Il faut (ou bien l’on doit, voire : il est prudent de) se méfier des adresses ; ne pas tomber dans le piège des idées préconçues. Ainsi, un mec qui t’annonce qu’il habite avenue Foch, tu penses : « Mazette, il se met bien, le frère », avant de découvrir qu’il occupe une chambre de bonniche dans les communs d’une arrière-cour. Un autre, qui avoue crécher dans le populaire dix-huitième, jouira en fait d’un duplex somptueux, avec vue sur « tout ce qu’il y a à voir », salles de bains en marbre noir et robinets d’or, jardin suspendu ; la classe, le superchic Maison et Jardin-Jour-de-France.
Moi, en me rendant Corso Québellaputassa, dans la Rome grouillante, je crois débouler dans une friterie ; eh bien ! cours te faire mettre, chérie : c’est sur un délicat immeuble moderne, de quatre étages, que je tombe (sans me faire mal). Dans les tons ocre ; comme toujours à Roma (à moins que rose), grandes baies, balcons, stores à rayures noires et jaunes, porche marmoréen bourré de bioutifoules plantes vertes et d’un concierge bourré au chianti.
La signora Antonella Mariani ? Au quatrième. Mais faut s’annoncer au prélavable, comme dit Bérurier. Interphone.
On actionne. « Mon cul ! » comme disait l’autre jour la reine d’Angleterre, mais en anglais pour faire plus distingué. Nobody ne répond.
Ce dont le cerbère déduit que la signora n’est point at home (de chèvre, si ça ne t’ennuie pas).
Je réponds que merci beaucoup pour son obligeance, tenez, voilà cinq mille lires, n’auriez-vous pas un vieux chiffon à me prêter rapport à une tache d’huile qui souille mon pare-brise ? oh, ce que vous êtes gentil de vous donner cette peine.
Il pénètre dans sa loge.
— Attends le chiftir, toi, fais-je au Gros, et éclipse-toi. Moi, je vais faire un tour chez la gonzesse.
Là-dessus je dégoupille le thermo-saleur de la porte de verre et me coule dans l’immeuble, profitant de ce que le concierge ne me voit pas. Ça, tu l’as sans doute compris parce que t’es une fille pas conne, mais je précise à l’intention d’une chiée de patates qui me lisent comme une carte routière.
Pouf ! Quatrième. Ascenseur laqué. Docile comme un laquais. Vite fait, sans secousse. Sur le palier : quatre portes. Y a les blazes dessus. Par acquit de conscience j’y vais d’un petit air allègre sur la sonnette, style « Coucou c’est moi, même si t’as le cul nu viens m’ouvrir, tu le regretteras pas. »
Silence.
Donc, sésame entre en piste.
Tric-trac, fric-frac. Les serrures italoches ont tellement l’habitude d’être violées qu’elles ne mettent même pas de culotte. J’entre chez Antonella comme Daudet chez lui, à Fontvieille. Logis de belle venue, moderne mais de classe. Pas du tout la crèche qu’on imagine à une voleuse de bagnoles.
Tout y est d’un blanc légèrement rosé : les sols, les murs, les sièges. Des toiles intéressantes, des meubles d’acier, l’ensemble serait parfait s’il n’y avait ce cadavre d’Antonella sur le tapis du livinge. Elle porte une robe bleue à fleurs mauves de chez Roberta. En guise de collier, une corde dont il ne faut pas parler dans la maison d’un pendu. L’autre extrémité d’icelle est attachée à l’espagnolette de Francis Lopez. Il s’en est fallu de dix centimètres pour que la tête de signorina Mariani repose sur le tapis blanc ; faute desquels elle est morte étranglée de fond en comble, la pauvre. Une si jolie gosse, pleine de charmes, dont j’avais conservé un souvenir vivace malgré qu’elle m’ait pris pour un demeuré ! Des papiers épars jonchent le sol. J’en ramasse des bribes. Ce sont des lettres d’amour, vachetement brûlantes, tellement même qu’elles l’ont consumée, si on se fie aux apparences. Moi je me dis que si elle ne s’est pas suicidée, c’est très bien imité. Supposons que des mecs soient venus pour fouiller chez elle. Ayant trouvé ces babilles, en plus de ce qu’ils cherchaient, ils étranglent la gosse, l’accrochent à l’espagnolade de la fenêtre et déchirent ces bafouilles pour qu’on déducte un chagrin d’amour.
Je palpe la belle enfant. Raidar. Voilà un bon bout de moment qu’elle est allée voir au paradis si Mussolini y était.
