CHAPITRE XIII

Mon homologue, le commissaire Ossobuco, est plus âgé que moi, presque aussi beau, mais il a une montre en acier tandis que j’en ai une en or. On se connaît un peu, pas trop. Je sais au moins cinquante-six millions d’Italiens plus sympathiques que lui. Curieux pour un Latin : il a le côté flic guindé. M’est avis que Scotland Yard l’empêche de roupiller parce qu’il a trop bouquiné de polars anglais dans sa jeunesse.

Il examine le numéro que j’ai déposé devant lui, sur sa belle table en plexiglas fumé.

— Pourquoi tenez-vous à connaître le nom du propriétaire ? demande-t-il en tapotant mon bout de faf.

Je lui vote mon sourire de cérémonie number 69.

— Écoutez, cher commissaire, une supposition que vous vous ameniez Quai des Orfèvres en me demandant le même renseignement, je me grouillerais de téléphoner au Service des Immatriculations au lieu de vous tirer les vers du nez !

Tiens, attrape !

Il se pince.

— C’est le côté diplomatique qui m’a fait réagir, nous avons tellement de problèmes, s’excuse-t-il.

— Qui n’a pas les siens ? soupiré-je à fendre l’âme d’un contrôleur des contributions.

Il hésite encore. Son sens de la solidarité policière donne de la bande. Intraitable avec les inférieurs, supérieur avec les égaux, lèche-anus avec les supérieurs, ils sont une fameuse tripotée, comme ça, à travers le vaste monde, d’est en ouest et du nord au sud, n’importe les couleurs de peau ou de pensée. Des chiées, même, à faire carrière dans le visqueux. Des embardouflées, tiens, c’est lâché, à faire pisser le sang, pleurer les fesses, grincer des dents, citrons verts de l’humanité. Cons-de-basse-fosse. Qu’heureusement, ils se trouvent généralement sous la coupe d’une mégère qui les dorce d’importance, les bride et brime et réduit menu en des intimités bien funestes ; bande de sous-saligauds au regard en guidon de course !

Je me lève.

— Je ne voudrais pas perturber votre conscience, Ossobuco. Pardon de vous avoir fait perdre quatre minutes et quarante secondes ; je m’imaginais qu’entre flics latins on pouvait se donner des coups de main à l’occasion. Mais je suis un utopiste ! Cela dit, évitez dorénavant de venir nous faire chier la bite avec vos petits copains des Brigades rouges ou les hyper-fachos réfugiés en France.

Je suis déjà à sa lourde.

— Commissaire ! égosille l’homologue de la Redoute. Commissaire, ne vous emportez pas ! Naturellement que je vais vous arranger cela. Attendez !

Et il dégoupille le cran de sûreté de son téléphone.

* * *

— Sit’plaît, requête Bérurier-le-Noble, sit’plaît, mec, juste pour mon gour’nement personnel : c’est quoi-t-au juste, le Boukamba ?

— A vrai dire je n’en sais trop rien, Gros. Probablement un nouvel Etat de quelque part comme il en naît depuis la guerre. Fais excuse : je ne lis pas les baveux tous les jours et celui-ci a dû m’échapper.

Le consulat général dudit pays, dont le drapeau représente un soleil noir sur fond rouge, est sis dans un immeuble moderne de la périphérie nord.

Je retapisse la guinde dans le parking réservé aux occupants de l’immeuble.

En apercevant le véhicule, j’éprouve un grand contentement (je serais tenté d’écrire une grande contentation, mais je me ferais prendre aux parties par les nœuds à rosette qui veillent sur la langue française, baïonnette au canon, et qui te flinguent le bout portant sans consommation préalable). Ainsi donc, voilà du positif. Mais achtung, comme on disait en France de 40 à 44, ayant affaire à des diplomates, je risque de faire des vagues qui me seraient néfastes. Immunité, immunité ! T’entends que ça, tous azimuts !

Pas touche ! Tout le monde possède son condé. Main dans le sac ou au cul, immunité ! T’as toujours l’article machinchouette comme emergency. Pêché au fond d’un code ! Poum ! Dans l’os ! Rengaine tes poucettes, poulet ! Client intouchable, laisse qu’il aille revoir sa Normandie à lui, hémisphère austral ou boréal.

Donc, de prime abord, je ne peux rien contre les gens du Boukamba. Etudier leur comportement, en faire part aux autorités romaines et puis rentrer à Saint-Cloud, chez Mme Félicie. Mais je suis un molosse aux crocs indécrochetables. Une fois que je les ai plantés dans le cul d’une affaire, pour m’en démordre il faudrait des tenailles, ou bien trancher le morcif.

