marc de café.

Elle détourne son regard. Une vraie môme, voilà t-il pas. Elle a six ans, à peine, tout à coup. J’ai bien fait de l’appeler fillette.

L’inspiration ma bite. Je veux dire m’habite. Je suis porté par mon instinct.

Je pose ma bouche tout contre son oreille pour chuchoter à la limite de l’audible. Elle seule va m’entendre. Devant les autres, ses complices, cela prend une importance inflammatoire[19]. L’atmosphère devient épaisse comme ta pommade contre les hémorroïdes.

— Je vais trouver, ma belle. Je sais déjà que la clé de tout, c’est votre déshabillage. Je sais aussi que pour nous, le danger ne viendra pas de vos vêtements. Et pourtant tu as peur. Le secret est ici. Parmi nous. Il n’est pas encombrant. C’est un petit secret qui peut très bien se loger dans…

Je bloque son menton, elle ne parvient plus à dérober ses yeux traqués.

— … Dans un soutien-gorge, par exemple !

Un affaissement s’opère sur son visage. Moi, expert comme un orfèvre en la matière, je dégrafe sa gibecière à colombes. Les deux seins qui apparaissent ne sont hélas pas jumeaux puisque l’un d’eux est en matière plastique.

Il tient par ventouse, et aussi grâce au soutien-gorge. Ce dernier ôté, il ne me reste que d’appuyer le doigt sur la peau, à la lisière du faux nichemar pour qu’icelui s’abandonne. Je le recueille.

C’est de mon devoir puisqu’il est orphelin.

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