CHAPITRE XIX

Attends, laisse que je t’en parle au passé, pas te démouler les organes. Au présent, ce serait par trop cruel, insoutenable. T’aurais des perturbances dans la laitance, le raisin qui tournerait boudin, je sens. Le présent, c’est roulant dans le débonnaire, le va-te-faire-foutre-comme-je-te-pousse ; mais dans l’extradramatique, il te fout la fièvre quarte, tu ramasses des globules et ton cervelet clopine.

Alors voilà donc l’horrible affaire, très épouvantable de partout qu’à la narrer je me sens des fourmis plein le scrotum, avec net débordement sur les ailes.

Figure(z-vous)-toi, ma jolie fleurette à crinière dorée, que ces messieurs me remportent sans autres formalités. Pas d’interrogatoire, pas de voies de fait : le gros adipeux a dit peu, il est sorti un moment et, quand il est revenu, il a entraîné l’un de ses sous-fifres à l’écart pour un bref conciliabule. A la fin duquel l’on m’a reconduit à la bagnole où deux civils ont pris la relève pour me driver dans une bâtisse décrépite, non loin, au fond d’une venelle.

Une vieillarde, tout de noir loquée, nous a ouvert. Cette fois, j’avais droit aux menottes, d’horribles cabriolets très courts qui me gardaient les deux poignets serrés l’un contre l’autre, ce qui, au bout d’un moment, t’étouffe, car cela te comprime la poitrine.

La vieille nous a introduits dans une salle meublée d’une espèce de bureau planté sur une estrade, d’un banc, de quelques chaises et d’un grand crucifix assez beau ma foi, quoique de style baroque, sur lequel notre Seigneur était représenté avec la frime de Julien Clerc et pleurait de grosses gouttes de sang qui lui goulinaient jusqu’au pagne.

On m’a indiqué le banc. Les deux matuches qui m’escortaient ont pris des chaises. Le brouhaha du quartier ressemblait à un bruit de frelon s’enrognant contre une vitre. Parfois, un cri plus strident se détachait et vous piquait le tympan pire qu’une aiguille à tricoter. On a poireauté de la sorte une bonne demi-heure. Des odeurs d’huile chaude me flanquaient la dalle. Y avait du beignet dans l’air…

A la fin, une porte basse ménagée sous le crucifix s’est entrouverte, et un petit vieillard, bas lui aussi, fringué comme sur les gravures illustrant Jules Verne, a fait une entrée comico-solennelle. Comique parce qu’il était nabot et marrant à regarder, solennelle à cause de sa mise et de ses manières pleines de recherche et d’emphase.

Les deux poulardins se sont levés. Ils m’ont intimé de les imiter, ce dont.

Et puis le vieux s’est installé à son burlingue. Il devait avoir une pile de Bottins sous les miches car, une fois assis, il paraissait presque grand.

Il m’a adressé la jacte en portugais, et comme je n’ai pas l’honneur de causer ce patois, à l’exception de quelques formules lapidaires signifiant : « Je vous en prie » et « Va te faire mettre, espèce de con ! », je lui ai répondu en anglais que j’étais français.

Il a dès lors usé de ce dialecte pour m’entretenir. M’a dit qu’il était juge, qu’on lui avait communiqué mon dossier par téléphone et que mon procès allait commencer aussitôt. Il a ajouté que, puisque je me trouvais dans l’impossibilité de fournir mon identité, on allait me juger sous numéro et que je m’appelais désormais Quarante-Huit, ce qui m’a quelque peu réconforté, le quatre et le huit étant des chiffres pour lesquels je ne peux me défendre d’une certaine sympathie…

Le juge a pris un ton très gourmé pour m’informer de l’acte d’accusation.

— Quarante-Huit, me dit-il, vous êtes convaincu de trafic de stupéfiants. A compter du moment où l’on vous trouve en possession de 200 grammes et plus, la peine appliquée est la détention perpétuelle. Si la prise est moindre, vous serez condamné seulement à un an de prison par gramme de drogue.

