La dame des renseignements est un homme. Belle voix de basse noble. Elle met peu à m’informer que le numéro en question est celui du Museo di Santa Antonia dei Cosmetici.
Ma joie ne demeure pas.
— Je crois qu’il y a maldonne, ronchonné-je pour Béru que je rends responsable de cette déconvenue, c’est le biniou d’un musée.
Il ne départ jamais, l’Enflé.
— Et alors ? objecte-t-il.
On se défrime.
— Y a qu’dans les polars à trois balles que c’eusse tété le turlu d’un douteux versé dans l’import-export. Nos books, Dieu merci, ont une aut’tenue, merde !
Nous attendons au lendemain pour remettre ce que nous ne pouvons faire le jour même. Faute de mieux, je tube au professeur Corvonero. Il se jette sur ma voix comme un auteur dramatique sur la presse du surlendemain de sa générale.
— Avez-vous des éléments nouveaux ? il fiévrit, le pauvre cher chéri.
— Chut, domani, murmuré-je, comme cet industriel marron auquel un autre industriel marron demandait s’il était vrai que son entreprise avait brûlé.
Il va pour questionner plus avant, mais je le prie fermement de ne pas intervertir les rôles.
— Quelqu’un a-t-il essayé de vous contacter à propos des papiers disparus, Momo ?
— Nonon, s’effare-t-il, pourquoi ?
— Pour savoir. Et les amours avec Letizia, ça boume ?
Là, il se trouble.
— Heu… mais, c’est-à-dire, pourquoi ?
— Pour savoir, répété-je, quand l’avez-vous vue ?
— Je l’ai eue au téléphone et je dois dîner avec elle tout à l’heure.
— Chez elle ?
— Non : à l’hôtel Hassier, avec un couple d’Américains.
De la manière qu’il exprime, je comprends que la môme ne lui a pas parlé de nos démêlés.
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? demande le pauvre bonhomme inquiet comme un renard que sa poule aurait pris.
— Parce que quand je m’occupe d’une histoire trouble je pose une foule de questions troublantes, fais-je en manière (ou en matière, si tu préfères le thé) de conclusion. Je vous rappellerai dans la journée de demain, professeur. S’il se produisait un fait nouveau, téléphonez-moi à mon hôtel, et si je n’y suis pas, laissez un message.
Bérurier crie la faim en termes angoissants. Aussi l’emmené-je s’empâter dans un restau voisin qui sent le parmesan et la frigousse. Je reste silencieux, et mon mutisme lui porte sur l’humeur.
— T’fais un’d’ces bouilles, mec ! C’est pourtant bath, l’Italie, non ? Y a du picrate joyeux, du cul en pagaille et des nouilles à la tomate à toison ; en plus les gens ont pas des gueules bêcheuses comme ailleurs. Les fonctionnaires touchent des env’loppes, les communiss vont à la messe, et tout l’monde fauche l’sac à main d’tout l’monde dans une ambiance de kermesse. Y changent davantage d’gouvern’ ment qu’de slip et y roulent en bagnole comme si z-étaient tous cascadeurs, n’empêche qu’l’monde leur appartient. Y sont d’partout et solid’ment établis puisqu’y s’ transplantent par la base. La mandoline règn’su’l’monde, mon pote, faut admettre. Et sans qu’aye des m’nées raciss. Personne est antirital, la mafia d’alieurs permettrait pas. On persécute les juifs, on s’gaffe des Japs ou des Chin’toques, mais la mozzarelle a son passeport tout amulette[4].
Il boit pour lubrifier son conduit à paroles.
— Cause un peu, j’sus un nain terlucoteur valab’, non ?
— Je n’ai pas à dire, je gamberge.
— Gamberge à voix haut’qu’j’profite, au lieu d’cavaler seul.
— A vrai dire, je cherche une logique à tout ça.
Le Mastard déclare alors une chose qui va me valoir les foudres de ces gentilles connes du « aime ail Elf » :
— Peut pas y avoir d’logique, c’t’une histoire de gonzesses.
Il aspire deux cents mètres de spaghetti, éclaboussant copieusement sa limouille, son costard, et un peu le mien de pomodoro.
— Essayons cependant d’en trouver une.
— Comment-ce ?
