Et le miracle s’accomplit.
Le trio va se faire enregistrer.
Quand nos clients ont largué le guicheton, j’accours demander leur destination : brème de police, sourire enjôleur, guiliguiligui. Hong Kong ! Et en first ! Pas moins.
Comme en état second, je demande s’il reste de la place sur ce vol. La réponse est « si » à l’unanimité de la personne à qui je la pose. Tu n’es pas sans ignorer, à moins que tu ne le saches pas, que je dispose d’une carte de crédit visée par le gouvernement français, laquelle me permet de régler n’importe quelle facture auprès d’une compagnie aérienne internationale (charge à moi, par la suite, de justifier ma dépense). J’acquiers deux Rome-Hong Kong en touriste. Maintenant, le plus duraille reste à faire : voyager dans le zoziau de mes petits copains sans nous faire repérer d’eux.
Il nous reste cinquante minutes avant l’embarquement. Je me dis que nous n’avons pas la moindre chance d’échapper à leur sagacité sans de sérieux déguisements. Mais existe-t-il des travestis efficaces pour tromper des criminels aux abois ?
Les formalités douanières et les vérifications policières, la salle d’embarquement, l’entrée de tous les voyageurs par la porte avant de l’appareil, tout se ligue pour nous mettre en présence à un moment ou à un autre. Perplexe, je m’ouvre du problème à Bérurier.
— On pourrait s’met’ des lunettes noires ? suggère-t-il, lui ! qu’un casque de scaphandrier ne parviendrait pas à camoufler.
Usant de mille précautions, je vais rôder près du service de police. Nos trois lascars l’ont déjà franchi et éclusent des capuccini au bar de la zone franche.
On peut donc se rabattre sur les boutiques de l’aéroport. Y déambuler sans arrière-pensées.
Mais quoi ? Des marchands d’appareils photos, des bijoutiers, des épiceries fines, des boutiques de souvenirs, une pharmacie, un magasin de confection, un salon de coiffure, une librairie. La grande trotteuse électrique rouge bondit sur le cadran blanc de la pendule qui surmonte la bijouterie. L’heure tourne. Dans un peu plus d’une demi-heure, il y en aura beaucoup d’appelés et beaucoup d’élus.
Élus !
Association d’idées.
Je me mets à fureter comme un chien ayant paumé son maître qui vient de grimper avec une radasse de la rue Caumartin.
— Va t’acheter un autre bada, Gros.
— T’es pas louf ! L’mien n’a que seize ans !
— Choisis un taupé verdâtre, tu vois, celui avec la petite plume bavaroise, là-bas, peut-être auront-ils ta taille !
Pendant qu’il s’exécute je pénètre tour à tour chez le coiffeur, le pharmago, le magasin de confection et le bazardier[10].
Tu verrais cette rapidance, mon n’veu ! Pas plus de cinq broquilles chez chacun, et encore ! C’est bien simple : j’ai tout fini alors que Béru est encore en train de prendre des mines d’ahuri devant la glace de M. Cerruti 1881. Comme je viens le repêcher, il a sur la tronche une sorte de bitos en forme de tiare (oui : mieux vaut tiare que jamais, je sais ; tu me l’enlèves de la plume, darlinge) en feutre, avec une cordelière, un zizi plumeux, et un bord pas plus large que la zézette d’un dignitaire soviétique quand il attend l’arrivée d’un hôte de marque, par moins 25 à l’aéroport de Moscou.
— Prends celui-ci, et amène-toi. Il nous reste à peine dix minutes pour jouer les Frégoli.
Direction les chiottes. Trois gonziers de nationalités et de conneries diverses s’y trouvent. Pour avoir le champ libre, je leur dis qu’il y a une alerte à la bombe et qu’ils doivent évacuer les toilettes illico. Ce dont.
Qu’ensuite je dégoupille le bec-de-cane, pas qu’un autre nœud malfamé, en transe de vessie, vienne nous troubler.
Dix minutes !
En neuf trente-cinq tout est terminé. Le haut-jacteur appelle les voyageurs pour Hong Kong.
On s’y rend.
J’ai abandonné mon pote Tu-tues aux gogues pour franchir le contrôle radar. Je l’ai collé sur une chasse d’eau en espérant qu’un jour prochain peut-être, j’aurai l’opportunité de le récupérer. La vie, comme dit Béru, est si pleine d’alinéas…
Les formalités diverses sont accomplies en un tourne tu sais quoi ? Main ! Faut dire qu’on a pitié d’un grand blessé et qu’on respecte un ecclésiastique, n’importe sa religion. Bérurier, c’est mieux qu’au Casino de Pantruche à l’époque des vraies descendeuses d’escadrin à paillettes.