Nous poireautons dans notre Fiat de location (pas Fiat de luxe, mais Fiat Lux).

— T’as un merle des Indes, sur toi ? demande brusquement l’Enfoiré.

Il sait que je ne déteste pas le gadget à l’occasion. A plusieurs reprises il m’a été donné de faire appel au petit appareil que nous avons surnommé « merle des Indes[9] » et qui consiste en un émetteur gros comme une pastille Valda, lequel produit un « bip ! » continu recueilli par un récepteur de la taille d’une boîte de pastilles Valda. (Si merveilleuses contre le rhume. Quand j’étais mouflet, je piquais de la fraîche dans ma tirelire, en cachette de M’man, pour aller m’en acheter. Bravo, monsieur Valda ! Je vous dois toute la partie de mon génie qui figure en vert sur la carte. Il faut sucer Valda, messieurs, ou moi, Mesdames !)

Je m’arc-fouille. Ne suis pas le genre de gonzier à trop lester mes glaudes, qu’ensuite on a une démarche d’âne bâté. Mon train de vie courant, ça consiste en mes fafs, mon pétard, une paire de menottes de voyage, mon sésame et la photo de ma vieille. Autrefois il m’arrivait de remplacer mon scapulaire par celui du général de Gaulle mais je l’avais tellement crayonné pendant mes heures d’inaction, qu’il avait fini par ressembler à Richelieu, avant qu’il n’achète un carrefour en association avec Drouot.

Dans la poche briquet (que j’exige toujours spacieuse, comme une poche marsupiale, de mon tailleur) je déniche la fameuse petite boîte. Bérurier s’empresse d’aller adhésifier la Valda au bas de caisse arrière de la grosse tuture noire. J’ôte le couvercle de mon récepteur sur lequel j’ai collé précisément une étiquette de Valda pour le camoufler. Il suffit d’enclencher le tablion vexatoire pour percevoir le petit signal gazouilleur.

La portée n’est pas terrible, mais elle permet tout de même d’être relaxe en filochant quelqu’un.

— Je n’y songeais pas, rends-je hommage implicitement au Mammouth.

Mon compliment lui provoque un lâcher de légers pets, aériens et bien contrôlés, façon princesse Anne ou reine Fabiola.

— On risque de moisir, craint-il peu après.

— Mais non, je le calme. Tu as vu quelqu’un demeurer longtemps sans utiliser sa bagnole, toi ?

* * *

Le chauffeur, sans être à proprement parler en livrée, porte un bleu croisé qui n’attend que des dorures pour ressembler à un uniforme. C’est bien le mecton qui attendait le trio à l’attaché-case du parc. Un grand, gueule malfamée : boutons déplaisants, lèvres inexistantes, regard en issue de coliques.

Il s’avance entre deux valises constellées d’étiquettes qu’il dépose dans le coffiot de son carrosse.

Après quoi il s’allume une tige et fumasse en attendant celui ou ceux qu’il doit véhiculer. Un laps d’étang (les meilleurs) long comme la figure à M. Carter, le soir des élections ricaines, passe.

Il a fini sa sèche, l’a écrasée sur le ciment flaqué d’huile du parkinge. Le chauffeur, qui souffre d’un manque d’heure exacte aigu, se décide à consulter sa montre, bien que la consultation soit entièrement à sa charge.

Je me sens d’un grand calme avant-coureur. J’ai la faculté d’identifier les instants critiques quand ils pointent du grand sablier du temps que parlait Jean-François Revel dans l’Omnibus qu’il conduit avec tant de dextérité depuis qu’il a passé son permis poids-lourd.

Je flaire donc le moment de haute qualité, étiquette or, plusieurs fois primé. L’instinct, te dis-je ; toujours lui. Cette prémonition bienheureuse qui nous permet, parfois, d’échapper aux sombres contraintes de la matière.

L’or du soir tombe sur Rome. Les façades ocre ou rose passé (et quel passé !) prennent des teintes fantastiques.

Même les baraques modernes, bâties dans l’esprit de la ville, font oublier leur jeunesse trébuchante dans cette apothéose de fin de jour.

J’oublie le grondement de la vie, la rumeur pétrolante des bagnoles, les cris fusant de toutes parts : appels, protestations, rires, voire simplement parler-haut, invectives sans fondement précis ni réelle intention. Rome femelle, superbe, ébrouant son ivresse d’exister dans la lumière de Quo vadis ?

