Chante, ô mon amertume !
Insuffle-moi l’énergie qui mène à la revanche ! Il faut subir. Et puis trouver dans la résignation les éléments des prochaines victoires.
Je les regarde s’agiter dans le soleil, si gracieux, les salauds, si ivres de leur triomphe qu’un sentiment de profonde générosité me vient.
Alors tu sais quoi ?
Sors ta main de ma braguette et écoute : je bondis sur le pont. Je fonce à la poupe populaire.
Et je me mets à agiter mes deux bras à leur intention. Qu’ils soient rassurés, les beaux chéris. Message reçu. Oui, oui, je l’ai dans le cul. Oui, oui, bravo ! Ils m’ont enfilé de première, jusqu’à la garde ! Que Dieu les protège. De l’existence toujours perfide, bien sûr, et aussi de moi ! Parce que le gars Santantonio va revenir de Macao. Et parce que le monde n’est pas suffisamment grand pour qu’ils puissent m’échapper. Au moment des retrouvailles, je ferai du neuf et du déraisonnable. Quoi ? N’en ai pas la plus légère idée, mais ça me viendra au bon moment.
Au revoir, au revoir, les chéris ! Car ce n’est qu’un au revoir, mes frères, ce n’est qu’un au revoir. Promis. Pourtant, ce n’est là qu’une simple arnaque, de bonne guerre. D’autres malfrats, au long cours de ma carrière, m’ont meurtri dans ma viande, m’ont contraint à des soumissions déshonorantes ; mais je les haïssais seulement, j’avais simplement envie de les tuer, voire de les mettre en pièces. Pour ce couple, c’est différent. J’ai soif de les retrouver, soif de me venger d’une manière infiniment subtile. Ce bafouement me dépèce l’âme.
Et puis ça y est. Je ne les vois plus. L’éloignement les soustrait à ma rage délirante. J’arrête de gesticuler. La bourrasque de la vitesse qui croît me décoiffe.
Je me retourne pour aller m’asseoir. C’est alors que j’aperçois une femme qui compte parmi les dix plus belles qu’il m’ait été donné d’approcher. Attends que je récapitule : non, parmi les cinq plus belles. Et peut-être les trois. Une Chinoise. Mais nom de Dieu de nom de Dieu, ce qu’elle peut être horriblement belle ! Belle à te faire mal partout ! A t’en donner envie de chialer ! Ah ! l’heureuse diversion ! Et combien opportune ! Merci, sainte Opportune que je vais devoir vénérer, révérer, réverbérer au besoin. Instantanément, la brûlance de ma déconvenue cesse. Miraculeux.
Un baume pour les yeux rougis de haine.
Une Chinoise. Vive la Chine éternelle ! Une Chinoise inoubliable. Grande, et puis… Et puis merde ! Te décrire quoi ? Comment ? Une Chinoise ! Une Chinoise, quoi. La plus belle du milliard de Chinois qui se préparent pour la fiesta.
Visage parfait. Et cette dignité ! Madoué ! Et ce maintien. Mais le plus mieux, c’est le regard. Il est lumineux d’intelligence. Il est grave, intense, complet. Il voit et il montre !
Il sait tout et il dit.
Il observe et reste secret. Elle réagit à mes yeux dans les siens. Comprend que je suis un chibreur de naissance. La joute constante, zobinche braqué. Elle sait que, d’instinct, j’en veux, que, d’autor, j’en obtiens.
Son expression fugace est de repli. Elle exprime une curiosité dominée par une grande pudeur. Flattée et craintive. La classe !
Elle porte un tailleur noir, un chemisier blanc. Un très léger manteau de vigogne (qui est de retour) est jeté sur ses épaules. Curieuse mise pour partir en voyage touristique. Bien trop habillée. Son beau regard oblique va quêter le large ponctué d’îles vertes qui font le gros dos au soleil.
Je cherche du spirituel, de l’inédit, de l’apprivoiseur.
— Paysage magnifique, n’est-ce pas ?
De toute beauté ! Belle venue, hein ? On sent un gars qui n’est pas privé de dissert. Le mec plein d’aisance comme une fosse du même nom.
La personne ne répond pas, c’est mieux, plus subtil, plus captivant. Un tout juste acquiescement muet. Elle ne se livre pas, ne me rebuffe pas non plus. Polie, avec un zeste de féminité. Le côté, tu triques pour moi, grand rouleur, mais ne t’emballe pas, j’ai la chatte parcimonieuse.
Je les retapisse principalement dans les restaurants, les gonziers seuls, guignant des femmes seules. Me marre. Me retiens d’en être un de plus. La manière qu’ils trémoussent sur leur chaise, coulant des regards envapés sur la possible conquête. Toutous qui s’enchaleurent. T’approcherais tout contre, tu percevrais le gémissement qui leur fuse des narines.
Ils bouffent sans savoir, boivent automatiquement, parlent aux serveurs sans penser à ce qu’ils disent. Ils gambergent avec leur paf, supputent des glandes, tirent des draps sur la comète.
