CHAPITRE VI

— Qu’entendez-vous par là ? lui fais-je reprendre afin de donner de l’élan à ce nouveau chapitre.

Elle est encuriosée pour de bon, la mère. M’avait pris pour un coquin de maître chanteur, et puis se met à réviser son hâtif jugement. De l’autre côté du mince galandage, Bérurier fourre à tout berzingue, opportuniste comme tu ne peux savoir, l’Apôtre, toujours paré pour les grandes manœuvres de printemps, et que rien ne stoppe : ni les suppliques, ni même une fermeture Éclair de braguette qui se coince, trouvant la parade à tout par sa seule autorité, ne croyant qu’en sa force et guidé sûrement par le feu interne de ses appétits.

— Douce friponne, je vais droit au but. La semaine dernière, votre riche protecteur, le professeur Corvonero, a été victime d’un vol : celui de sa voiture.

— On l’a récupérée, coupe-t-elle.

— Oui, on l’a récupérée, mais certaines choses qui s’y trouvaient cachées avaient disparu.

Un léger voile passe devant son regard d’ardente innocence ; ténu mais bien suffisant pour me donner à comprendre qu’elle sait de quoi je parle.

— Le vol de l’auto a été commis par une jeune femme inexpérimentée qu’un imbécile de flic français a dû aider dans cette banale entreprise, poursuis-je.

Elle me fixe, sans ciller. Quelque chose remue dans sa linotterie. Un léger boulot s’y effectue. Les nanas, jamais leurs méninges ne restent au repos ; elles se tricotent des pensées à une allure de fourmis évacuant leur fourmilière en péril, et cherchent la parade dans l’attaque qu’on leur fait subir.

— J’ai vu des photos du flic dont vous parlez, déclare cette ingénue perverse avec un début de brouillon de sourire.

Elle n’en dit pas davantage, mais j’ai compris qu’elle m’a retapissé. Va falloir ramener un peu de voile et naviguer au plus près.

— La personne qui a fauché la bagnole n’a pas agi pour le compte d’une bande organisée, ma belle. Voler une bagnole, c’est l’enfance de l’art. Mon petit doigt me dit que cette curieuse opération, c’est de l’ouvrage de dames, au pluriel. Qui donc pouvait savoir que Corvonero planquait des documents dans sa tire, sinon quelqu’un qui le touchait de très près ? Que ce quelqu’un se soit arrangé avec une copine pour effectuer l’opération me paraît plus que probable. Alors ?

— Si vous sous-entendez que…

— Je ne sous-entends pas : j’affirme ! Vous êtes deux petites dégourdoches, la môme qui a secoué la Jag et vous. Grâce à ces foutus papiers, vous êtes assurée d’avoir définitivement barre sur lui. Peut-être y a-t-il eu des signes avant-coureurs de lassitude qui vous ont paniquée et vous avez voulu garantir l’avenir.

— C’est vous qui le dites.

— Oui : c’est moi qui le dis, et quand je dis quelque chose, cent une fois sur cent, c’est la vérité. Donnez-moi l’adresse de votre copine, sinon demain Corvonero aura ces merveilleuses photos et vous vous retrouverez en taule pour complicité de trafic de stupéfiants.

— Moi !

— Eh oui, chérie. Réfléchissez : je connais la voleuse. En exécuter le portrait robot est l’affaire d’une heure. Dès lors, il ne sera pas difficile de la retrouver, non plus que de prouver que vous la fréquentiez. Une fois arrêtée, elle ne niera pas longtemps vos relations. Même en Italie, on n’est pas tendre avec les gens de la drogue.

Elle se lève, fait quelques pas devant moi, superbe. Un corps irréprochable, du moins au plan esthétique. Elle vient se planter près de ma chaise, ondulant du ventre très légèrement.

— Tu sais, lui dis-je, inutile de chiquer les ensorceleuses, quand bien même je participerais à une partie de jambons avec toi, ça n’aurait aucune incidence sur mon comportement ultérieur.

Elle ne se démonte pas et continue de fixer sur moi son regard de nympho en délire.