Sa bouille disparaît sous de la gaze, et ce qui n’est pas empaqueté est badigeonné de mercurochrome. Il marche, appuyé sur une canne, le bras gauche également pansé et maintenu par une sangle. Avec le couvre-subalterne neuf qui surmonte le tout, il ne serait pas même reconnu par son aimable épouse. En ce qui me concerne, je suis loqué en rabbin (des bois, oui, sois pas impatiente !) : pardessus noir, chapeau noir, perruque frisottée, barbe profuse, lunettes à monture dorée. Bonne renommée. Bravo, Mister Jacob !
Nous restons le plus éloignés possible de nos gens, et tout se passe bien, sauf qu’un fourreur new-yorkais s’adresse à moi en yiddish pour me demander je ne sais pas quoi. Je le cloue en lui exclamant :
— Ah ! non, ne soyez pas raciste, mon vieux : parlez anglais.
Voyage excellent.
Nous dormons, mangeons et buvons beaucoup.
Escale en Inde. La torpeur des long-courriers nous rend comme intemporels. Je me dis qu’on s’est mis en frais pour rien, car le DC 10 est tellement vaste qu’on aurait pu, sans dommage, voyager sous notre aspect réel, mais il faut prévoir l’arrivée.
Bérurier murmure :
— Si j’aurais su qu’on partait si loin, j’eusse changé d’slip et d’maillot de corps la s’maine dernière. Tu croyes qu’on en trouve à King Kong ?
Je lui réponds que la chose ne me paraît pas impossible. Rassuré, il se rendort. Les fuseaux horaires se bousculent. J’auditionne de la zizique par le truchement des écouteurs mis à notre dispose. Et puis pense à Félicie dont je m’éloigne à ailes de géant. Mais le monde est petit, tout petit. Vingt fois Lille-Nice, et te voilà à l’autre bout. Une vraie rigolade.
On va, on vient sur la planète, comme dans une cour d’école ou de prison. On tourne en rond, quoi ; simple exercice de culture physique en attendant.
Et puis au bout d’une gamellée d’heures prises à rebrousse-poil, un peu déphasés, on se pose sur l’aéroport de Kai Tak. Le point crucial est atteint. Va falloir retapisser nos loustics, les coller sans qu’ils nous constatent. Pas fastoche.
Je me démène dans le flot des débarquants pour les rejoindre. Ce qui nous avantage, c’est que nous sommes sans bagages. Gain de temps. C’est un conseil que je te donne : si tu te rends à Hong Kong un jour, vas-y les mains aux fouilles, Ninette. Là-bas, t’achèteras ce qu’il te manque et même ce dont tu n’as pas besoin.
On finit par se retrouver, tous, à l’extérieur de l’aéroport, le long d’une sorte de quai empuanti par les gaz d’échappements où règne un vacarme non imaginable. L’Asie t’agresse follement. La marée humaine ! T’es conscient, tout à coup, d’habiter une fourmilière. Tu nous vois d’en haut, tout mignards, jaunes et blancs, pressés, gesticulant, piaillant ; en surnombre déjà, et depuis lulure. Tous de trop, qu’il m’apparaît. Lui, moi, les autres. Entassés, vivant les derniers spasmes de la civilisation. Fin de section. Après Hong Kong, finito, l’asphyxie, plus rien. La planète des singes ! Nous restera plus qu’à recommencer l’espèce, tant mal que bien, en essayant de faire un peu mieux que la première fois. En moins d’une, t’es soûlé de visages. Ils sont fascinants, les Jaunes : si mobiles, avec l’air avisé, pigeant tout, exprimant tout malgré leurs soi-disant masques impassibles. Mon cul ! L’Anglais, oui, est un animal à sang-froid (il arrive tout de suite avant le poisson), mais le Chinetoque, celui du Sud en tout cas, est l’Italien de l’Asie.
Le trio se sépare. Le petit Chinois va dans la file des taxis ; et je te prie de croire que ça dépote.