— En récapitulant et en interprétant les faits.
Béru opine avec énergie. Il crie au loufiat de lui ramener une « excalope » milanaise, mais de veiller à ce qu’elle soit moins mince que la précédente, sinon il ira causer au chef après l’avoir assis dans son bac à friture.
— Attaque, gars, je j’ouïe à pleines portugaises.
— Corvonero, industriel versé dans les produits chimiques, connaît le démon de la cinquantaine sous les traits d’une pétasse folle de son corps qui se met à l’éponger de fond en comble. Pour s’en sortir et ramasser le blé qu’elle lui briffe, il accepte de traiter de la drogue dans ses labos. Il planque certains papiers relatifs à ce trafic dans une cache ménagée dans sa voiture. La futée Letizia apprend la chose…
— Stop ! dit le Gros, j’peux poser une question à cent balles ?
— Bien sûr.
— Elle a appris ça comment ? Tu croyes qu’ c’est Momo qui y aurait bonni ?
— Très bonne question, je la note en réserve. Donc, sachant cela, Letizia se met en cheville av’c une potesse pour faire engourdir les fafs compromettants et ainsi avoir barre sur l’amant. L’amie en question se nomme Antonella Mariani. Nous ne savons rien d’elle sinon qu’elle paraissait exister seule dans un luxueux appartement. Mon flair me pousse à croire qu’elle y vivait de ses charmes.
— Une pute ?
— Pas la tapineuse classique, plutôt la belle qui marne sur rendez-vous pour une quelconque Madame Claude romaine. Ayant réussi à piquer les papiers…
— C’est à c’t’endroit qu’tu dois toussoter et r’garder alieurs, ricane l’Imbécile Heureux.
Je reprends, sans broncher :
— Ayant réussi à piquer les papiers, la môme parle de la chose à une troisième personne. Peut-être a-t-elle décidé de faire cracher le professeur Corvonero sans Letizia et s’assure-t-elle d’un concours plus musclé, ne s’estimant pas de taille pour mener à bien d’aussi délicates tractations.
— Tu me la sors bonne, assure ce fin lettré, c’t’un plaisir d’t’entendre éjaculer ta pensée. Bien, je présume : la garnemente affranchit donc un pote, le gonzier veut alors opérer pour son compte et engourdit les papelards après avoir effacé la gamine. Dans ton conte d’Noël, tout l’monde enviande tout l’monde : Letizia arnaque son vieux, Antonella arnaque Letizia, et M. « X » (il prononce isque) baise Antonella d’première.
Content de m’avoir brûlé la fin, il se remplit l’assiette puis la panse, tout ici-bas n’étant que question de transfert après de brefs séjours.
— Tu n’trouves pas qu’ça fait un peu beaucoup, l’Artiss ? J’sais bien qu’on a affaire à des genss qui n’font pas leur première communion c’ t’année, mais c’t’un peu sismographique, le principe. En tout cas, faut qu’on va mettre la pogne sur ce m’sieur X.
Je soupire profondément.
— M’étonnerait que nous le dégauchissions dans un musée. A force de bricoler les six chiffres du numéro mystérieux, nous sommes arrivés à en former un qui correspond à la réalité, mais je doute que ce soit le bon.
Moins pessimiste que ma pomme, il branle ce que tu sais.
— On risquera rien à vérifier, objecte-t-il.
— J’ai une propose à t’faire, mec ; pour peu que tu ne mettes pas cent trente ans à dévorer ton carré d’agneau-de-Dieu-qui-efface-les-péchés-du-monde.
— Elle est acceptée d’avance, Monseigneur.
— Ce soir, la mère Letizia soupe en ville. On pourrait aller couler un œil dans sa carrée, non ?
Les Italiens, tout comme nous, n’ont pas de pétrole, mais ils ont du marbre. Je t’ajouterai pas que chez eux, ce n’est pas un cas rare, mais j’ai dû te le fignoler une bonne douzaine de fois dans des œuvres préposthumes et tu me taxerais de rabâchage à moi (comme disent les pieds-noirs) qui me renouvelle constamment au point que je ne me reconnais jamais dans ma glace d’un jour sur l’autre.
