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VENDREDI 29 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 21 heures 30.


JOSEPH GOEBBELS

Devant l’hôtel Dreesen, une voiture vient de freiner brutalement. Des policiers s’avancent avant même que le portier n’ait eu le temps de sortir sur le perron. Quand l’homme descend, tout le monde reconnaît Joseph Goebbels. Nerveux, semblant encore plus maigre et plus pâle qu’à l’habitude, il salue d’un geste brusque et se dirige vers Brückner qui est apparu lui aussi. Les deux hommes se serrent la main et l’Oberleutnant Brückner indique la terrasse où Goebbels va trouver le Führer. Goebbels se lisse les cheveux et en boitant monte les quelques marches. Walter Breitmann se souvient de ce visage osseux, à la peau tendue, aux joues creusées, un visage où les yeux brillants disent la volonté anxieuse de cet infirme malingre qui a su grâce à son intelligence vive, aux aguets, affûtée par l’infériorité physique, devenir, après avoir été le secrétaire de Gregor Strasser, le grand maître de la propagande du Parti nazi. Il a évincé son ancien patron, il l’a trahi et s’est rallié à Hitler quand les deux hommes se sont trouvés en conflit. Goebbels monte les marches, traînant sa jambe infirme, les mâchoires crispées, un sourire figé dévoilant ses dents qui paraissent, dans ce visage en lame de couteau, démesurées. Breitmann s’efface pour le laisser passer : Goebbels, petit sautillant brun, l’intellectuel du parti n’a pas le type aryen. Devenu ministre de la Propagande, il suscite toujours l’ironie des Alte Kämpfer, les vieux nazis qui croient d’abord à la force.


Mein lieber Gott, mach mich blind

Dass ich Goebbels arisch find.

(Dieu tout-puissant, ôte-moi la vue

Que je puisse croire Goebbels aryen.) chantent les S.A.


Si Joseph Goebbels est à Godesberg ce soir, c’est précisément à cause des S.A. Goebbels salue Hitler, s’assied auprès de lui et commence à parler en multipliant les gestes. Le Chancelier paraît distant, soupçonneux. Il écoute, il se tait, il regarde ce visage où le menton trop long, la bouche trop large, semblent perpétuellement et presque spasmodiquement en mouvement parce que le débit de la parole est rapide et que chaque mot provoque une contraction du visage, une grimace qui dessine de larges et profondes rides autour de la bouche, presque une crispation. Adolf Hitler se tait, il observe, il écoute. « J’étais plein de respectueuse admiration, dira Goebbels, évoquant cette soirée de Godesberg, pour cet homme sur lequel reposait la responsabilité du sort de millions d’êtres humains et que je voyais en train de peser un choix douloureux : d’un côté, le repos de l’Allemagne, de l’autre, ceux qui avaient été jusqu’à présent ses familiers. »


Joseph Goebbels est de ces familiers et Hitler le regarde. Le « boiteux », dans le Parti, n’est pas un dirigeant comme les autres. Il n’a pas de troupes à son service, ni S.A. ni S.S., il n’a que son intelligence manoeuvrière qui lui permet de sentir où se trouve le camp des vainqueurs. Et puis, c’est un intellectuel, l’un des rares parmi les chefs nazis – avec Rosenberg – à avoir fréquenté une université et à y avoir acquis des diplômes : il est docteur en littérature. Mais dans la vie professionnelle c’est, à la sortie de l’université, bientôt l’échec : il ne réussit pas à obtenir ce poste de critique littéraire au Berliner Tageblatt, le journal des juifs, dit-il. Et le voici, amer, sceptique, aigri, qui se tourne vers le nazisme. Dans ce nouveau parti, où les valeurs sont encore rares, son cynisme et ses dons font merveille : là, il dévoile ses talents de propagandiste et d’organisateur. Mais, il est surtout habile à exploiter le côté « social » et « radical » du parti, ces quelques formules qui, dans le programme en 25 points, que Hitler avait établi en 1920 avec Anton Drexler, annonçaient que le nouveau parti n’était pas seulement national, mais aussi socialiste. Il faut, disaient-elles, « abolir le revenu qui n’est pas le produit du travail et de l’effort. II faut briser l’esclavage du prêt à intérêt... Nous exigeons la participation des employés aux bénéfices dans toutes les grandes entreprises... » Goebbels avait avec Gregor Strasser, popularisé cet aspect du premier programme nazi.


