Et cette mort, je l’attends avec espoir. Elle marquera la délivrance du Ricain et peut-être la mienne.
J’ai confiance. Je réussis si parfaitement ce que j’ai décidé de réussir !
Pour l’instant, il semble reposer, affalé sur le sol, la nuque contre une pierre plate. Dénuement extrême. Fin de vie, fin de tout. Animal homme en extrême abandon. Parvenu au bout de sa course, et retombant, faute de la pulsion géniale qui nous maintient à la verticale et en mouvement. Des gargouillis s’échappent de ses entrailles dévastées.
Les autres pioncent dans la galerie, poussant parfois des cris déchirants, des cris de fous endormis. A l’exception de Yang qui, comme moi, préfère roupiller à la vilaine étoile.
Tout là-haut, la nuit est une espèce de pâleur bleuâtre dans laquelle on croit discerner de vagues scintillements. Ce disque d’infini, si éloigné de nous, est l’ultime rappel de cet autre monde qui fut le monde pour les gens d’en bas.
La notion de temps bascule.
On m’a enlevé ma montre. Quelle heure peut-il être ? Je somnole parfois, mais en pointillé, terrassé par la fatigue. La faim et l’angoisse me réveillent. Quelques secondes d’incertitude comateuse et la réalité me bondit dessus, si monstrueuse, si désespérante que j’en suis chaque fois étourdi.
Yang, qui s’est forgé une discipline de survie, pionce calmement comme s’il se trouvait dans une suite du Plaza Athénée. Il a su se reconvertir à une philosophie qui me paraît inadmissible, mais dont je crois comprendre les grandes options. Il vit pour lui, pour l’unique bonheur d’être, de fonctionner, de penser. Il a, pour but, puisqu’il en faut un, la lointaine perspective d’atteindre l’extrémité de ce foutu tunnel.
Nouvelle zone de dorme pour moi.
Nouveau réveil combien amer.
Je me penche sur le Ricain. Il respire encore, mais je sens bien que c’est la fin. L’estimation de Fou était juste : il va bel et bien clamser aujourd’hui. Et cette fin guettée ne m’émeut pas. Elle me fait honte parce que je l’espère. J’attends. J’attends. Quel abominable espoir ! Quelle louche surveillance. Quel vénéneux désir…
Cette fois, je ne redors plus. Une touffeur de serre m’empêche de respirer normalement. Je ne suis pas encore habitué à l’odeur des lieux. Le bide pourri du mourant produit encore des bruits odieux. Je pose ma main sur son front. Il est emperlé d’une sueur glacée. Je tâte son pouls. Il n’y a plus d’abonné au numéro que je demande. Mort ! Ultime résonance de ce qui fut sa vie : les gargouillements du mal qui l’a tué. Rumeur organique…
J’appelle le Chinois :
— Eh, Yang !
Te dire qu’il ouvre les châsses, j’en suis incapable. Ces mecs, avec leurs lampions en code, on ne sait jamais quand ils te regardent, ou alors faut se mettre à genoux devant leurs yeux pour les mater en contre-plongée.
— Hé ! Yang, notre copain est mort !
— Oui, depuis un bon moment déjà, confirme le Chinois. Je vais pouvoir tenter la belle.
— A vous la chance !
— Le moment est venu de vous expliquer mon plan.
— Je crois l’avoir compris.
— Sans blague ?
— Vous allez prendre place au fond d’une benne. Je vous recouvrirai de terre et, par-dessus, je placerai le cadavre de l’Américain, O.K. ?
— Bravo !
— Quand ils verront le cadavre, ils feront comme d’habitude : ils le rejetteront dans la fosse. Grâce à cet incident, vous espérez qu’ils ne prendront pas garde au restant du contenu et qu’ils le videront dans le camion sans autre vérification ?
— Exact. Avant qu’on ne me descende, j’ai vu qu’ils se servaient d’un engin pour soulever la benne et la décharger sur le plateau des camions. Si le type qui manœuvre l’appareil est quelque peu distrait par le gag du cadavre, il ne me verra peut-être pas basculer.