Je ne touche à rien, mais je procède à une inspection détaillée des lieux. Trop fin limier, l’Antonio, pour ne pas s’apercevoir que l’appartement a été exploré. Certes, on a tout remis en place, mais il reste des traces de perquise : contenu des tiroirs, en vrac, vêtements mal suspendus dans les penderies, tableaux un poil de guingois, ainsi de suite. Il y a de la fraîche dans un coffret d’argent : huit cent mille pions en gros fafiots, des bijoux en massif dans un autre d’ébène. Drôle d’affaire. Qui donc savait que la donzelle détenait ces papiers, en dehors de Letizia ? Tu parles d’un caramel mou !
Je m’assieds sur l’accoudoir plantureux d’un canapé sur lequel traîne encore une revue de mode. Il devait faire bon rendre visite à Antonella. Pas pour la suriner, mais pour lui faire l’amour. Je donne une chiquenaude à l’électrophone hi-fi. Le bras descend sur le disque avec une détermination impressionnante. La voix de Sinatra s’élève. L’indestructible Franky chante un truc fameux, dont j’ai oublié le titre mais qui fait comme ça : « La…lala la…laaa… » Je me dis que cette musique et cette voix vont bien avec la morte et le décor ; et puis avec moi aussi, après tout. On constitue une conjoncture, tous : l’appartement, Antonella, Sinatra et mézigue. Quelque chose d’indiciblement harmonieux, qui te vague l’âme. Bon, « ils » sont venus, « ils » sont partis. Dans l’intervalle ils ont fauché les fafs et tué la fille. Bientôt, un autre locataire s’installera ici et regardera la Ville éternelle à travers les vitres de la baie. « La… lala… lalaaaa… » C’est bath. La vie qui flirte avec le néant. La mort apprivoisée un instant par l’organe du vieux voyou américano-rital. Je stoppe l’électro. Docile, le bras retourne coucouche panier, comme disent les cons plus cons que les cons. Adieu, Antonella ! Seulement il va faudre que je m’esbigne sans être vu du concierge, tu parles. Comment renouveler l’astuce qui m’a permis d’entrer ?
Je vais à la kitchenette. Près du bigophone mural se trouve punaisé un bristol dactylographié sur lequel figurent des numéros de téléphone usuels pour le locataire : médecin, pharmago, taxi, etc. Le gardien de l’immeuble est tête de liste. Il s’appelle Ferrari. Je le sonne.
— Pronto ? rétorque l’homme.
Je colle ma langue contre mon palais pour jacter, ce qui me fait une voix à la Michel Simon.
— Signor Ferrari, j’aimerais savoir qui a déposé cette saloperie au garage du second sous-sol ! aboyé-je. Si vous n’enlevez pas ça immédiatement, vous aurez de mes nouvelles.
Je raccroche en violence. Paré !
Et c’est pile au moment de mettre les adjas que j’aperçois un petit trucmachinchose qui me fait tiquer. Je décroche le bristol des téléphones usuels et l’enfouis dans ma hotte droite.
Il fait nuit et doux. Les travailleurs libérés populent sur les trottoirs. Ça discute à pleins rires. Chez nos frères latins, la situasse est toujours désespérée, mais elle n’est jamais grave. Il reste plein de temps pour vivre en dehors de ses soucis. Chez nous, les emmerdes, on les étire pour qu’ils fassent plus d’usage, faut qu’ils nous remplissent l’existence. En Italie, au contraire, on les prend au minimum de la dose prescrite.
Bérurier, que je viens d’affranchir, renifle à vide, ce qui est chez lui rarissime car il a toujours le nez encombré. De plus, cette réaction dénote de sa part un degré de préoccupation excessif.
— Ça va chier dur pour nos gueules, exprime-t-il avec cette aisance propre généralement à M. Lecanuet. T’t’rends compte ? La Letizia qu’on a moleskinée pour lu faire dire l’adresse d’sa potesse ? Quand c’est qu’ell’va la savoir scrafée, comment qu’elle va crier au charron ! En plus, le concierge qui racont’ra qu’on est v’nus d’mander après la morte !
Je calme ses redoutances :
— La môme Mariani est morte depuis plusieurs heures, nous avons un alibi.
— Si on la r’trouve dans huit jours, t’iras préciser, boug’de dégourdoche !
— On va la retrouver rapidos car je vais prévenir anonymement les archers de son décès. Quant à Letizia, je lui parlerai. Elle n’a pas intérêt à nous précipiter dans un tonneau de mélasse où nous risquerions de l’entraîner à son tour. Viens !