Dans mon for machin, je jubile car j’ai mis dans le mille. Déduction impec. Toujours une rigueur de pensée surprenante, l’Antonio de mes deux.

Le reste ne sera que formalité. Je la tiens, la vilaine. Et elle le sait.

— Tu comprends, lui dis-je, en jouant franc-jeu tu demeureras en marge de l’affaire.

— Vous n’allez pas me faire croire qu’un flic qui mettrait la main sur des documents pareils resterait les bras croisés ?

— Je ne te dis rien de semblable, ma fille, je te promets seulement de te laisser en dehors du coup, c’est pas un beau lot de consolation, ça ?

« Aux States, quand l’un des accusés se fait témoin à charge, il bénéficie d’un non-lieu. En ce qui te concerne, ton blaze ne sera même pas cité. Et tu veux mieux ? Je ne parlerai pas non plus du père Corvonero. Parfaitement : je lui laisserai sa chance, ainsi vous pourrez continuer à vivre heureux et à avoir de nombreux diamants ; voyons, Letizia, tu ne vas pas tarir par ton obstination une vache à lait si productive ! »

Elle hoche la tête et, tu sais quoi ? Écoute, ça vaut le prix de ce book.

— Si je parle, vous me ferez l’amour ? J’ai envie de vous.

Son regard et sa voix me fouettent les sens. Hue, dada ! Je décarre du popaul au triple galop. Sans chercher bien loin : la table (en anglais the table). Pas besoin de la lui signifier, elle y est déjà étendue, se propose en grand, les jambes repliées haut, et se les maintenant ainsi à deux mains, façon grenouille à la renverse.

Heure exquise qui nous brise. C’est carrément la prestation cosaque, pour mademoiselle. Incorrigibles, nous sommes, le Gros et moi. La guerre du nerf de bœuf. Tout ce qui nous passe à portée de bite, hop ! Par ici la bonne croupe ! On devient deux gentils obsédés, à force. Que bientôt, tu verras, on déambulera cul nu, la zézette au vent, fureteuse, à dodeliner de la collerette. On se farcira les dames séance tenante, au gré des recontres : dans la rue, les magasins, l’autobus. Le côté : « T’en veux ? Prends-en ! », plaoff ! Sans plus chichiter, roucouler. Les pigeons sont des cons, moi je dis. Les coqs, eux, savent vivre. Un tour de semonce autour de la poule, qu’elle s’ébouriffe et dégage de la bagouze, et vlan ! donne ta crête que j’m’y cramponne !

La môme, drôlement nympho. Quand elle a démarré au paf, elle devient jobastre. Une furie ! Tu risquerais ton glandoche dans une bétonnière, t’aurais l’impression de le mettre au fourreau, en comparaison. Elle m’interprète : « Ouragan sur le chibre », la Letizia.

Casse la table à grandes ruées. Me talonne les endosses comme Yves Saint-Martin sa bourrique quand il fonce vers la ligne d’arrivée. On finit par se retrouver sur le carrelage, dans des décombres. Elle mugit pire que les féroces soldats. Pousse de grands cris de tigresse dont la queue s’est coincée dans l’engrenage d’un moulin à caoua électrique (Torréfacteur, en ga…a…a…arde, comme on chante dans Carmen). Elle est franchement frénétique, pour dire. Ne reste pas les deux pieds dans le même sabot ! Elle vaudrait un enregistrement sur cassette que se passeraient les vieilles veuvasses, le soir, avec leur chandelle.

Qu’à la fin d’à force, Bérurier vient aux nouvelles.

— Mais qu’est-ce y vous arrive-t-il ? s’inquiète le Monstre.

On n’a pas le temps de lui répondre. Sinon par gestes avec les noix. Il comprend et se retire.

J’en fais bientôt autant.

Elle est rougeoyante, la pétroleuse. Cheveux collés because la sueur, respiration haletante, œil poché par l’amour intense. Elle secoue la tête et parvient à articuler :

— Merci, c’était fabuleux !

Elle laisse son souffle retrouver un rythme convenable pour enchaîner :

— T’es un homme, toi.

