Elle semble passionnée par le jeu. Je me tiens à deux mètres quarante-cinq d’elle, mais elle ne saurait m’apercevoir tant est total son intérêt pour la roulette. Elle n’est pas seule. Une grosse gonfle vieillardesque l’escorte. Un Asiatique déplumé, aux cheveux gris coupés court. Il est gras, bagué, adipeux (mais a dit bien), avec des lunettes d’écaille semblables à celles que portait le bon Marcel Achard.
Fringué de soie sauvage bleue, œillet à la boutonnière, cravate blanche ornée d’une forte épingle représentant une pattoune d’aigle crispée sur une perle noire, il fume un cigare qu’une mercière aurait du mal à se carrer dans l’oigne. Il a les deux mains posées sur les épaules de la belle Chinoise sublime, à laquelle on ne saurait reprocher (au physique s’entend !) que la paire de burnes accrochée à son entre-deux. La chérie joue gros jeu. Des plaques grandes comme des tuiles (et qui représentent des briques). Les virgule sur les finales. Son chiffre étant le 6, je me demande bien pourquoi, personne à ma connaissance ne montrant une prédilection pour ce 9 à l’envers, si ce n’est les marchands d’œufs.
Mon sang ne fait qu’un tour, mais parfait ! Sans rater un seul virage. Je suis simultanément effrayé et ravi. Effrayé parce qu’elle n’hésitera pas à me rebalancer aux matuches si elle me reconnaît, ravi parce qu’il est inestimable de retrouver si vite sur sa route un individu venant de vous infliger une crasse de cette envergure.
Je ne barguigne pas, n’ayant jamais appris à le faire. Dare-dare, ma décision est prise : la surveiller, la suivre et, à la première occase, me rappeler à son bon souvenir.
Voilà pourquoi je contourne sa table et vais me planter à quelques encablures du couple.
La mère a perdu gros car elle paraît drôlement bougonne en quittant la table. Elle faille renverser sa chaise, comme dirait l’Inestimable. Son kroum lui trottine au fion, empressé, saliveur, alléché, à lécher.
Tous pareils les vieux marcheurs : regard allumé, jambes papattantes, ventre pointé. S’agit-il d’une conquête récente ou d’un protecteur attitré ? Sait-il que son égérie est un mec ?
Je les suis sans peine à travers la foule des joueurs. Ils ne quittent pas le casino, ce qui m’introduit à penser qu’ils logent à l’hôtel Lisboa et Macao. Ils se rendent au bar feutré, dont les fauteuils sirupeux et la musique emmitouflée sont propices aux tronches-à-tronches amoureux.
Je les regarde s’installer, depuis le couloir. Le barbon prend la main de sa compagne. Décidément c’est le grand bidule, eux deux.
Bien entendu, je m’abstiens de pénétrer dans le bar, n’ayant pas le moindre laranqué pour cigler une conso.
Il me faut donc encore poireauter. Non loin de l’entrée il y a une galerie marchande où l’on vend des objets de grandes marques qu’il est peut-être préférable de ne pas regarder trop attentivement. Je vais y musarder en attendant le bon vouloir du couple. J’ai des picotements dans ce que Béru appelle si aimablement la moelle pépinière. La partie devient capiteuse. Je caresse le poignard de silex si consciencieusement poli et affûté par le pauvre Yang Fou. Si je ne me retenais pas, j’irais droit le planter dans le bide de cet être vénéneux. Comme ça, en camarade, juste pour me passer un caprice.
Temps à autre, je quitte la galerie pour retourner à l’entrée du bar. Le couple continue de mignarder des doigts. Gouli goula. La papouille préalable. Promesse du crépuscule. Les Amants de Vérole : Ramollo et Juliette ! Salaud ! Je vais te dire, ce type a effectivement quelque chose d’irrémédiablement féminin : c’est UNE garce !
Quelqu’un m’écarte pour se faire livrer le passage. Geste agacé. Je m’efface. Il s’agit d’un autre couple. Ce dernier pénètre dans le bar sans m’accorder la moindre attention, ce qu’à Dieu merci, puisqu’il s’agit du couple d’Italiens.
Il marche droit à l’autre.
Congratulations. Tout le monde commande des Pim’s Number One au champagne. Ça soûle sans faire tousser.
Donc, il y a rancart général à Macao ! Very interessinge.
Que mijotent-ils, ces forbans internationaux ? Probable que c’est Macao le point de départ de la drogue pour l’Europe. D’ici que part le brut à traiter dans les labos de Corvonero.
S’agit-il d’une réunion au sommet ?
C’est juste au moment que je pense le point d’interrogation de cette question qu’une voix chuchote derrière mon lobe :
— C’est pas pour m’éventer, mais l’monde est mignard !
Je m’oblige à ne pas me retourner.
— C’est vous, saint Michel archange ? murmuré-je.
Le rire gras de Tarass Poulbot me meurtrit les trompes.
— T’sais bien qu’j’sus plutôt ton chien-Bernard, fait-il.
Je retourne à la galerie marchande, le Mastard sur les savates, et c’est alors seulement que je me retourne.
Je manque m’anéantir de surprise.
J’ai face à moi un gros Chinois au regard sanguinolent. Teint jaune pâle, paupières bridées (au collodion), costume Mao, casquette Mao. Juste le pet de joie qu’il émet reste français, trahissant la vérité du personnage.
Sa Majesté gazeuse s’explique :
— J’m’ai réveillé tard dans la noye, biscotte ces fuselages horaires qui m’avaient chanstiqué le métal bolling nasal.
« Je me fous à ta recherche : personne. J’réclame après ta pomme : rien. T’avais évaporé. V’là qu’je pars à draguer d’ici, d’là dans l’hôtel. Et je m’avise qu’un bizet du coin me filait aux miches. Un gros vilain. Moi, les anges gardiens, j’ai l’mien et ça m’suffit au bonheur. J’m’arrange pour qu’il s’annonce à mon étage. Deux plombes du mat : personne à l’horizon. Juste comme j’arrive à ma turne, je chique au mec qu’à oublié sa carouble et j’fais demi-tour en courant. L’vilain s’écarte pou’m’laisser passer. Arrivé à son hauteur, ma droite lui part au plexiglas solaire. Vraoum ! Aux pieds, Médor !
« Une savate de Grenelle dans la gueule et il comptait ses moutons, kif Jehanne d’Arc à Do-ré-mi-en-Provence. J’le biche au col, le traîne jusqu’à ma turne où qu’c’t’à son tour d’faire dodo, l’bel enfant. Mais auparavant — et tu peux ajouter chinois, s’lon ta belle habitude — j’l’ai un peu fait causer. L’hic c’est qu’il parlait qu’un très mauvais anglais dont j’ai eu du mal à m’débattre avec. Grosso module, j’ai pigé qu’il était payé pour nous surveiller et affranchir l’Italien de l’hôtel qui se nomme Avani. J’lu demande en c’dont il te concerne, et tout c’qui peut m’apprendre, c’est qu’t’as été à Cacao. Sachant que nous fûtes retapissés d’première, je chourave les loques du mec, le ligote et le cloque dans mon pucier. Et puis j’place su’ ma lourde l’écriteau « Douze notes masturbent ». Au p’tit morninge, c’est moi qu’ai pris la planque à l’étage des Ritals. Je m’ai attaché à leurs pas, comme on dit, et j’y sus t’encore. Et toi, grand fou, d’où qu’tu sors ? »
— D’un puits, lui dis-je, comme la Vérité.