— Peut-être, admet laconiquement Yang Fou. Seulement, il faut vous débarrasser de vos vêtements. Quand vous serez nu, je vous enduirai complètement de boue que vous laisserez sécher. On mettra de la terre au fond de la benne, de manière à ce qu’elle vous recouvre quand elle sera renversée. Il existe un autre danger aussi ; c’est que vous soyez écrasé dans le camion par les déchargements suivants dans le cas où l’on ne vous aurait pas remarqué. Rendez-vous compte que chaque benne doit contenir plus d’une tonne de terre ! D’autre part, il faudra opérer au bout d’une dizaine de charrois car si on tentait le coup au début, vous seriez enseveli par les suivantes. Je pense qu’un camion doit en contenir de douze à quinze. Il ne faut pas non plus risquer d’arriver en final au sommet d’une pyramide.
Il parle lentement, d’un ton précis, en chef.
Je pose ma main sur son bras.
— Merci, Yang, de votre collaboration. Sachez que si mon évasion réussit, vous ne demeurerez plus longtemps dans ce camp car le monde entier saura ce qui s’y passe !
Il reste un moment sans mot dire, puis il murmure :
— Le monde entier se moque de ce qui se passe ici et également de ce qui se passe ailleurs. Il n’y a pas de « monde entier ». Il n’y a que des morceaux de monde comme il y a trente-deux dents dans une bouche. Chacune ignore la carie de l’autre et, pourtant, elle finit par être contaminée par cette carie.
Il est beau dans la lueur faiblarde de la lampe, Yang Fou. Beau comme l’homme. Il est l’homme, au fond de ce trou immonde. L’homme régnant qui plie l’univers à sa volonté, mais qui subit sa propre loi.
— Ce n’est pas le monde entier qu’il faudra prévenir, my friend.
— Qui donc ?
— Les autres, là-bas, de l’autre côté de la Rivière des Perles. Il faudra leur dire ce qui se prépare ici. Et alors ils feront les relevés nécessaires et viendront à notre rencontre. Les descendants de ceux qui ont bâti la Grande Muraille ne mettront pas longtemps à percer les quelques milliers de pas qui nous séparent encore.
Je suis frappé par ses paroles.
— Je les préviendrai, Yang.
— Ameuter l’opinion publique ne ferait qu’induire nos geôliers à tout faire sauter par-dessus nous avant que la moindre commission internationale ne soit nommée.
Il se lève.
— Déshabillez-vous, je vais vous préparer. Mais auparavant, laissez-moi vous donner ceci.
Il écarte ses hardes et détache de son flanc une sorte de poignard grossier.
— Je l’ai taillé dans du silex, explique-t-il. Il est aussi redoutable qu’un vrai dont la lame serait en acier. Il pourra vous être utile.
— Mais… et vous ?
— J’ai le temps de m’en confectionner un autre, répond le Jaune, philosophe.
La charge est écrasante et je ne puis plus remuer. Ma respiration est assurée par une cheminée constituée de pierres plates. Je n’entends plus rien, ne vois plus rien. Il me semble être enterré vivant. Le sol est froid comme l’est la mort qu’il finit toujours par héberger. Tenir ! Il faut tenir. Tout endurer. Rester moi-même, c’est-à-dire un être de volonté dynamisé par l’espoir le plus insensé !
Yang Fou est devenu mon destin. A lui de choisir le moment propice. Grâce à son emprise sur les autres, il décide de la manœuvre.
Le moment tant espéré arrive où je me sens balancé. L’opération Adjas est commencée.
Le pire, c’est que je ne sais rien de ce qui se passe. Ne peux rien en connaître. On me remonte, cela je le suis à ce mouvement continu, mais saccadé.
Et puis vient un choc sourd qui m’ébranle entièrement. Me voici immobilisé, donc la benne est parvenue sur les bords du cratère. Au bout d’un moment, la charge qui m’écrase se fait moins pesante. « Ils viennent d’enlever le corps du Ricain », songé-je. Tout va se jouer pour moi dans les minutes qui suivront. Des chocs encore. Les mâchoires de l’engin qui hisse les bennes se saisissent de ma nacelle. Attention ! Seigneur, ne soyez pas distrait : c’est à présent que Vous avez l’occasion de me montrer en quelle estime ou mésestime Vous me tenez ! Voilà, c’est parti. Je suis soulevé de terre. Je décris une orbe. Et tout à coup, c’est la basculade avalancheuse. Je reste en boule. La position fœtale est celle des grands secours. Adieu, Berthe ! Je suis criblé, roulé, malaxé, concassé, broyé. Enseveli ! J’étouffe, j’ai mal, mon cerveau clopine. Je ne pense plus, ou alors rien de valable. Je pense que je ne pense plus, voilà ! Un éboulement de ma viande et de mes os. Ne pas broncher, attendre. Se retenir de tout. Se minéraliser, terre parmi la terre. Ce sont les bruits qui me percutent le plus fort. Bruit de ferraille, cris humains. Rumeur du monde. Ronron de moteur. J’essaie de soulever mes paupières. J’ai de la terre plein les châsses, mais malgré tout, des fendillements me permettent d’apercevoir quelque chose, plus exactement quelqu’un. Ce quelque chose, ce quelqu’un c’est la frite du mec qui manœuvre l’escalator de bennes. A pas trois mètres ! Ma gueule est au niveau de la sienne. Il mate dans ma direction, mais sans me voir. Il suit son travail. J’échappe à sa détection. Je fais partie d’un ensemble familier. Grâce à Yang qui m’a crépi. Terre parmi la terre, oui, c’est bien cela. Non plus homme, mais humus !