Trêve de compliment, je n’ai pas encore rengainé coquette dans ses foyers que déjà je m’enquiers :

— Alors, ces papiers ?

— C’est ma copine qui les détient.

— Son nom, son adresse ?

La gosse est toujours à terre, vannée, essayant de récupérer. Je m’aperçois alors que mon appareil photo s’est ouvert pendant la séance.

Ou qu’on l’a ouvert. Bye-bye le documentaire sur les prouesses amoureuses de Letizia Ramolin. Ne me serais-je pas laissé enfler maison par cette greluse ?

— Eh bien je t’écoute, ma chérie ? insisté-je sans m’émouvoir.

— Mon amie ne vous remettra rien si je ne suis pas avec vous.

— Viens avec nous.

— C’est qu’elle habite hors de Rome et j’ai rendez-vous avec Corvonero et des amis d’ici moins d’une heure.

— Diffère-le, les femmes comme toi sont faites pour être en retard avec les hommes comme lui !

— Ce rendez-vous est trop important.

Je pourrais lui virguler une tartine de phalanges, certes. Et ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais je me contiens par sadisme, pour voir jusqu’où elle aura le toupet de m’entraîner.

— En ce cas, téléphone à ton amie qu’elle nous remette les documents.

— Elle n’a pas le téléphone.

— En fin de compte, que proposes-tu, ma belle princesse ?

— On pourrait aller là-bas demain ?

Je feins de réfléchir.

— D’accord, mais en attendant donne-moi toujours les coordonnées de cette poulette.

Letizia minaude, ce qui est nettement à son désavantage.

— Malin, si je vous les donne, vous allez vous y précipiter et tout gâcher.

Elle ajoute :

— Vous avez vu que votre appareil s’est ouvert ?

— Oui, j’ai vu.

— Les clichés sont fichus.

— Tu parles, ça n’aime que l’obscurité, ces petites chauves-souris-là.

Cet aplomb, mamma mia ! Cette impudence ! La v’là qui se paie ma bouille, maintenant ! Sous prétexte que je lui ai ramoné le trésor, elle me prend pour la pauvre pomme de Corvonero !

J’ouvre la lourde.

— Béru, t’es disponible, mon mec ?

— Mouais, les deux sauteuses ont calté. C’étaient vraiment des moules folles : rien dans la tronche et encore moins dans l’baba ; j’sus pas près d’leur discerner un certif d’amplitude professionnelle.

Bougon parce que mal épongé, il radine.

— S’lon ce que j’ai cru ouïe entendre, t’as dû mieux t’régaler que Messire moi-même.

Il admire la môme d’un œil qui en sait gros comme la Bible sur le sexe et ses emballages.

— Faut dire qu’elle a l’matériel de baiseuse au grand complet, av’c toutes les options du catalogue, reconnaît-il.

— Elle fait admirablement l’amour, mais elle est peu coopérante, dis-je. Elle admet avoir blousé son kroum avec une potesse, seul’ment elle refuse de me donner les nom et adresse de celle-ci.

— C’est pas raisonnab’, fait sévèrement Sa Majesté.

— Je pense qu’à toi, elle va te le dire, enchaîné-je ; compte tenu de ce qui vient de se passer entre nous, personnellement, j’aurais mauvaise grâce à insister.

— J’insist’rai entre ton lieu et place, promet le Gravos.

— Merci. Quand elle t’aura fourni les renseignements, tu la garderas à disposition ici pendant que j’irai voir la demoiselle en question.

— Tout l’plaisir s’ra pour moi.

— Bien entendu, tu ne relâcheras pas ta méfiance ?

— Inquiète-toi pas, mon pote. Si l’idée m’prend de la fourrer, j’ le ferai sans lui ôter les menottes.

Et, tout en parlant, il fixe le cabriolet aux poignets de Letizia, non sans avoir fait passer la chaîne derrière un tuyau de gaz.

Une qui se met à devenir grisâtre, au physique comme au moral, c’est la maîtresse à Momo.

Mon calme aimable la terrasse tout autant que la manœuvre du Mastard.

