CHAPITRE VIII

Tu vois : après un jour vient un autre jour.

Et à force de voir le jour suivant devenir le jour précédent, une nausée te saisit. Faut toujours se lever et recommencer. On n’en finit pas de recommencer. Là est le vrai vertige. A chaque jour suffit sa peine. Mais cette peine ne suffit pas au jour du lendemain. Chiant, non ?

Je fais dans le morose en grignotant un croissant qui a le goût de carton et en buvant un café qui sent un peu le goudron chaud.

Heureusement que, dans la chambre avoisinante, Béru chante : Nuit de Chine, nuit câline. Toujours à l’avant-garde, le Gros. Sa tranquillité, son instinctif ravissement d’être me donnent un peu d’élan. Histoire de me remettre sur mon fil de funambule, je téléphone à mon balancier.

— Alors, mon grand, tu obtiens des résultats ? demande Félicie, comme elle le faisait jadis quand je ramenais mon bulletin trimestriel, lequel n’était pas toujours racontable.

— Plus ou moins, m’man, ça piétine…

Il est rare que je tienne m’man au courant de mes enquêtes. Je préfère la laisser à l’état d’île heureuse, ma tendre vieille. Ne pas mélanger les gnons et les blanquettes. Elle représente ma paix-sur-terre, Félicie. La tente du Drap d’Or sous laquelle je vais me retirer quand je suis fourbu. Mais cette fois, j’éprouve le besoin de lui narrer nos avatars par le menu.

Elle m’écoute sagement. Je l’imagine, debout devant le téléphone, une épaule appuyée au mur, près de l’horloge à balancier, qui nous vient de famille, comme dit maman. Je vois sa main pâle serrée sur le combiné, et ses cheveux flous autour des oreilles, d’un gris léger… Je vois ses yeux perdus à la recherche de mon image, s’appliquant à la poser sur ma voix comme je pose ses traits sur la sienne.

— Donc, la maîtresse du professeur aurait tout organisé ?

— Avec une amie, oui.

— Qu’a-t-elle dit lorsque vous lui avez appris l’assassinat de cette dernière ?

— Nous ne l’avons pas revue. Quand nous sommes retournés sur le lieu de ses fredaines, elle partait avec son équipe de loubards venue la délivrer.

— Que comptes-tu faire, Antoine ?

— Je ne sais pas encore, m’man. Je réfléchis.

— Selon toi, qui aurait tué la jeune femme ?

— Quelqu’un, probablement, à qui elle a parlé des fameux documents chipés au père Corvonero.

— Et qu’est-ce qui te chiffonne dans ce numéro de téléphone qui ne correspond à rien ?

Je souris :

— Qu’il ne corresponde à rien, justement.

Il se passe un bout de silence, et Félicie murmure :

— Je te demande une seconde, mon grand, c’est ma marmite norvégienne qui siffle.

Elle laisse pendre le combiné. Celui-ci heurte doucement le mur et ces petits chocs amplifiés résonnent dans ma tête.

— Allô ! Tu es là ?

— Bien sûr, m’man.

— Sais-tu l’idée qui me vient, Antoine ?

Elle doit être bonne. Félicie ne se permettrait pas de me soumettre une idée qui ne soit absolument excellente.

— Vas-y, ma chérie.

— Ce numéro est celui de quelqu’un qu’elle a prudemment baptisé « X », selon moi, elle ne l’a pas noté clairement, mais l’a inscrit pour mémoire, en utilisant un code qui le rend inutilisable par les autres.

J’en reste comme quarante-huit ronds de flan.

Simple comme l’œuf de Francisque Collomb[3]. Elle te balance la chose tranquillos, in the badigoinsses, Félicie. Entre sa marmite siffleuse et son aspirateur à tornade. Et moi, limier émérite, superglandu réputé, je morfondais devant ce casse-tête à la gomme.

— Tu es fantastique, m’man ! J’ai honte de n’y avoir pas pensé moi-même, mais je suis tellement fier de toi que ça compense. Qu’aimerais-tu que je te ramène de Roma ?

Elle n’hésite pas :

— Toi, dit-elle, toi, mon grand, le plus vite possible.

Chère vieille, mon bel ange gris aux yeux de tendresse ; quand je te regarde, je regrette de ne pas savoir jouer du violon.

* * *

— Qu’est-ce que tu branloches, mec ? Des mots écrasés ?

Il se penche sur les feuilles à en-tête de l’hôtel que j’ai couvertes de chiffres.

— Ou c’s’rait-il pas ta déclaration d’un pot ? rectifie l’Obèse (moi en levrette).

J’accouche.

— Il s’agit du numéro de bigophone trouvé chez la souris morte. L’idée m’est venue (pardon, m’man !) que la môme avait interverti l’ordre des chiffres pour le brouiller, comme on brouille la combinaison d’un coffre.

— Pas con, mec. T’as pas essayé de le composer à l’envers ?

— Si, mais là encore je tombe sur un disque.

— C’est quoi-ce, le numéro noté par la défunte ?

— 386 156, lui réponds-je en toutes lettres, mais je te l’écris en chiffres pour que tu puisses suivre.

Bérurier renifle à plusieurs reprises, mais, peu satisfait par cette opération, il décide d’inverser les réacteurs et va se moucher avec un doigt au-dessus de ma corbeille à papier, car c’est un homme d’ordre.

— J’ai essayé un chiffre sur deux, en reprenant ensuite par le début, ça ne mène à rien.

Il est tout guilleret, l’Alexandre-Benoît, this morninge. Et je vais t’en apprendre une fameuse : est-ce dû à l’atmosphère romaine ? Toujours est-il qu’il s’est rasé. Oui, rasé, et de près ! La chose ne lui est pas arrivée depuis des temps très reculés.

— N’oublille pas une chose, fait le gandin en se penchant derechef sur mes pages de chiffres, c’est que fallait qu’ça restasse tout de même commode pour elle.

Il se fourbit l’entrejambe pour mettre en déroute d’éventuels intrus. Son geste produit un bruit de fourrage manipulé.

— T’as un annuaire de Rome ?

— Il y en a un sur la table basse.

Il s’en saisit, l’ouvre aux premières pages qu’il se met à scruter. Un léger pet velouté, d’une discrétion folle, pet de jeune fille de la bonne société en visite chez la marquise, mélodise son examen.

Il clape de la menteuse difficilement, comme lorsque la soif lui dessèche les muqueuses.

— Moyons moir, nasille l’Inestimable.

Et de se repencher sur mes tablettes.

— T’as dit qu’elle a noté lequel est-ce ?

— 386 156.

Docte, il compare je ne sais quoi, l’annuaire ouvert en ses larges mains lutrines, célébrant la messe de la déduction.

— Un numéro d’six chiffres, si t’auras remarqué, on l’coupe en deux ou en trois. Ici, c’t’en deux. Suppose qu’la p’tite grand-mère aye écrit à l’envers, mais par le mitan ?

— Ça fait tellement longtemps que j’ai pas eu l’occasion de parler le charabia que je coince au niveau du vocabulaire, mec. Ça t’ennuierait de traduire dans le français que tu peux ?

Il ramone de la gorge, va déposer dans la corbeille à faf et revient.

— Bon, su’son carton, y a marqué 386 156. Si elle aurait inversé, mais en coupant prélavablement, ça donnerait 683 et puis 651. Essaie voir de composer ce numéro, l’Artiss.

Je lui donne cette satisfaction. Miracle ! Une sonnerie d’appel retentit. Je grouille de raccrocher car avant de me lancer, je tiens à savoir le nom de l’abonné.

Logique ?

Merci.

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