Je referme mes paupières, pour ne pas capter les yeux de l’autre. Éviter que n’opère l’attraction classique d’un regard, que ne soit visible la brillance de mes prunelles. Immobile j’attends. Yang a admirablement calculé son coup parce que je suis la dernière benne chargée sur le camion. Je repose non pas au sommet de la pyramide, comme il était à craindre, mais au pied, mon flanc droit bloqué contre la ridelle du camion.
Ce dernier décarre en ahanant, poussif, exténué. Bientôt, mon sens olfactif me revient, pour tenir compagnie à l’auditif. L’huile brûlée du moteur dégage vilain, espère, mais c’est du 5 de Chanel comparé aux miasmes de la fosse que je viens de quitter.
L’attelage cahote sur un chemin de terre. Puis s’arrête. J’entends échanger des paroles en chinois. Je rouvre les yeux sur le bras dressé d’une barrière peinte en rouge. On sort du camp !
Le véhicule roule sur une route goudronnée.
Dans la cabine, le conducteur possède une radio qui rugit une musique mélécassiste.
« Bien, me dis-je : première partie de l’opération réussie. L’avantage de ce tunnel c’est qu’une évasion, pour peu qu’elle réussisse, passe inaperçue puisque aucun contrôle n’y est effectué. Par conséquent, mes bourreaux ne sauront jamais que je leur ai faussé compagnie. »
Cette satisfaction enregistrée, je suis assailli par de nouveaux tourments chiément préoccupants. Où me drive-t-on ? Dans une zone de remblaiement, probable. Quand le plateau du camion se foutra à la verticale, je serai enseveli et broyé par des tonnes de terre. En admettant que je parvinsse à sauter avant l’avalanche, les gus travaillant sur le chantier me retapisseront, ça ma vieille, tu peux en être certaine. Or, je suis nu comme ta main quand elle emprisonne une belle bibite bien fraîche, chérie. Et que veux-tu qu’un gazier rigoureusement à poil s’en aille raconter pour expliquer sa présence et sa tenue ? Dès lors, je pense qu’il ne serait pas judicieux d’attendre le terminus pour me débiner. Alors, bien, fort de cette certitude, je pousse ma frime de théâtre au-dessus de la ridelle. Nous roulons sur une hauteur dominant la Rivière des Perlouzes. Quelques maisons lépreuses la bordent. Des gars chevauchant des espèces de motos à trois roues nous doublent en pétaradant. M’est avis, comme on disait dans les mauvaises traductions américaines des années 60, m’est avis que si je largue le camion au milieu de la circulation, ça fera un drôle de cri dans le Landerneau.
J’en suis là de ma perplexité quand le camion freine pour enquiller un chemin défoncé sur la droite. Direction, le fleuve.
« Eh bien, me dis-je en aparté — car je parle également cette langue —, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. N’attendons (d’Achille) pas davantage, sinon nous nous casserions. »
Je me ramasse, prêt à enjamber la brouette. Un rideau d’arbustes, style acacias, isole provisoirement le chemin. Vas-y, mon kiki ! Hop !
Dur contact avec le sol poudreux. Je me jette sur la droite pour échapper au rétroviseur du chauffeur et me pointe pile dans les bras d’une vieille vieillarde d’au moins cent dix ans, tout de noir vêtue, et coiffée d’un chapeau de paille, large comme une roue avant de vélocipède (qu’il fallait être sacrément con, pour inventer un machin aussi saugrenu !).
