Rome.
Ville éternelle, j’y compte bien. Son Colisée, ses Brigades rouges, son pape, ses spaghetti aux fruits de mer !
Ville sublime, ville ouverte.
Sang et soleil, ruines et cris. Poussière d’or des siècles à jamais incrustés sur les rives du Tibre.
Le Vieux, le Dabe, le Tondu, le Vénérable, le Big Boss, Achille, autrement dit môssieur le directeur, est venu nous y attendre. Il se tient dans un salon discret de l’ambassade de France, plein de tableautins, sièges Louis Zob, tapis d’Aubusson (Noël à Aubusson, Pâques aux tisons), tout le fromage officiel et qui se veut représentatif de l’élégance françouaise ; en compagnie d’un aimable Chinois au regard de penseur, loqué en Mao gris, et d’un vieux Romain, bon comme la romaine.
Le Dabuche se précipite.
— Ah ! mes amis ! Quel plaisir ! Excellences, permettez-moi de vous présenter deux de mes meilleurs collaborateurs, MM. San-Antonio et Bérurier, qui ont si brillamment sorti cette effarante histoire.
Il respire et poursuit à notre intention :
— Leurs Excellences, M. l’attaché d’ambassade de Chine Populaire, et le dottor Voxpopuli, mon homologue romain…
Poignées de cartilages, courbettes, murmures civils et militaires, saluts éternels, amen.
Le Big Chief continue :
— San-Antonio, vous allez résumer pour ces messieurs ce que vous m’avez raconté en P.C.V. au téléphone depuis Hong Kong. Soyez succinct, leur temps est précieux.
Cette recommandation enrogne Béru.
— Si vous voudriez qu’on soye tout à fait suce seins, patron, c’tait pas la peine qu’on vient, suffisait d’espédier un télégramme !
— Je vous en conjure, Bérurier : pas d’humour ! adjure M. Bon Dieu.
En parfait chef d’orchestre, il tend le bras vers moi et fait claquer les doigts qui se trouvent au bout.
Je plonge donc, narrant le départ de cette folle aventure : la voiture volée par deux petites salopes cupides trop arnaqueuses de nature pour pouvoir vivre vieilles.
— Le professeur Corvonero, barbon en folie, a accepté de commettre un crime contre l’humanité, messieurs. Le forfait était à ce point horrible qu’il prétendait, auprès de son égérie, se livrer à un trafic de drogue, ce qui lui paraissait anodin en regard de la vérité.
— Au fait, au fait ! impatiente le Vieux Glandu.
— Messieurs, demandé-je au trio, connaissez-vous la triste particularité de la République du Boukamba ?
Ils me décochent trois moues différentes mais qui toutes expriment la négative.
Alors, fort de leur ignorance, je passe outre le désir de concision exprimé par le Dabe et j’attaque :
— C’est au Boukamba qu’a été découverte la maladie de Smiremork dont les effets terribles rendent aveugles, sourds et muets tous ceux qui en sont frappés, sans préjudice — si je puis dire — de lésions au foie et à la moelle épinière. Smiremork, le savant scandinave qui a détecté ce mal épouvantable, a déterminé qu’il était causé par les marécages situés au sud de Boukanho, la capitale du Boukamba. La terre de ceux-ci contient à l’état endémique, arachnéen et calfeutré le terrible virus. Des travaux ont été entrepris pour la salubrité de la région évoquée, mais vous n’ignorez pas combien une entreprise de ce genre est hasardeuse et mollement exercée quand elle a lieu dans un pays sous-développé.
Poum ! Là, je respire. J’ai droit à une forte rasade d’oxygène. De champagne également, mais il ne semble pas prévu au programme.
— Une bande de terroristes internationaux a eu l’idée d’acheter à prix d’or cette terre viciée au Boukamba et de la faire traiter en laboratoire pour en dégager le virus et le concentrer sous faible volume. C’est l’ignoble Corvonero qui a accepté cette basse besogne. Grâce à — ou plutôt à cause de — lui le virus de Smiremork est enfermé dans ces gélules, dont une seule suffit, lorsque son contenu est à l’air libre, pour contaminer plusieurs milliers de personnes. Les terroristes ont décidé de s’en prendre à la Chine Populaire, Excellence. Pour cela, ils livraient les gélules à Macao. Une fois parvenues dans cette enclave, on les fixait aux pattes de pigeons voyageurs achetés à votre pays par des colombophiles portugais. Avant de lâcher le pigeon, on remontait le mécanisme que voici. Regardez… Après un laps de temps de plusieurs jours, ledit mécanisme enfonçait une pointe dans la gélule afin de libérer le virus.