J’avise un bureau de poste encore ouvert et j’y catapulte le taureau fougueux. On entre dans la salle des téléphones entourée de cabines, au centre de laquelle deux standardistes se racontent la zézette à Mario tout en houspillant d’autres standardistes disséminées à travers le petit globe frileux qui nous héberge.
Je sors le bristol qui servait de répertoire téléphonique à la chère défunte. Le moment ne serait-il point venu, jolie lectrice à chatte rose, de te révéler ce qui m’a poussé à l’emparer ? Oui, n’est-ce pas ? Alors prête-moi ta mignonne oreille finement ourlée et écoute. Au bas de la liste composée de gynécos, plombiers et autres spécialistes des canalisations, au bas de cette liste, dis-je, on a écrit à la diable, la lettre « X » suivie d’un numéro de téléphone. C’est le « X » qui a sollicité mon attention. « X » est la lettre du mystère dans l’alphabet. Une lettre qui chevauche les mathématiques et pas mal de sciences dites exactes, dont ma montre. Pourquoi une fille qui vit seule se croit-elle obligée de remplacer par un « X » le nom d’un correspondant ? Faut-il qu’elle veuille le tenir secret pour ne pas le tracer dans sa kitchenette que, de toute évidence, elle est seule à fréquenter. Deux hypothèses : ce nom est celui d’un amant et, ayant un julot attitré, elle ne prend pas le risque de l’épingler près de son biniou ; ou bien il est dangereux et mon instinct merveilleux m’incline vers la seconde soluce.
— Prego, signorina…
La jolie moustachue jaunâtre me cloue de ses deux yeux revêches sur la toile de fond de son indifférence, comme l’écrit avec bonheur Maurice Schumann dans ses œuvres à retardement, reliées peau de zob[2].
Je dévisse le capuchon de mon appareil à ensorceler et lui décerne un sourire sur écran large qui va l’obliger à changer de culotte. La braise de son regard s’éteint à la vitesse grand con.
— J’aimerais savoir le nom de l’abonné possédant cette ligne téléphonique, lui dis-je (lui fis-je, lui expliqué-je, lui déclaré-je, et autres faiblardises du genre, mais on ne peut pas se surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si ? ou alors faut changer de métier, se faire carrément écrivain).
La donzelle jaune caresse un archipel de grains de mocheté sur sa gueule rance.
Puis elle prend, entre ses cuisses dirait-on, un volume aussi copieux que l’ensemble de mes zœuvres sur papier chiotte. Elle potasse (K.O.H.) son opuscule, hoche la barrette de plastique superbe nichée dans sa chevelure mousseuse et soupire :
— Ce numéro ne figure pas dans mon répertoire.
Elle carre ledit dans sa région culière et m’oublie pour jacter dans son engourdisseur de trompes d’Eustache.
J’ai perdu une bataille, mais j’ai pas perdu la tête. Moi, quand le fichtre foutre me chope, faut que ça dépote. Je me rue dans une cabine libre, gave l’appareil de mornifle et compose le numéro.
J’ai pas achevé la manœuvre que je suis interrompu par une dame sur disque, laquelle m’assure que je me file le doigt dans l’orbibite car ce satané numéro n’existe pas. Elle pousse l’obligeance automatique jusqu’à me conseiller de consulter l’annuaire, ce qui est vraiment chouette de sa part, tu ne trouves pas ?
Une nouvelle tentative « pour si des fois » me conduit au même résultat.
— Y a gourance, déclare Bérurier. Tu croyes qu’il s’agite d’un téléphon, mais c’est p’t’êt’ son compte bancaire ou son immatricule de Sécurité sociable…
J’opine, car je suis. Et en plus je raffole de ça. Pourtant, ça grince dans mon sub’.
Tu me connais, ma louloute ? Tu sais que lorsqu’un truc me turluchose, c’est jamais sans raison. Je sens, par toutes les cellules de mon cerveau, tous les pores de ma peau, tous les porcs de chez Olida, et sur ondes courtes que ces chiffres griffonnés sont détenteurs d’un lourd secret.
Et voilà.
Manière d’obtenir tout de même une communication, j’appelle la police pour dire qu’on aille voir chez Antonella Mariani dont le téléphone ne répond pas et qui avait annoncé son intention de mettre fin à ses jours.
On me demande qui est-ce je suis-t-il. Je réponds que je suis son amant, mais qu’étant marié et père de douze enfants je ne puis jeter mon nom en pâture aux journalistes.
Clinng !