Tu as beau avoir une âme trempée à Tolède, des nerfs d’acier, des réflexes prompts, un self-control à toute épreuve (attends, que pourrais-je te déballer encore comme lieux communs ? non, je ne vois plus rien, fais avec ça), tu débouches (à oreille) dans des moments insolents, qui te prennent de bref. Je pense avec la rapidité que changent les chiffres sur une pendule électronique. Avant tout, cette fortuité dingue : moi, appelé juste au moment où le couple tant attendu se présente dans le hall ! Et la big question (en anglais : the big question) : qui peut bien me demander ? Béru ?
Oui, lui seul. Pourquoi prend-il un tel risque ? Parce qu’il y a urgerie ?
Je visionne la môme Museo et son mec. Ils n’ont pas bronché. Sans doute cet appel est-il passé au-dessus de leurs trompes d’Eustache ? Je les vois qui changent du flouze à la caisse, sans se donner la peine d’une œillée derrière eux.
Continuant de gamberger à la vitesse de la lumière (dont je suis moi-même l’un des représentants les plus incontestables, merci, sucez-moi vite, j’ai un train à prendre), je me dis, à torrent, les choses suivantes que je te livre en vrac pour t’épargner les frais d’emballage : Si je réponds à l’appel, le couple va filer sans l’être par moi[11] et, pour lors, ce long voyage risquera de ne pas porter ses tu sais quoi ? Fruits ! Mais parapluie, pardon : mais par ailleurs, si je ne réponds pas, l’appel sera répété et, pour lors, risquera d’attirer l’attention de mes clients. II ferait quoi, Zorro, devant un pareil dilemme ? Et James Bond ? Et le prince Rainier ? Et le général Bigeard ? Et ta sœur ? Hein ? Selon toi, comment réagiraient ces illustres personnages ? Quelle alternative emporterait leur décision ? Imagine-toi M. Canuet dans mon cas : homme sagace, fugace, qu’agace ? Ou bien, j’sais pas : le roi Boudin de belle gigue ! Hein, il déciderait quoi, le roi des Beiges ? Ce serait intéressant de leur demander ; ça t’ennuie de leur passer un coup de turlu de ma part ?
Ne pas perdre les pédales. Je vois ma Félicie, quand elle foire une mayonnaise. Tu crois qu’elle essaie de la rattraper au virage, en rajoutant ceci cela, plus un poil de truc ?
Tu verrais sa maîtrise, à m’man. Elle va virguler sa déconfiture dans l’évier. Elle biche un autre mortier, une autre cuiller, une autre boutanche d’huile. Pas un muscle de son visage n’a bronché. Faut pas qu’une mayonnaise vienne jouer au con avec elle, car elle n’aura jamais le dernier mot. M’man, c’est pas le genre de ménagère à se laisser feinter par une mayonnaise récalcitrante. Elle a la technique d’un vieux chevronné du rodéo pour la dresser, la monter savant, et plus elle cherche à coliquer, la mayonnaise, plus ma bonne vieille l’exige ferme et malléable. Pour Bibi, kif ! Grimpe-moi cette mayonnaise, Tonio. Allez, mon gamin ! Hop-Hop ! L’obélisque ! Il la faut raide comme une quiquette de marié.
J’hèle un groom.
— J’entends qu’on appelle le commissaire San-Antonio, lui dis-je. Voulez-vous dire qu’il est sorti et qu’on note le message ?
Je lui cloque un bifton de cinq dollars (j’en garde toujours une liassette dans ma poche briquet, puisque je n’ai pas de briquet).
— Faites vite !
Il s’éclipse en riant blanc (étant chinois, il ne peut rire jaune).
A présent, le couple quitte l’hôtel.
A toi, à moi, la paille de fer !
Savoir filer est la première qualité que doit posséder un policier. Il y a plusieurs façons de le faire. On peut filer à l’anglaise, filer sa quenouille, filer du mauvais coton, filer vingt nœuds (ou tout simplement le sien dans les miches d’une polka), filer une scène, filer doux, filer une hune ; mais filer comme un véritable limier est chose un tantisoit plus délicate. Cela consiste à voir sans être vu. Certes, tu vas dire que j’encule une porte ouverte ou que j’enfonce une mouche, mais pour y parvenir, il convient d’avoir un instinct qui te permette de prévoir le comportement du suivi, une seconde au moins avant qu’il ne le décide lui-même. Tu te souviendras, ou tu veux que je te le note ? Pas la peine ? Bon.