Me font peine et honte à la fois.
Et voilà que je me sens agir de même. Haletant. L’œil en chavirance, la sécrétion opérante. Je convoite, quoi. Je désire. La bébête qui monte qui monte.
Au point que j’ai totalement oublié ma déconvenue si cuisante. Mon existence se bloque.
— Voyez-vous, murmuré-je, voix noyée pour confidences à la radio après minuit ; voyez-vous, quand je pensais à Hong Kong, je n’attendais que le panorama. J’ignorais que le jour où je prendrais contact avec cette admirable baie, je ne la contemplerais que du bout des yeux parce que j’aurais mieux à voir.
Elle ne me regarde pas. Mais je sens qu’elle m’écoute.
— Sans doute sommes-nous séparés par des millénaires de civilisations différentes, poursuis-je, car je ne chie pas la honte à mes heures de transes et les grandes phrases deviennent mes petites copines. Sans doute est-il très inconvenant dans ce pays de dire à une femme que vous apercevez pour la première fois qu’elle vous éblouit et vous est devenue indispensable, le temps d’un regard. Je mesure mon outrecuidance, que dis-je : ma folie ! Je voudrais que vous me la pardonniez mais aussi que vous essayiez de la comprendre…
Là, on vadrouille au large du lyrisme. Ça devient quelque chose, non ? En route pour Macao, sur le pont d’un hydroglisseur. Une Chinoise, la plus belle de l’Empire depuis que la Chine est jaune. Moi, né Lajoie, Dupont, Martin, Benoît. Fils de France, abonné au gaz, affilié à la caisse de Sécurité sociale. Nous. Elle, moi. Hong Kong. La mer avec des jonques hollywoodiennes, et des sampans, comme les chemises d’aujourd’hui. Le soleil, les odeurs, la godanche à fleur de calbute.
Elle, l’ineffable, I’archisublime. Moi, Zozo-bite-en-l’air… Petit tringleur de banlieue. Superman de sommier à l’Hôtel des Deux-Sèvres et du Cantal Réunis.
— Écoutez-moi encore un instant, poursuis-je. Faites-moi cette faveur. Suivez mon raisonnement ; pour simpliste qu’il soit, il est éloquent comme la vérité. L’Univers existe depuis des millions et des millions d’années. Des milliards d’individus y sont nés, y sont morts, y vivent présentement. Et brusquement vous vous trouvez ici, et je m’y trouve également. Je porte les yeux sur vous et mon être est galvanisé. Trouble et désir impétueux me submergent. Je n’ai plus qu’une idée : vous saisir dans mes bras et vous presser lentement contre mon cœur. Vous respirer, sentir votre chaleur se confondre avec la mienne…
Je me tais. A court. A vif. A vide. Avide. David.
Je viens de m’entendre. Je viens de me voir. Grande honte m’empare. Voudrais fuir. Mais où ? Sauter à la mer ?
— Voulez-vous que je saute à la mer pour vous prouver ma sincérité ? lui demandé-je.
Elle parle enfin. Un pipeau, sa voix. Flûte des Andes, dans les Andes, à cinq, six mille mètres, dans la paix intense des altitudes. Là-haut les hommes sont moins fumiers qu’ailleurs : la pression atmosphérique ne leur permet plus. Tu te sens libre, parmi les bêtes à filature, les gentils ongulés : guanaco, vigogne, lama. (Sais-tu seulement que la vigogne meurt de sa tonte ? et que c’est de cette particularité que résulte le prix des tissus qu’on en tire ? Préviens Bardot qu’elle commence à chialer, j’arrive avec mon manteau de phoque).
Je te disais qu’elle parlait enfin.
Et tu sais ce qu’elle ?
Me dit ?
M le maudit.
— Si vous sautiez à la mer, vous ne prouveriez que votre fantaisie.
Que j’en reste comme trois francs vingt-cinq de Franco-Russe, mon trésor.
Je m’approche.
— Une dernière question : comment réagissent les hommes, qu’ils soient chinois, argentins, ou ivoiriens, en votre présence ?
Elle a une amorce de sourire qui la rend plus ensorcelante encore.
Un haussement d’épaules en guise de réponse. Qui signifie quoi ? Que tous, ou presque, ont le même sursaut, le même embrasement ? Une jalousie à grand spectacle, inextinguible, me met de la foudre dans l’âme.
— Tu es belle, lui murmuré-je, en français. Je te le dis dans ma langue maternelle parce que c’est la seule qui m’aille. La seule qui me permette réellement de parler d’amour. Tu es belle au-delà du possible. Dieu existe, je t’ai rencontrée (ce qui est vachement plus excitant que de rencontrer M. Frossard). Si tu t’abandonnais à moi, je crois que je me surpasserais de telle sorte que nous aurions, toi et moi, l’impression de faire l’amour pour la première fois.
— Ah ! vous êtes français ! me dit-elle en français. Il me semblait bien.