Béru se fouille et finit par extraire de ses vagues un couvercle de boîte à camembert et un mégot de crayon.

— Bon, les renseignements auxquels on attend de vous, plize ? demande l’aimable personnage en suçotant la mine de son bout de crayon.

Elle reste coite, vitreuse, muette, glacée ; tout ça à la fois.

Comprenant qu’elle va réticer, mon ami pousse un soupir qui fendrait l’âme de Pinochet et me dit :

— Cela t’ennuillerait-il d’ nous laisser un moment, qu’on peut causer ent’quat’z-yeux, moi et madame ?

— Mais comment donc !

Je passe à côté ; la pièce sent les corps surexcités, le renfermé et la basse copulation. Quelque part, dans la ruelle, un homme chante à tue-tronche.

Je me laisse quimper sur l’un des rares sièges en exercice. J’ai les cannes sectionnées par cette royale tringlée prodiguée à la frangine. Une amertume me vient, comme souvent ; confuse nostalgie teintée d’angoisse. L’abomination d’être là, à faire ce turbin ; se cailler les sangs à emmerder les autres, au nom de je me demande bien quelle morale, après tout. Redresseur de torves patentés. Détenteur d’un louche pouvoir dont je dois rendre compte. Y a des instants de vrai flou. Qu’après tout je m’en branligotte du professeur Corvonero et de sa pétasse. Peu me chaut ses activités, quand bien même elles accroissent un fléau social. Toujours chiquer les Bayard, au nom de quoi ? Moi, je le sodomise, moralement, Bayard. Et tous les autres : héros, pas héros, cons historiques en tout genre.

Un cri, un seul. Cri de femme. Béru dans ses œuvres. Il a la torgnole naturelle, Messire l’Enfoirure. Le gnon est une ponctuation du langage chez ce primaire, que dis-je : ce primitif. N’est plus intégré dans son époque de merde. L’a raté le coche. S’est gouré d’ère. Sa longueur d’onde eût été le secondaire, quand l’ordre des dinosauriens vadrouillait à l’emplacement des futurs Champs-Élysées.

J’appréhende une nouvelle plainte, mais plus rien ne se produit. Au bout de peu, le Gros paraît. Clin d’œil de bœuf.

— V’là ! dit-il en me lançant gracieusement sa boîte de calandos-bloc-notes.

Je la biche au vol. On fait dans l’aérien. Je lis, écrit en caractères d’imprimerie dont certains, tels que les « N » ou les « P » sont tracés à l’envers, comme s’ils avaient été formés par un dyslexique ou un Russe : « Antonella Mariani, III Corso Québellaputassa, Roma. »

— Tiens, je croyais qu’elle habitait en province ? lancé-je à la môme Letizia.

Plutôt cocasse, sa posture à Mlle Prendu. Le galant Béru lui a procuré une chaise et elle est assise, face au mur, toute nue, enchaînée au tuyau.

Elle ne se retourne pas.

— Ça été duraille ? demandé-je au Gros.

— Penses-tu : un velours !

Il pouffe et m’entraîne loin de la souris de l’abbé Jouvence. Il m’exhibe un petit tournevis de poche rétractable.

— J’y ai fait croire qu’y s’agissait d’une s’ringue de Pravda et qu’ j’allais lu bricoler une piqûre de pain total pour lui faire causer. T’es sûr qui faut qu’ j’vais t’attendre ici ? Ell’risque pas d’s’envoler et suffit qu’on lui cloque un bataillon su’ l’ museau pour pas qu’ell’brame. J’vais faire quoi, sinon ? J’ai déjà baisé deux ou trois fois dans la journée.

Ses raisons m’atteignent et me contraignent.

— Comme tu voudras, Gros. Mais bâillonne-la serrée.

— Fais-toi pas d’mouron, rassure l’Éminent en arrachant un reliquat de rideau dit « bonne femme » d’une fenêtre. Tu sais bien qu’j’ai la technique.


Le type heureux de la rue a fini de brailler sa canzone. Déjà, le jour soirit. Mon vague à l’âme s’estompe.

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