L’immeuble luxueux de la maîtresse à Momo ressemble à une carrière. Mes aînés n’y étant plus, j’y entre délibérément. C’est ancien, mais fastueux, avec un escadrin magistral, des lanternes circulaires d’un diamètre impressionnant, des portes dont la plus petite possède les dimensions de la porte Saint-Denis (ça, c’est vrai, ça !). Elle bivouaque au premier, la chérie. Elle possède l’étage entier. Ça s’envole, ces petites péteuses lorsque ça a mis le frifri sur un pigeon huppé. Je sonne, selon les règles du parfait fricfraqueur, tout en me disant que trois visites illégales dans une même journée, ça commence à faire pas mal et que si je contracte cette marotte, je vais bientôt effractionner celles du Colisée.
On ne répond pas. Donc j’ouvre.
Je ne vais pas tomber dans l’immobilier en te proposant un descriptif détaillé, comme t’es pas acheteur, inutile de procéder à un état des lieux.
Que je t’annonce simplement du cossussimo : tapis, meubles rares, tableaux, grelingrelin combien ai-je de cailloux dans ma main ; tchlaof !
Le temps qu’on s’imprègne de la majesté ambiante, de tout le tralalalalère tsoin-tsoin : et de l’opaline par-ci, de l’entre-deux-Sèvres par-là, moire, soie sauvage, velours, chieries de grand prix, lambrequins de mes fesses, pendillons, Louis XV italoche : le pire. Oui, le temps qu’on, et voilà qu’une lourde s’ouvre au fond du couloir et qu’un gonzman surgit. Un Asiatique fringué valet de chambre : futal noir, veste blanche. Devait être aux chiches lorsque nous avons sonné, l’apôtre, ou bien en train de se taper une plume devant la photo de Madame Butterfly (pas la mère : la fille).
Le plus indicible c’est qu’il ne semble pas effaré le moins par notre venue un temps pestive. Il nous marche contre, de son pas feutré et papelard, le regard en code, avec les pommettes qui haussent les épaules. Parvenu à faible encablure de nos rivages, il s’incline.
Instant louftingue. On est là à le mater à l’emplacement des yeux, lui attend on ne sait quoi ni qui. Quelques secondes mettent un peu d’ordre dans nos esprits en déroute. Et puis il finit par articuler dans un très mauvais italien :
— Mademoiselle n’est pas là ?
Pour lors, il y a début de surprise dans son intonation. De prime abord, il a cru que nous étions introduits par sa maîtresse (laquelle est également celle de Corvonero, je te le confirme à toute volée).
— Elle nous a priés de monter et nous a donné les clés pendant qu’elle s’attarde un peu avec le professeur.
J’ai dit négligemment. Mais enfin, ça reste foireux malgré mon ton enjoué. Le Jaunet ne se démonte pas.
— Vous pouvez me montrer les clés, s’il vous plaît ?
Pas folle la guêpe !
Je me tourne vers le Gros.
— Tu veux bien montrer les clés à monsieur, Alexandre-Benoît ?
— Mais certainely, dit Son Importance, avec beaucoup de parfaitement.
Et de t’aligner une pêche (ou un litchi) au menton du petit valet qui le décolle du tapis pour l’expédier dans des matins calmes.
Très au point dans ce genre de tête-à-tête, Béru le cramponne avant qu’il ne s’écroule et l’installe dans un fauteuil de l’entrée.
— C’qu’a d’con av’c ces mecs, dit-il, c’est qu’on peut pas s’rend’compte si y tournent d’l’œil étant donné qu’ils gardent constamment leurs stores baissés.
Je ne suis pas fiérot. Coup fourré, ma poule ! Du train où vont les choses, je vais me faire emballer pour de bon par mes collègues romains, moi.
— Cassons-nous ! décidé-je.
Mais le Mammouth regimbe :
— Là, j’te pige plus, l’Artiss. Maint’nant que j’aye aligné not’copain Fleur-de-soja, j’voye mal c’qui t’retiendrait d’faire ce dont on est venus pour ! Vas-y : esplore pendant qu’j’veille su’son sommeil.