Et en ce soir du 29 juin 1934, Hitler regarde attentivement ce « nazi de gauche », ce familier, qu’il a joué contre Strasser – et il a gagné – et qui maintenant vient à lui, au bord du Rhin, alors qu’il faut briser ceux qui, naïvement parmi les S.A. notamment continuent à réclamer la « révolution ».

La révolution ? Le plus souvent cela veut dire des places, tout simplement des places que d’autres occupent. À Dantzig, peu après la prise du pouvoir, Hermann Rauschning, président du Sénat de la ville libre reçoit l’un de ces Alte Kämpfer, ces vieux combattants des premières heures du nazisme, qui réclament des avantages substantiels maintenant que Hitler est chancelier. L’homme hurle devant Rauschning : « Je ne redescendrai pas la pente une fois de plus ! Peut-être que vous, vous pouvez attendre. Vous n’êtes pas assis sur des charbons ardents. Pas de travail mon vieux, pas de travail ! Je resterai au sommet quoi qu’il m’en coûte. On ne peut arriver au sommet deux fois de suite ».

Ils veulent tout tout de suite, ces S.A. auxquels on a promis la révolution nationale et socialiste. Ils veulent parce que parmi eux il y a aussi des boutiquiers, la fin des grands magasins, ils veulent le pouvoir et la richesse, ils veulent que la révolution soit faite à leur profit. Or, le Parti nazi, maintenant parti de gouvernement se peuple de « gens respectables ». Hitler est en costume de cérémonie et eux, les rudes Alte Kämpfer, ne seront-ils pas les dindons de la victoire qu’ils ont obtenue ? Et rejoignent les Alte Kämpfer tous les mécontents, tous ceux qui espèrent tirer profit du changement de régime qui vient de se produire. Ils passent une visite médicale, ils prêtent serment et les voici incorporés dans les S.A. Parfois, on se sert directement : un homme abattu ou arrêté, c’est un appartement que l’on peut occuper, un emploi à prendre, des biens à distribuer entre S.A. Mais cela ne peut évidemment suffire.

Hitler lui-même, devant une telle poussée révolutionnaire, a été contraint de faire des promesses ambiguës. Il déclare aux S.A. de Kiel parmi les acclamations : « Vous devez être les garants de l’achèvement victorieux de cette révolution et elle ne sera victorieusement achevée que si le peuple allemand est éduqué à votre école ».


C’était le 7 mai 1933, dans la ville de Kiel, là où en 1918 les marins s’étaient révoltés contre leurs officiers, où les groupes spartakistes avaient essayé de recommencer Cronstadt. Mais depuis ?

Hitler regarde Goebbels qui s’explique toujours, qui renseigne son Führer sur la situation à Berlin d’où il arrive. Il n’a pas eu le temps de voir Goering.

Il a pris l’avion, a atterri à Bonn-Hangelar, mais le Führer venait de partir pour sa tournée d’inspection des camps du R.A.D. A Essen, on lui a dit que le Führer était à l’hôtel Dreesen à Godesberg, qu’il avait tenu une conférence politique dans l’après-midi, alors il a immédiatement décidé de le rejoindre ici, à Godesberg. La musique du Service du Travail joue sur l’autre rive. Elle reprend périodiquement le Horst Wessel Lied et le Saar Lied. « Camarades, ceux des nôtres que le Front rouge et la Réaction ont abattu sont, en esprit, toujours parmi nous, et marchent dans nos rangs ». Puis viennent et reviennent des marches militaires : la Badenweilermarsch, le morceau préféré de Hitler.


Il fait frais, et dans l’obscurité, on devine que le ciel se couvre, il pourrait éclater l’un de ces orages brutaux de l’été. Goebbels parle : certes il a abandonné depuis 1926 Gregor Strasser qui refusait de lier le parti nazi à la droite traditionnelle. Il a rejoint le camp de Hitler qui, après l’échec du putsch de novembre 1923, sait qu’il faut conquérir le pouvoir avec l’appui des forces conservatrices, donc limiter le programme social et révolutionnaire à la démagogie antisémite. Mais sait-on jamais ? N’a-t-il pas trop longtemps gardé le contact avec Roehm, n’est-il pas suspect ? Hitler se tait.