Il a prié qu’on produise la came. L’un de mes convoyeurs lui a remis le fatal sac de toile. Le juge a sorti d’un tiroir une balance de pharmacien. Il a pesé consciencieusement la cocaïne trouvée sur moi, et tu aurais dit le potard de Mme Bovary, le sale bonhomme Homais.

— Cent quarante-quatre grammes ! a-t-il annoncé. Approchez-vous, Quarante-Huit, et vérifiez que je proclame bel et bien le poids exact.

— Je fais entière confiance à la cour, monsieur le juge ! ai-je répondu.

Le juge a alors hoché la tête, sans marquer sa satisfaction, mais à un je-ne-sais-quoi qui a éclairé son visage, on sentait qu’il était content de moi.

— La parole est à l’accusation ! a-t-il dit.

Mon convoyeur de droite, un grand métis anguleux, qui ne parlait que le portugais, a dit quelque chose d’assez bref et de pas gentil. Le juge est resté impénétrable, contrairement à Jacques Chazot, et a donné la parole à la défense… Mon garde de gauche lui a parlé en anglais. C’était pas très fameux. Il était soucieux, avec des démangeaisons sous les couilles qu’il tentait fréquemment de calmer à grandes onglades furieuses.

Il a dit que ma docilité plaidait en ma faveur, que je devais garder espoir en l’avenir, et qu’il implorait le juge de me remettre dix pour cent de la peine encourue.

Le juge a prié tout le monde de s’asseoir et il est sorti. Pendant son absence, la vieillarde loquée duègne de mélo espagnol est venue balayer la salle en se prosternant chaque fois qu’elle passait à la perpendiculaire du Christ.

Le juge est rentré en mangeant un sandwich à la tortilla. Il a poliment achevé d’absorber ce qu’il avait dans la bouche et a déposé ce qui restait de son en-cas sur l’angle de son burlingue.

— La cour ordonne la confiscation de la marchandise illicite et condamne le sieur Quarante-Huit à cent trente ans de prison.

L’avocat de la défense a jeté un regard goguenard au ministère public, le côté : « Qui est-ce qui l’a dans le cul ? » Lequel ministère public, de rage, a balancé un glave ressemblant à une belon qui aurait mal voyagé.

Le juge a ramassé son sandwich, il a adressé un hochement de tête à mes gardes et s’est barré comme un vieux rat qui vient d’entendre crier « miaou ! ».

Mes convoyeurs m’ont alors poussé vers la sortie. Bagnole. Je me disais que, vu la superficie de Macao, on n’allait pas rouler longtemps et, cependant, le voyage m’a paru interminable.

J’étais sonné par ce jugement sommaire et ce verdict fou. Je ne pigeais pas pourquoi les types de la police n’avaient pas obéi à la logique en me « questionnant » plus avant à propos de mes « complices », comme le gros chef semblait en avoir l’intention. Au lieu de céder à son premier mouvement, il avait eu l’air de se rappeler quelque chose d’urgent et il avait quitté le bureau. A son retour, poum ! Tout avait changé. Et voilà que je m’appelais désormais Quarante-Huit et que j’étais condamné à cent trente piges de taule.

Un bail.

Je me demandais quelle gueule j’aurais en sortant. L’intérêt de notre métier de héros c’est qu’il est plein d’imprévu ; son côté cacateux, c’est que l’imprévu en question est souvent dur à vivre. Tu vois ? Je suis là, à être San-Antonio l’invincible, et j’en prends plein la poire, plein le moral, ras bord. Seulement si on ne s’est pas confronté à de telles épreuves, vite fait on nous catalogue pacotille, superman en carton-pâte.