Or, donc (et ornithorynque) je suis mes deux Italiens. Je dois dire qu’ils composent un couple harmonieux.
Ils sont « bien pris » (comme les mayonnaises à m’man, toujours), élancés, fringants. Ils font jeunes mariés nantis. Je t’ai peut-être mal dit le gars ? On va simplifier. Tu te rappelles Marcello masse trop Yanni, quand il avait vingt ans de moins qu’au moment où je rédige le présent faire-part ? Eh bien lui ! Un peu moins trapu et peut-être un peu plus grand. Et puis on s’en fout, hein ? Tu veux pas te le faire, hein chérie, du moment qu’il y a moi à ton service vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
On est là, les écrivaillons, on se croit obligés de tartiner et à quoi il ressemble çui-là, et comment que cause celle-là, et le coucher de soleil sur La Garenne-Colombes, le clapotis de ta chatte au cinoche, des odeurs, couleurs, sentiments.
Goût du descriptif. Précision. Compofranc. Tartine ! Nous ne sommes que des tartineurs. A tartiner n’importe quoi : beurre, merde, confiture ou foutre, nuages aussi et surtout. Connards. Je me fais honte ! Te demande pardon. Et dire que tu paies pour. Je te redois combien ? Compte aussi l’immobilisation du véhicule. Faut-il que la vie te fasse chier pour que tu lises ça. Note, les autres sont encore bien pires, parce que eux, pas seulement ils déconnent, mais en plus ils se croient missionnaires, guérisseurs d’écrouelles, médaillables, primables, inexprimables.
Voilà, ça y est, le temps de me torcher j’arrive.
Ils marchent gaiement, en lacet, enlacés. Ils primesautillent. Le ciel est d’un bleu Klein qui flanquerait le vertige à une alouette.
Ils suivent Salisbury Road en direction du Star Ferry assurant la navette avec Hong Kong Island.
C’est triste pour un vieux de n’être pas grand-père, assurait Victor Hugo. Quand je pense à ce pauvre Chazot qui ne sera jamais grand-mère ! Bien plus tragique, non ?
Comme effectivement prévu, mon couple d’Italiens prend le ferry. Je, de même. Ça vaut la brève traversée. Tous ces Chinois ! Un monstre pullulement. Des jeunes en surnombre, des gamins tout mignards, et des vieilles dames, et des gonzes d’un certain âge, des bonzes, des filles en fleur, en flirt. Au coude à corps, au cul à cul dans cette nef qui sent un peu la ferraille rouillée, le limon, la fiente de mouette.
A l’écart de mes chers suivis, je contemple le panorama vers lequel nous piquons. Connu, archicombien ! Gratte-ciel ! Colline verte du sommet, qu’un funiculaire gravit à toute pompe. Partout des chantiers, des hommes en survêtements et casques orange qui s’affairent, fourmillent, chinisent, quoi !
Les milliards d’étincelles des soudures ponctuent le jour, l’acuponctuent. Une folie de travail. Le monde occidental est en location ici, avec bail résiliable sur un coup de téléphone, et cependant il se démène pour agrandir cette métropole d’Asie. La surpeupler, en faire une caverne d’Ali Baba anglo-saxonne, mais occupée, gérée, entretenue par des millions de Chinois.
On aborde au quai de débarquement. La populace jaillit comme le grain d’un sac de blé éventré.
Pour une fois, le bel instinct que je te causais est pris en défaut. Je m’attends à ce que les tourtereaux piquent sur les vieux quartiers pittoresques, chinetoques à l’état pur, avec leurs marchands d’œufs centenaires, leurs officines « pharmaceutiques » où l’on vend des poudres aphrodisiaques, du serpent conservé dans l’alcool, des hippocampes séchés et mille autres choses inquiétantes pour antre de sorcière.