Goebbels parle. Il n’a plus rien de commun avec Ernst Roehm. Roehm qui, en juin 1933, lance une proclamation où il déclare : « Une victoire grandiose a été remportée, mais ce n’est pas la victoire. » Roehm qui menace toujours : « Si les âmes petites-bourgeoises croient suffisant que l’appareil d’État ait changé de signe », elles se trompent. « Que cela leur convienne ou non, nous continuerons notre lutte. S’ils comprennent enfin quel est l’enjeu, nous lutterons avec eux, s’ils ne veulent pas : sans eux ! Et s’il le faut contre eux ! » Roehm incorrigiblement provocant ; quand Goering annonce le licenciement des policiers auxiliaires S.A., le chef d’État-major rassemble ses troupes. 6 août 1933, chaleur toujours de cette journée d’été d’il y a un an : 80 000 hommes au moins en uniforme brun, 80 000 membres des Sections d’Assaut sont groupés à Tempelhof, dans la banlieue de Berlin, près du champ d’aviation. Le ciel est couvert et l’atmosphère est lourde, brûlante de passion. Clameurs, approbations, hurlements, Roehm ne mâche pas ses mots : « Celui qui s’imagine, s’écrie-t-il, que la tâche des Sections d’Assaut est terminée, devra se résigner à l’idée que nous sommes là et que nous resterons là, quoi qu’il advienne. »

Tel est le langage du chef d’État-major, Roehm. Mais les S.A. sont plus nets encore : « Il faut nettoyer la porcherie, disent-ils. Il y a des cochons qui en veulent trop, on va les écarter de la mangeoire, et plus vite que ça », et ils lèvent leurs mains épaisses habituées à bousculer et à frapper.


LA DÉTERMINATION DES SECTIONS D’ASSAUT

Et Roehm n’abdique pas. Suit-il ses troupes, les devance-t-il pour ne pas être débordé par elles et mieux canaliser la colère des hommes en chemise brune ou bien entretient-il leur hargne et leurs espoirs de butin pour disposer de leur soutien dans sa lutte personnelle pour le pouvoir ?


En novembre 1933, il récidive. Dans Berlin, enveloppé par un brouillard glacé les groupes de S.A. stationnent devant le bâtiment massif du Sportpalast. La salle est déjà pleine : 15 000 gradés de la Sturmabteilung sont là, massivement, impressionnants dans leur uniforme brun. Ils saluent le capitaine Roehm quand il apparaît à la tribune et lance sans ménagement : « De nombreuses voix s’élèvent dans le camp bourgeois et prétendent que la S.A. a perdu toute raison d’être... Ils se trompent, ces messieurs ». Les S.A. se lèvent, acclament Roehm avec enthousiasme. « Nous extirperons le vieil esprit bureaucratique et l’esprit petit-bourgeois par la douceur ou, si c’est nécessaire, sans douceur ». Nouvelles acclamations, nouveaux cris.

Puis les S.A. se répandent dans les rues et les brasseries. Bientôt, annoncent-ils, viendra la seconde révolution, la vraie révolution. Et ce sera la Nuit des longs couteaux. On l’attend.

Pas seulement les S.A., mais tous ceux qui craignent la prolongation des troubles. Durant cette Nuit des longs couteaux dont parlent les S.A., qui égorgera-t-on ? Cette nuit que veulent les chemises brunes, pour laquelle spontanément ils ont trouvé cette appellation sinistre, quand viendra-t-elle ? On a peur en ce début de l’année 1934. La prise du pouvoir par Hitler, il y a un an à peine, semble n’avoir été qu’un bon souvenir par rapport à ce qui se prépare dans l’armée brune. « Nous ne sommes pas un club bourgeois, rappelle Roehm, je ne veux pas conduire des hommes qui plaisent aux boutiquiers, mais des révolutionnaires qui entraînent leur pays avec eux ». Mais les boutiquiers, mais le pays ont soif d’ordre et de paix civile. N’est-ce pas précisément pour cela qu’Hitler a été porté au pouvoir ?