Et puis le chauffeur ouvre les portières. Chose étonnante, un instant distrait, je ne les avais pas vus surviendre. Ils sont trois : l’Asiatique dynamiteur, le gars qui l’escortait dans le parc du musée et la secrétaire du dirlo cacochyme, la mignonne qui a plus ou moins feint d’accepter mon rencart pour ce soir.

Triomphe ! Ainsi donc, ce numéro puzzle était le bon ! Nous ne l’avons pas bricolé en vain. La môme trempe dans cette bizarre polenta romaine !

J’annonce la passe à Béru qui joint sa jubilation à la mienne (en anglais : to the mine).

— On s’croiererait à Montélimar, dit-il.

— Pourquoi Montélimar ?

— Parce que c’est du nougat.

Cette délicieuse facétie donne le ton de notre euphorie, aussi est-ce avec le cœur en fête que nous entreprenons la filature.

* * *

— Tu croyes qu’ils partent en voiliage ? demande mon compagnon.

— Les valises chargées par le chauffeur l’indiqueraient.

— Si c’était l’cas, on f’rait quoi-t-est-ce ?

— On les suivrait dans la masure du possible. Ici, nous avons fait le plein. Nous avons appris que des gens du Boukamba se livrent au trafic de la drogue. Peut-être servent-ils de plate-forme pour le dispatching en Italie… L’occasion nous est offerte d’en savoir davantage et, qui sait, de démanteler tout un réseau international, il n’est pas interdit de rêvasser.

L’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier pousse les feux de son imagination.

— M’est avis qu’ils carapatent, en ce moment. Y s’sont aperçus qu’on n’s’était pas laissé épousseter par leurs valoches piégées. Ta visite chez le dirluche du musée leur a flanqué les flubes. C’est la souris qu’aura alerté ses potes, après ton premier coup d’turlu. A présent, y s’disent que ça pue l’cramé pour eux ; alors ils entonnent le Chant du Guépard.

Bien bâti. J’estime son raisonnement valable à quatre-vingts pour cent.

Nous les suivons difficilement car la circulation est particulièrement dense et des flopées de chignoles téméraires s’intercalent entre eux et nous.

Le chiendent c’est qu’on ne peut les coller car ils nous retapisseraient et tout serait à l’eau.

Plusieurs carrefours finissent par nous couper pour de bon, aussi rends-je grâce (pardon : grasse) à Sa Majesté d’avoir préconisé l’emploi du merle des Indes.

Au bout d’une demi-heure de cafouillage au cœur de la cité, on gagne la banlieue.

— Ils vont chercher l’autoroute, prédit Bérurier.

La chose se confirme. Je ligote les panneaux verts et tout soudain je pige : l’aéroport di Ciampino !

— Pourquoi tu pousses c’te gueule ? questionne mon haltérophile ego.

— Parce qu’ils vont prendre l’avion, mon chéri.

— On l’prendra z’aussi.

— Tu oublies qu’il n’y a pas toujours de la place dans les zincs. Et puis cela dépend où ils se rendent, peut-être vont-ils dans un bled à visas. En outre, il n’est pas facile de monter dans un appareil sans se faire voir des gens qui vous connaissent.

Le Terrible hausse les épaules.

— Si on n’peut pas bicher leur vol, on s’rabattra su’l’ chauffeur. Tu veux parier qu’j’lu fais causer tout c’ qu’y sait ? Et même davantage ! D’autant qu’y fait noye maint’ nant et qu’on peut l’emmener à la campagne pour un’p’tite circonférence en plein air. Elle fait du bien, l’air de la nuit, ell’ rafraîchit la mémoire.

— N’empêche que je préfère m’occuper de l’état-major plutôt que de la sentinelle, mon lapin.

La grosse guinde noire stoppe devant la case départ. Tout le monde en descend et le chauffeur dégage les valises du coffiot. L’Asiatique artificier saute sur le caddie de ses soucis (je l’ai déjà faite, celle-là, mais le pape a déjà récité plusieurs fois le Notre Père et personne ne songe à s’en offusquer, non ?) et y place les bagages. Le trio prend congé du driver.

— Je crois que tu seras marron pour ce qui est de ton lot de consolation, fais-je.

Effectivement, la bagnole décarre sans plus attendre tandis que ses ex-passagers s’engouffrent dans l’aéroport.

La partie délicate de l’opération débute pour nous.

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