Il abandonne ses compagnons sans effusions de sens, ni poignées de main. Un hochement de tête. La revoyure est pour bientôt. Lui parti, tu l’auras calculé toi-même, ma jolie chattoune, reste un duo : la fille du musée et le jeune Italoche élégant du parc. Ils causent à un préposé en uniforme gris, lequel donne un coup de sifflet. Et v’là une Rolls couleur caramel foncé qui s’avance, ayant à son volant un chauffeur en livrée caramel foncé, dont — seule fausse note — la bouille est caramel clair. Chouette camaïeu ! Le driveur tient la portière ouverte, casquette appliquée sur le poitrail. Après les passagers, il charge en vitesse les bagages et reprend sa place. J’ai maté la scène sans broncher. La Rolls, le chauffeur, ça remue quelque chose dans ma petite tête finement ciselée. Le Peninsula Hotel, l’un des palaces les plus fameux du monde, dispose pour convoyer ses clients, d’une douzaine de Rolls de cette couleur, pilotées par des mecs à la livrée assortie. Je revois un dépliant représentant l’écurie prestigieuse remisée en arc de cercle devant les colonnes de l’entrée.
Je demande au voitureur à sifflet :
— C’est une voiture du Peninsula, n’est-ce pas ?
— Yes, father, il me rétroque, me prenant pour ce à quoi je tâche à ressembler, c’est-à-dire un rabbin.
— Je descends également au Peninsula.
Docile, il resiffle et une deuxième Rolls toute pareille à la précédente, sauf que le chauffeur a un grain de beauté sur la joue gauche, s’avance. Petit cérémonial.
— Vos bagages, Sir ?
— Il y a eu une erreur d’enregistrement, ils arriveront par le prochain vol.
L’homme n’insiste pas ; ici on se fout de tout et rien ne surprend.
On décarre. Tout de suite, le flot nous happe. Dans l’aéroport c’étaient les gens, maintenant ce sont les gens plus les bagnoles. Japonaises, à presque cent pour cent (je dis presque à cause des Rolls du Peninsula et de celle du gouverneur). Un moutonnement monstrueux. Une infernalité, je trouve. Le monde en saturance qui s’écoule, dégouline vers les abîmes. Et puis voilà les immeubles aux fenêtres encombrées de linges colorés. La route se jette dans d’autres routes qui se muent en rues. Les enseignes chinoises composent un fabuleux carnaval où dominent le rouge et l’or. Le noir des caractères laqués brille dans le soleil. Ces enseignes chevauchent les rues, d’autres sont perpendiculaires aux façades. Dieu de Dieu, qui les lit ? Ne sont-elles pas là pour composer un chromo ? Leur but n’est-il pas de faire ressembler la Chine à la Chine ? On roule à bonne allure malgré l’encombrement général. La vivacité paie. On traverse Kowloon en direction de sa pointe qui fait face à l’île de Hong Kong. Et, à un moment, on découvre la mer, avec des jonques aux voiles orangées, tendues comme des ventres de matrones.
En deçà du bras de mer, des buildings qui semblent plus hauts, plus verticaux, si j’ose dire, qu’ailleurs.
La Rolls sent le vieux cuir craquelé, le vieux parfum éventé, l’Angleterre. Oui : il suffit d’une bagnole pour retrouver l’atmosphère d’un pays. Au-delà des vitres, c’est Hong Kong, un New York d’une autre planète, déguisé en quartier chinois ; mais dans la Rolls, c’est Regent Street.
Le conducteur, tu dirais un robot. A se demander s’il accomplit des gestes tant il reste imperturbablement figé à son volant.
Nous suivons le bord de mer, dans le cœur de la vie. Des rues en pente sur la droite. C’est de plus en plus chinoisant et multicoloré. Et alors les immeubles deviennent bioutifoules, pimpants, imposants. Bank de ceci, Machin corporation de cela. Dollars, dollars ! T’entres au royaume des chiffres, du business, des denrées en accumulance. Point suraigu, névralgique, de la société de cons, de sommations, de consommation. Une cité tentaculaire de banquiers et de réfugiés. Chine, Chine, Chine, viens voir comme en Chine, on sait aimer au pays bleu… Il chantait ça, papa, dans les lointains qui tombent en couille. Chine rouge, mais surtout jaune. Et les gens d’ici paraissent ivres de vie, d’ardeur, avides de se goinfrer d’existence. S’en mettent jusque-là ! Les jeunes se fendent la tirelire (pleine de fentes) ; des couples, ça je remarque, beaucoup beaucoup, qui se tiennent par la taille et marchent un peu en crabe le long des boutiques.
L’auto passe devant un immeuble monumental, puis devant un autre. Cette fois, c’est London ! Pierre de taille ! Colonnes ! Elle vire sur un terre-plein au centre duquel gazouille une vaste pièce d’eau. Peninsula Hotel. Nous y v’là. D’autres Rolls, kif la nôtre, sont effectivement rangées au pied du perron, chauffeurs au garde-à-toi, comme pour une revue ou une photo.