La bagnole a fini par stopper en pleine campagne, sur une éminence qui dominait un fleuve. Comme je m’y connais en géo, j’ai tout de suite su que le cours d’eau en question était la Rivière des Perles. Au-delà, à l’infini, s’étendaient des rizières, et tout au bout, formant le cul-de-sac de l’horizon, une chaîne de montagnes. A partir de l’autre rive de la Pearl River, c’est la Chine Populaire. Le plus étrange c’est que j’avais beau écarquiller grands mes vasistas, je n’apercevais personne. Y avait les rizières, et encore les rizières d’un vert un peu gris, et le gris de l’eau croupie, et enfin le gris bleuté des montagnes…

Les deux sbires m’ont drivé jusqu’à un porche découpé sur la nature. Un réseau de fils barbelés partait de chaque côté du porche pour isoler une sorte de camp pas joyce au centre duquel on apercevait des baraquements. Des miradors de bambou, meublés d’un guetteur immobile, ponctuaient la barrière à intervalles réguliers. Bon, j’allais donc passer cent trente piges dans cet endroit.

Des mecs en uniformes jaunasse et vert ont délourdé le portail. Nous sommes entrés à pincebroques, moi avec mes mains jointes par la ferraille devant ma braguette déconfite.

Un gradé chinois s’est joint à notre groupe pour nous convoyer jusqu’au premier bâtiment en fibrociment désavoué. L’intérieur aurait guéri du hoquet un marteau piqueur. Figure-toi une vaste pièce en longueur, badigeonnée à la chaux, sans autre mobilier que des chaînes rivées aux murs. Deux malabars à bouilles de primates lisaient malgré tout des journaux chinetoques, assis par terre. Ils se sont dressés à notre entrée et ont replié leurs baveux. Tout s’est déroulé sans un mot. Ils m’ont emparé et m’ont dépoilé en un tournemain.

Lorsque j’ai été nu comme une ampoule électrique, ils ont fixé une ceinture d’acier à ma taille, laquelle était reliée au mur par une chaîne d’environ un mètre. En guise de boucle, la ceinture comportait un cadenas gros comme mon poing, sommaire mais à toute épreuve.

Mes convoyeurs ont alors allumé une cigarette. Celui qui m’avait servi d’avocat m’en a proposé une. J’ai refusé.

Le gradé chinois a adressé un hochement de tête aux gorilles. Ces deux exquis personnages ont dégauchi deux espèces de cannes longues et flexibles dans un angle du local. Un instant, à la manière dont ils les faisaient virevolter dans leurs grosses pattounes, j’ai cru qu’ils faisaient une démonstration d’arts martiaux asiatiques. Fallait voir tournoyer les cannes à moulinets qui parvenaient à s’entremêler sans se chicaner la moindre. Du beau boulot. Mais j’ai vite cessé de l’apprécier lorsque ces moulinets se sont transformés en hélices emballées dont les pales m’ont mordu les mollets. Et ça s’est mis à remonter. J’ai eu les cuisses zébrées au sang, et ensuite les meules, et puis le dos, jusqu’à la nuque. Quand ils m’ont entrepris l’arrière du crâne, il m’a semblé que ma tronche partait en copeaux. Ma vision faisait des vagues, ma pensée des couacs. La pièce s’est mise à tourner. J’ai dû mettre un genou en terre et prendre appui contre le mur pour ne pas m’abattre comme ce qu’au moins une douzaine d’académiciens appelleraient : un pantin désarticulé, car chez certains d’entre eux (tu le sais bien, Jean) on trouve davantage de sémaphores que de métaphores. Ce qui n’a pas trop d’importance puisque personne ne les lit.

Jugeant la première partie de leur petite démonstration terminée, les deux pas-gentils m’ont allongé — à coups de pied — sur le sol. Ils m’ont passé le nœud coulant d’une corde au cou et ont attaché l’autre extrémité d’icelle à un anneau du mur. De la sorte, il fallait absolument que je restasse cambré pour ne pas périr strangulé. C’était là un procédé peu amène, tu me ferais plaisir d’en convenir. L’ennui de cette méthode est qu’elle ne comporte aucune perspective de durée. Très vite ta colonne vertébrale exténue, un engourdissement par picotements intenses t’empare, et tu commences à prendre appui sur la glotte. Qu’aussitôt, ma gamine, le nœud coulant se met à vachetement couler, le bougre. Et ton martyre s’accroît, quand les fesses reculent. Moi, homme dont l’âme est trempée jusqu’au rectum, je me dis les choses ci-dessous :

« Ils ne veulent probablement pas te tuer, mais seulement te torturer. Donc, si tu te laisses aller, ils seront forcés d’interrompre ton supplice, à moins que tu te sois gouré et qu’ils décident de te buter, auquel cas, le plus vite sera le mieux. »

Et pour lors, fort délibérément, je m’abandonnai à mon destin après avoir émis quelques râles de bonne compagnie, dont je ne te dis que ça, avant de perdre pour de bon conscience, mais pas confiance, l’espoir étant forcené à l’homme, plus intensément peut-être que sa sottise.