— Je vois, déclare le Chinois, voilà pourquoi toute une région du centre est contaminée ! Il y a eu soixante mille décès entre Chop-Sa et Chop-Su.
— Si les choses avaient continué, le mal eût été irréparable, gazouille Achille. San-Antonio, dites merci à Son Excellence de lui avoir sauvé son pays. C’est un grand honneur, vous savez. Sauver la Chine millénaire, mazette ! Vous ne vous mouchez pas du coude, mon petit ami !
Magnanime, l’Excellence me fait signe que je suis tout excusé.
— Où est l’infâme Corvonero ? demande le directeur de la police romaine, celui qui est bon comme un Romain.
Je souris.
— Nous sommes passés le voir avant notre rendez-vous, mais il a refusé de nous ouvrir sa porte.
— Où est-il ?
— Dans la salle des coffres de la Banco di Roma, monsieur le directeur. Il s’est loué un compartiment géant et s’y est enfermé avec des vivres et de l’air comprimé car il sait bien que, depuis la trahison de sa maîtresse, sa vie ne tient qu’à un fil. Il a brouillé la combinaison avant de pénétrer dans le coffre, m’a expliqué le préposé, et a demandé qu’on ferme la porte sur lui. Il sera difficile de le joindre…
— Les noms des conjurés, commissaire ?
— Il y a le signor Avani, qui doit se trouver encore à Macao ou Hong Kong, sa maîtresse et complice qui travaillait en qualité de secrétaire au Museo di Santa Antonia dei Cosmetici, et, bien sûr, les gens de l’ambassade du Boukamba. Par eux, en les soudoyant, vous pourrez en apprendre davantage. Des types capables d’exporter de la terre contaminée ne doivent pas être des alliés très fiables…
« Du côté des relations d’Antonella Mariani, vous trouverez peut-être également des indices précieux, cette malheureuse fille a probablement fait des confidences, sinon elle ne serait pas morte. »
Le Vioque qui se languit de causer, et donc de s’imposer, demande :
— En somme, les documents volés dans la voiture de Corvonero étaient relatifs à quoi ?
— Ben voyons, patron : à tout ce trafic de terre, de gélules, etc. Corvonero avait écrit cela par précaution, pour se garantir, croyait-il, mais le boomerang lui est revenu sur la figure. En tout cas, il a causé, ce faisant, la mort de son intrigante maîtresse et de sa complice.
Achille caresse son admirable calvitie qui scintille comme la boule lumineuse des dancings au cours d’un tango.
— Il va falloir agir de concert, messieurs, et prévenir les autorités britanniques, portugaises…
Mais l’attaché d’effusion[22] s’agite ; fait signe que non point, inutile, surtout pas.
— Monsieur l’Illustre et Grandiose Directeur de l’Admirable Police Française, murmure-t-il, puisque cette histoire est dirigée contre nous, si vous voulez bien le permettre, avec la sérénité qui vous caractérise, nous la réglerons nous-mêmes pendant que vous nous construirez des usines atomiques…
Son regard en boutonnière de smoking reste indéchiffrable. Pépère, un instant déconfit, reprend vite son urbanité coutumière :
— Mais, cela va de soi, Excellence. Parfaitement. C’est l’évidence même ; comment donc…
L’Excellence joint ses mains bien à plat et amorce une prosternation qui met le comble à la mouillance du Vieux.
Après quoi, elle vient me saisir au coude, et m’entraîne dans l’embrasure de la fenêtre.
— Grandissime Commissaire, Lumière de la Police, Flambeau de Vérité, me dit-elle familièrement, je suis certain (l’Excellence parle d’elle au masculin, y a pas de raison) que la Chine Populaire aura à cœur de vous témoigner sa reconnaissance pour l’éminent service que vous venez de lui rendre. Puis-je m’enquérir d’ores et déjà du genre de présent qui vous serait agréable ? Voyons, que peut-on vous offrir ?
— Un tunnel, dis-je. Un simple tunnel de quatre kilomètres de long. Allons chercher une carte de Macao, je vous indiquerai où il devra déboucher.