Le grand blessé mercurochromé descend en ahanant, clopine dans l’escadrin. Une nuée de grooms nous pivote la lourde. Hall gigantesque, plein d’un brouhaha feutré, si je puis dire (et tu parles que je peux !). Des fauteuils, des tables basses, des guéridons (qui est-ce qui vient de dire si t’es gai ris donc ? Faudra me trouver autre chose, l’aminche, j’ai pas envie qu’on me dénature l’humour. Bientôt on va tomber dans le poil au nez que ça ne fera pas un pli, et le duc de Castries me refusera sa voix au prochain comice agricole d’Arpajon).
Une foule hétérochose se presse ici. Des représentants du monde entier : tous au pèze. Cela va du vieux Lord aux joues de bacon, tignasse de neige, veste pied-de-poule, jusqu’au maharadjah de Kelbitktâ, enturbanné, barbe ronde, qui a laissé son éléphant blanc au parking. Des hommes d’affaires (et quelles affaires, je me doute !), des pétasses grand cri, affublées comme sur les magazines de mode où on leur fait prendre ces poses archiconnes et ces mines à leur claquer la gueule, bordel de merde ! Jambe devant l’autre, ventre bombé, main à la hanche, l’autre jouant avec un tulle vaporeux, buste cambré, bouche façon « j’avale-t’y-tout-ou-j’crache-t’y-tout ? », œil exorbité comme si elles venaient de grimper avec un mataf chibré Jumbo. Putain d’elles ! Un peu de simplicité, messieurs-dames de la mode ! On voit que vous êtes de la rondelle, cette manière de ridiculiser la femme ! Défilé de mannequins ! Oh ! comme le terme est bien choisi ! Irremplaçable ! Mannequin, ça, comptes-y ! Poupée de cire, poupée de con ! Malléable. Objet ! Docile ! Des loques sur le fion, et les v’là soumises, pis que ces dames danoises posant pour les séries obscènes, archipafées : bâbord tribord, proue et poupe, et croupe, gloutonneuses d’enzymes-la-boum-lala. Je préfère les suceuses de chibre des clichés artistiques à ces maniérées intolérables, défigurées par les photographes de vache-mode-en-daube. Et puis voilà, mais ça ne concerne que moi et le reste de l’humanité, les autres, on s’en fout !
On reste à l’écart, derrière une importante colonne de marbre, biscotte nos deux Ritals sont à la réception. Des pingouins saboulés de noir, mi-angliches, mi-asiates, s’occupent d’eux. Formalité classique : fiche, fafs, clé, convoyeur. Ils disparaissent en direction des ascenseurs. A nous deux.
Je viens demander « nos » chambres. A quels noms ? Santantonio et Bérurier ? Aucune trace de réservation. J’égosille : « Quoi ! Comment ! On a balancé des télex ! Alors, c’est ainsi qu’il fonctionne, l’illustre Peninsula ? »
On me prie de me calmer, que ça va s’arranger. Deux piaules, on les a pour nous.
Le poilant c’est qu’ils ne sont pas surpris de me voir vêtu en rabbin et de lire fonctionnaire sur mon passeport. Mes bagages ? Je ressors (à boudin) l’histoire de l’enregistrement foireux. On me promet de me les monter dès qu’ils arriveront. Nous voici drivés jusqu’au cinquième. Une fois dans les chambres, un vieux larbin chinois, dont l’épouse n’a pas besoin de faire des économies pour disposer d’un magot, nous prend en charge. La classe ! La manne des Indes ! Corbeille de fruits, boîte de chocolats, boutanche de whisky, savonnettes de chez Hermès, brochures artistiques reliées sur Hong Kong. Bérurier, sonné par le changement de fuselage horaire (dit-il), boit vingt centilitres de scotch et s’éclaffe comme une bouse de vache sur son plumard. Pour ce qui concerne ma part, je me grouille de redescendre dans le hall afin d’y attendre le couple.
Il est duraille de ne pas sombrer dans la barbe à papa quand tu viens de franchir (à contre-soleil) une pareille distance.
Je dodeline derrière la revue que je tiens pour me donner une contenance (de quatre-vingts livres environ) et parfois, ma pauvre tête de penseur (de cheval et non de Rodin) fait une brusque plongée qui m’éveille. N’est-il pas prématuré de guetter le couple qui doit être aussi harassé que je le suis ?
Eh ben non, mon trésor. Non, non, non, et non.
Puisque les voici.
Ils se sont changés. Portent du léger, du pimpant. N’ont pas l’air fatigués. Le mec balance sa clé à bout de doigt et la dépose sur la tablette de la conciergerie.
Et c’est à cet instant que le haut-facteur déclame :
— Le commissaire San-Antonio est demandé à la réception !