J’emplâtre la mémé et on roule au pied du talus, elle et moi, dans une grande confusance. Cette chère ancêtre étant occupée à fumer une pipe au tuyau long de cinquante centimètres, voilà t-il pas qu’elle l’avale jusqu’au fourneau, la pauvrette, et qu’elle s’étouffe proprement, sans que j’y puisse mais, que tu croirais un accident de parcours du film Gorge profonde, dedans lequel une surdouée de la glotte gobe un paf modulé seigneur, big comme mon avant-bras. Bien que d’un calibre moindre, la pipe à Mammy Parasol lui carbonise propret le larynx, pharynx, sphinx, lynx, phœnix, etc. Elle fait des « arcr ! arrr ! » comme à l’aube de sa vie et casse sa pipe pour la deuxième fois.
Allons, bon ! Cent dix ans, ce n’est plus un âge pour mourir. A partir d’une certaine limite, on attend la fin du monde, non ? Je suis tout déconcerté, et on le serait à moins, pas vrai ? Là, tout nu, crépi de glaise (et non crépi de gendarme, comme un loustic me crie du fond de mon sub), enfouraillé dans la jupaille d’une vénérable Chinoise que Confucius ait son âme, je compte bien. Contusionné par la chute, par le transport en benne, par les coups de baguettes reçus la veille. Affamé. Tout, quoi ! Sans papiers, sans pognon. Traqué, tout, te répété-je. Mais du moins provisoirement libre !
Je mate alentour. Une cabane fume, très proche. Une chèvre basse est attachée près de la porte. Je ramasse la vieille et la coltine jusqu’à la maisonnette que je suppose être la sienne. Une jolie personne est en train de faire cuire du riz. La dix-huitaine, le regard vif, les yeux comme deux pierres précieuses, tiens, au diable la varice !
Elle glapit en voyant radiner Mémé clamsée avec sa bouffarde dans le fourreau à castagnettes. Elle causotte l’anglais, je lui explique que Mémère vient de se faire renverser par un camion. Elle se calme et répond que c’est la vie. Ensuite elle me demande qui je suis, d’où je viens, et pourquoi je me trouve nu avec un couteau de pierre attaché à la taille par un fil de fer. Je lui réponds que je suis un mec du paléolithique qu’on vient de dégager des entrailles de la Terre où il s’était fait coincer par une convulsion sismique en allant aux fraises ; mis en hibernation naturelle par un phénomène dont elle trouvera l’explication détaillée dans un prochain fascicule de Science et Vie, je me retrouve frais comme un gardon après une roupille de plusieurs millénaires, qu’il n’y a rien de tel (comme dirait Guillaume) pour rempailler un mec fourbu.
Comme elle a de l’humour et de l’exorcisme dans le slip, mes explications, bien que ne la convainquant pas, l’amusent, ce qui est l’essentiel. Je dépose grand-mère (en réalité, il s’agit de la grand-mère de sa grand-mère) dans la chambre contiguë, sur une natte râpée, et Kupi Dong (c’est le nom de la jeune fille) me sert un bol de riz cuit à point, qu’à côté, celui de l’uncle Ben’s ressemblerait à de la colle d’affiches. Je l’engloutis. Elle m’en sert un second que je dévore, puis un troisième que je déguste et enfin un quatrième que je ne finis pas. Quelques tasses de thé au jasmin. Et voilà un homme neuf. La dégueulasserie humaine qui est la peau de notre âme me rend le souvenir du brave Yang Fou presque incertain. Je crois avoir rêvé. Ici, il fait doux. Kupi Dong est de plus en plus jolie. Tu sais qu’elle rosit en me regardant le bigoudoche folâtre ? Faut dire que des commaks, elle ignorait que ça pouvait exister, les Chinetoques étant membrés comme des écureuils. Elle me raconte qu’elle travaille dans un magasin de souvenirs où elle vend des conneries sur ivoire aux touristes. Je l’informe que j’en tiens un (de souvenir) à sa disposition. Un vrai, bien frémissant, dans les tons pastel qui se marieront parfaitement avec le jaune ambré de sa peau. Et voilà que je vais dégager la sur-arrière-grand-mère pour libérer la piaule. Je l’installe devant la cheminée, qu’elle n’aurait jamais dû quitter, vu le carat qu’elle trimbalait.
Ce qui se passe ensuite, ma chère enfant, tu le trouveras, raconté de plume de maître, au chapitre XXII du présent ouvrage.
Grand bien te fasse.
Et si ce n’est pas suffisant, viens me voir, je trouverai toujours le moyen de te recevoir entre deux clientes.