Dans les cas d’abandon de lucidité, assez fréquents dans mes polars, lesquels sont toujours d’un haut niveau, question suce pince et baisage, je remplace mon absence momentanée par des astérixes (et périls), bien pratiques pour signifier qu’un laps de temps m’échappe, j’y reviendrai plus loin. Dans la présente occurrence je m’en abstiendrai.

Que je t’informe donc, ma toute belle, ma tourterelle, ma bien jolie et combien salope de partout, que je reprends mes esprits à l’air libre, mais de brutale manière puisqu’en effet, je suis traîné par les pieds, ni plus ni moins qu’une brouette. Le Créateur ne m’ayant pas doté de roues, c’est ma tronche et mes épaules qui ramassent les vilains cahots consécutifs. On me hale de la sorte sur une distance qu’il m’est duraille d’apprécier.

Ensuite je parviens au bord d’une excavation immense, espèce de puits de mine dont le cratère (de La Bruyère) mesure au moins dix mètres de diamètre. Un système de palans, poulies, treuils, naninanères, permet de remonter la terre des fouilles. Celle-ci est chargée dans des camions branli-branlants par une espèce de petite grue, tu me suis ?

Quelques matons chinois, hautement patibulaires, munis de fouets et d’armes automatiques, surveillent la manœuvre. Lorsqu’il leur apparaît que le rythme baisse, ils flagellent en glapissant.

Mes tourmenteurs me foutent dans une benne et voilà qu’on me descend dans les profondeurs. Dévalage rapide. Le mec qui tient la corde doit avoir des gants de cuir, sinon ses paumes vont s’enflammer comme une scierie bien assurée contre les risques d’incendie.

L’arrivée brutale achève de marmelader ma colonne vertébrale. Quelques loques humaines, hâves, efflanquées, pas rasées, avec des regards tellement enfoncés que tu dirais des ampoules de spots, s’activent autour de moi. Ils n’ont que la peau sur les os et que des loques sur la peau, en plus de plaques eczémateuses. Ils me virent de la benne qu’ils se mettent à remplir de terre. Celle-ci arrive d’un tunnel grossièrement étayé par des wagonnets cahotant sur des rails.

Le tunnel est chichement éclairé au moyen de loupiotes à acétylène.

Je perçois une rumeur de travail. Des coups de pioche lointains, réverbérés par l’écho des profondeurs.

Je gis sur un sol fangeux, pestilentiel, espèce de boue brune puant la merde et la décomposition.

Cette puanteur me soulève le cœur et je vomis. Mes compagnons de misère ne sont pas surpris par ma réaction. Mon arrivée ne les intéresse pas. Ils paraissent absents. Dévitalisés serait le mot. Alors, puisque c’est le mot, laissons-le.

— Hello ! risqué-je, après avoir fini de me détriper.

Pas de réac. Ils bossent mornement. Tu dirais des zombies. En les fixant d’un peu plus près, je pige qu’ils sont camés. Ce qui me surprend, c’est l’absence de gardes au fond de ce trou. Je lève les yeux. L’orifice est situé à une centaine de mètres et, d’ici, le ciel paraît improbable, à tout jamais hors d’atteinte.

Un gazier pelleteur défèque à mon côté. Dysentrique[13], le mec. Il semble souffrir mille morts en bédolant. Ses soupirs arracheraient des larmes à un constipé.

— Ça ne va pas fort, hé ? lui dis-je en anglais.

Il continue de foirer. Puis il balbutie :

— Je suis mourant.

C’est un grand diable blond dont le faciès est celui d’un squelette amer (où c’qu’ell’est ta mère ?). Un Anglo-Saxon, probable.