Mais, déjouant ce pronostic, ils ne quittent pas le quai et filent vers le Macau Ferry Pier, c’est-à-dire l’embarcadère pour Macao. Je les vois prendre la file devant le guichet où l’on délivre les billets et le visa volant. Docilement, je me laisse devancer par une douzaine de personnes : Chinoises et Occidentales. Un couple de jeunes Japonais avec leurs trois enfants, tous habillés de blanc, mobilise mon attention. D’ordinaire, je suis pas fana des Japs, je crois te l’avoir seriné dans de précédents chefs-d’œuvre. Mais cette famille est assez plaisante, malgré que la mère ait pris le rond du drapeau nippon pour s’en faire un visage. Jamais vu une frime aussi parfaitement plate et circulaire dans le Loir-et-Cher. Enfin, du moment que son julot lui a déjà fait trois chiares, c’est qu’elle lui plaît commak, non ?
Chose curieuse, alors qu’ici tout trépide et galope, les formalités sont longuettes. Faut piétiner longtemps pour, une fois son tour venu, bien expliquer qu’on est touriste et remplir des formulaires trilingues.
Quand c’est terminé, on te remet un bifton, plus un badge vert et rouge sur lequel y a écrit Turismo Macau en lettres d’or.
On passe par des chicanes. Et la trouillance me biche de me casser le pif sur mes petits galopins. Note que je suis toujours « déguisé », seulement, à bout portant, je ne dois pas résister à l’examen. Fort t’heureusement, Miss Museo et son grand branleur sont déjà passés.
Le barlu est un hydroglisseur de forte taille qui, à l’intérieur, ressemble à quelque vieux tramway de préfecture. Il comporte deux niveaux. Je choisis le supérieur après avoir dûment maté pour voir si mes zigotos s’y trouvent. Mais non. Nobody.
Rassuré, je choisis une travée près de la porte car, à l’arrivée, je compte débarquer dans les premiers pour me mettre en posture de filoche.
J’assiste aux opérations d’appareillage. Une vibration intense fait frémir le barlu, comme une casserole d’eau bouillante. Ma famille de Japs est installée devant moi. Je renifle avec précaution, car ce qu’il y a de plus déroutant, ce sont les odeurs. Celle de la foule chinoise n’a rien de commun avec celle de la foule new-yorkaise ou romaine. Je ne sais pourquoi, elle m’intimide. Ma vie nasale est très intense, et sélective.
Le bateau s’arrache du quai en pataugeant comme un canard dans sa mare. Lentement, il quitte le môle. J’en chope plein les mirettes.
Et tu vas voir à quel point, ma pauvre chouquette.
Figure-toi que nous prenons la tangente en décrivant une orbe qui nous amène à l’extrémité du môle.
Et qu’aperçois-je ?
Vois-tu, je voudrais te le donner en mille, mais ce serait dommage, car c’est bien plus beau dans son entier.
Parmi les employés de la compagnie, un couple de « Blancs ».
Mes tourtereaux !
Voui, ma chère ! Miss Museo et son aimable compagnon. Toujours enlacés. Chacun a conservé une main libre dont il se sert pour envoyer des baisers au barlu en partance.
Je me doute que ceux-ci me sont destinés. Certes, ils ne peuvent me voir, mais ils espèrent bien que je les vois, et c’est leur façon de me traiter de con. Des baisers à n’en plus finir.
« Va te faire foutre, San-Tantonio, gros malin de nos fesses ! Va te faire aimer chez les Chino-Portugais, espèce de flic au rabais ! »
Oh ! pardon. Comment que ç’a été mené rondo, la petite opération. Cocu, va ! Je croyais les filer et c’est eux qui jouaient au chat et à la souris.
Le barlu prend de la vitesse. Il est trop tard pour me faire débarquer. Et il m’est même impossible de sauter à l’eau, avec le monstre bouillonnement créé par l’hydroglissage.
Je pige tout bien. Ils m’ont retapissé depuis le début. A l’hôtel, cet appel, c’est eux qui l’ont fait passer, espérant sortir pendant que je serais au téléphone ; comme ça n’a pas marché, ils ont trouvé autre chose.
Charmant voyage. Des milliers de kilomètres pour la peau !
Encore bien qu’ils ne m’adressassent pas des bras d’honneur. Note que des baisers, dans une telle circonstance, comme dirait Béru : c’est plus pire !