J’opine (oui : de cheval si tu veux, pas qu’on perde nos bonnes habitudes) et me livre à une exploration en trombe. Les salons, salle à manger, juste pour dire. Ce qui m’intéresse, c’est la chambre de la gosse. Car une chambre constitue pour tout individu une espèce d’État dans l’État. Elle est sa vraie tanière. L’endroit où il garde ce qui lui est le plus personnel. Les secrets et les slips font bon ménage, ils sont, les uns et les autres, « d’alcôve ».
La carrée de Mlle Letizia Ramolin évoque les fastes hollywoodiens. Elle a trop bouquiné Ciné-Revue dans son adolescence et y a contracté le goût de l’époustouflant. En tout cas elle ne souffre pas d’agoraphobie. Vingt gu quelle salle de bal ! La plus grande pièce de l’appartement : dix mètres sur dix. Rose praline, comme chez je ne me souviens plus quelle vieille vedette partie du muet pour arriver à l’oubli. Lit rond, rose, de même que le ciel de lit, les murs, les sièges. Meubles laqués roses, salle de bains rose, avec baignoire en forme de piscaille qu’il faut descendre trois marches pour s’immerger la tranche de melon. Elle croit que c’est cela, le luxe, la dévoreuse. Et après tout pourquoi not ? Chacun ses goûts, chacun son rêve. Puisque les gens dits de goût sont en effroyable minorité, c’est donc qu’ils ont tort par rapport à la masse, non ? La loi du nombre l’emportera toujours.
Mais bref : je reviens à la réalité.
La réalité, ne serait-ce pas cette espèce de bureau-secrétaire moderne aux tiroirs aguicheurs ? Ou bien cette commode basse qui ne recèle peut-être pas seulement de la lingerie bandante ?
Je plonge, espèce de honteux animal fouisseur, dans la vie privée d’autrui. Un tiroir, je vais t’expliquer, pour bien en apprécier le contenu, il convient de le vider et de replacer l’une derrière l’autre, après l’examen, les choses que tu en as sorties. Ça prend du temps, mais c’est la seule méthode.
Ceux de Letizia contiennent tout un matériel porno. Vrai, le cul, c’est sa lumière, à cette fille. Complètement déboussolée du fion. Des bouquins qui épouvanteraient le dirlo d’une sex-shop ! Et puis la panoplie sophistiquée : vibromasseurs, godes électrifiés, onguents aphrodisiaques, nerfs de bœuf à pommeaux d’argent, fouets à clous, fouets sans clous, collerettes à paf en poils de mule et je m’arrête là, pas tomber dans le libidinœud, ni intriguer outre mesure le lecteur aux coïts classiques pour qui la fellation constitue le sommet de l’érotisme. Un peu de dignité, que diantre !
De papelards, fort peu : les bafouilles de son vieux papa qui habite la Haute-Savoie, une très ancienne carte de Sécurité sociale, des photos qui la représentent avec des glandus anonymes : petite fille, adolescente, femme. La fresque des cons à vivre. Famille, travail, amours. Rien que du banal, du sous-quotidien jaunissant. Les meubles gardent leur secret probablement parce qu’ils n’en ont pas. On a knockouté le petit valet asiatique pour ballepeau ; Letizia n’est qu’une provinciale nympho qui aime à jouer les Dames aux Camélias, la tuberculose en moins.
Je m’obstine, mais pour des prunes. Ne me donne pas la peine de bien ranger vu que notre visite sera mentionnée par le valeton.
Dans le hall, Bérurier est assis face à sa victime, les grêles genoux de l’Asiate entre l’étau des siens.
— Toujours dans la purée, Cézigue ? m’inquiété-je.
Sa Majesté renifle.
— J’l’entretiens av’c des petits gnons amicaux au bouc. Dès qu’il papillote des châsses, poum ! une chique pour l’rendormir. Et toi, où en sommes-tu ?
— Rien, filochons !
On se trisse. Je suis de plus en plus renaud, mal dans ma peau et autour de mes os. Traînant un confus sentiment d’empaillage généralisé. Comme si tout se liguait contre moi. Comme si mes pensées se trouvaient trahies par mes actes. Comme si, en sourdine, l’univers entier se payait ma tronche.
Dis, ça va pas continuer de la sorte jusqu’à la Saint-Trouduc. Tu penses sérieusement ? Me semble qu’il va m’arriver quelque chose. Et tu vas voir que mes pressentiments sont plus solides que les prédictions de Nostradamus.