— Il n’y a pas d’infirmerie ? lui demandé-je.

Il ricane.

— Ici, il n’y a que l’enfer.

Sa boyasse dévastée continue d’évacuer des ignominies puissamment amibiennes. Il n’a même plus la force de se tenir accroupi et chie à genoux, les mains posées à plat devant lui.

Une compassion éperdue me propulse. Je vais à lui, l’enjambe et croise mes mains sur sa poitrine, par-dessous ses bras, pour le soutenir. Ça me rappelle jadis, quand, moutard, je vomissais et que Félicie me tenait le front au-dessus de la cuvette en me prodiguant des paroles encourageantes.

— O.K. ! O.K. ! murmure le malheureux en guise de remerciements.

N’ayant plus à puiser dans ses forces pour maintenir son équilibre, il les consacre à expulser ses misères intestinales.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ?

— Deux ans, peut-être plus. Au début je comptais les jours, et puis j’ai fini par m’en foutre.

— On vous remonte quand ?

— Jamais !

— Hein ?

Il répète :

— Jamais.

Trop de questions me viennent. Je ne sais par lesquelles commencer. Alors je les pose en vrac :

— Qu’est-ce que vous foutez dans ce trou ?

— On crève.

— Mais encore ?

— Un tunnel.

— Pour aller où ?

— Passer sous la Rivière des Perles.

— Mais de l’autre côté, c’est la Chine Populaire.

— Oui.

— Et alors ?

— Alors, rien, camarade. Il paraît que, quand le tunnel sera achevé, on pourra foutre le camp chez les communistes.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— La nôtre !

Il a fini de débourrer. Je l’aide à se remettre droit. Il titube. Tu lui donnerais cent cinquante ans, et pourtant je te parie ce que tu sais contre ce que je n’ose pas te dire, que cet être n’a pas trente années d’existence.

— Qui vous garde ?

— Personne. Pourquoi nous garderait-on ? On ne peut plus remonter.

— La bouffe ?

— On nous la descend une fois par jour, le soir.

— Ce doit être la bagarre, non ?

Il secoue la tête.

— A quoi bon ? C’est de la merde et il y en a assez pour tout le monde. C’est pour la blanche qu’on se bat. Les plus forts la prennent pour eux et se la partagent. Et alors, comme ils en usent, ils deviennent vite les plus faibles. Toi qui viens d’arriver, tu y auras droit.

— Pourquoi vous en fournit-on ?

— Pour nous empêcher de devenir fous.

— Et vous creusez consciencieusement, bien que personne ne vous surveille ?

— Si le rendement baisse, ils cessent d’envoyer de la nourriture et de la drogue.

— Comment peuvent-ils apprécier le rendement s’ils ne descendent pas ?

— Au volume de terre évacuée. Il faut cinq cents bennes par jour.

— Et personne ne remonte jamais ?

— Personne ! Le plus ancien d’entre nous est ici depuis six ans. C’est un Chinois. Il ne se came pas. Il fait recuire sa nourriture avec une lampe pour la bouillir, on dirait qu’il espère quitter cet endroit un jour.

— Mais, ce tunnel…

— Oui.

— Qui commande les travaux ?

— Y a pas à commander : le niveau et la direction ont été pris une fois pour toutes. On a les instruments qui permettent de maintenir le cap.

— Il est profond ?

— Il fait déjà dans les deux mille pas. Il en faut six mille avant qu’on commence à remonter de l’autre côté.

— Il en manque quatre mille, dis-je, c’est sans doute ça que ton Chinois attend.

— Oui, probable.

L’homme épuisé se laisse glisser contre la paroi pour s’asseoir dans la fange.

— Bon courage, dit-il, pour moi c’est terminé, dans quelques jours, je serai loin.

Je n’ose comprendre. Délire-t-il ?

— Libéré ? risqué-je.

Il me désigne un endroit de l’immense excavation.

— Ceux qui crèvent sont enterrés là-bas, à l’autre bout de l’entrée, pour ne pas gêner le trafic.

Загрузка...