Hitler écoute Goebbels. Sur la rive, les porteurs de torche du R.A.D. défilent maintenant en criant et en chantant en cadence. L’orage s’est rapproché : le tonnerre roule dans la vallée entre les collines et à l’horizon, vers Bonn, de brusques zébrures bleutées brisent l’obscurité et révèlent les nuages noirâtres qui arrivent sur Godesberg. L’ordre, la discipline, les voici vivants dans ce défilé, dans ces uniformes que l’on devine, dans ces chants et ces slogans lancés dans la nuit rhénane. Mais le capitaine Roehm s’est obstiné.

Il a continué à défendre ses S.A. Déjà, jeune capitaine, dans la fange des tranchées, il se faisait auprès des officiers d’État-major, distants et seigneuriaux, l’interprète des fantassins, ses hommes dont il partageait la vie sous les éclats des obus français. Maintenant ses hommes sont les Chemises brunes et ils répètent avec un jeune S.A. de Hambourg ces mots qui sont la rancoeur des Alte Kämpfer :

« Aujourd’hui, que nous avons réussi, que la victoire est à nous, que la canaille antiallemande est à nos genoux, vous êtes là aussi et vous criez plus fort que nous : Heil Hitler ! comme si vous étiez des combattants, dégoûtants, visqueux, vous vous insinuez dans nos rangs... Ce que nous avons conquis dans et par le sang vous tentez de le monnayer. »

Ces opportunistes qui accourent au nazisme victorieux, un mot a été forgé pour les désigner : ils sont les Märzgefallene qui s’accrochent à la victoire. Alors, la colère des S.A. éclate : « Écoutez bien, hommes du passé, vous n’insulterez plus longtemps les Alte Kämpfer... »

Bientôt ce sera donc la Nuit des longs couteaux, la nuit du vrai règlement de comptes avec les « gardiens de la Réaction », comme disent les S.A. Et Roehm se range aux côtés de ses hommes. Le 16 avril 1934, il défend les droits communs que le ministère de l’Intérieur veut chasser des S.A. Roehm protège ses camarades.

« Lorsque, au cours des années de lutte qui précédèrent la prise du pouvoir, écrit-il, nous avions besoin d’hommes à poigne, alors des citoyens qui, dans le passé, s’étaient écartés du droit chemin sont venus grossir nos rangs. Ces hommes chargés d’un casier judiciaire venaient à nous parce qu’ils pensaient pouvoir effacer leurs fautes en servant dans les S.A... Mais maintenant beaucoup d’Alte Kämpfer des S.A. ont dû se retirer à cause de leurs antécédents judiciaires et cela dans le IIIeme Reich pour lequel ils ont risqué leur vie... Les esprits boutiquiers ne comprendront jamais que l’on puisse garder de tels éléments dans la Sturmabteilung. »


Roehm au mois d’avril 1934, il y a seulement deux mois, Roehm se crispant dans la défense des S.A. : le vieux camarade de Hitler sent peu à peu dans ce printemps le Führer changer, s’éloigner des Alte Kämpfer et imprudemment avec le franc-parler du reître arrogant et bravache, il n’hésite pas à dire tout haut ce qu’il pense.

Quand il rencontre Rauschning, il s’emporte : « Adolf devient un homme du monde ! Il vient de se commander un habit noir... Il nous trahit tous, il ne fréquente plus que les réactionnaires. Il méprise ses anciens camarades ».

Camaraderie déçue, amitié jalouse de Roehm, déception presque amoureuse du plus vieux des compagnons de Hitler, ce Roehm qui est aussi un homosexuel, lié, au-delà des sentiments normaux, aux hommes en qui il a placé sa confiance. Roehm qui s’entoure de jeunes fils de la noblesse qui constituent un brillant État-major aux visages d’anges pervers : baron von Falkenhausen, comte von Spreti, prince de Waldeck : tous aides de camp du capitaine Roehm qui sait défendre ses fidèles, Roehm qui parle trop.


Tous les matins, Roehm fait une promenade à cheval dans le Tiergarten. Il va avec un ou deux compagnons, dans la fraîcheur d’avril, parcourir au trot, la Siegesallee, qui, décorée des 32 statues de souverains prussiens, traverse le parc berlinois du nord au sud. Puis l’allure ralentit, Roehm mène son cheval au pas, les jambes tendues sur les étriers, le torse bombé, il parle, il pérore. Le groupe passe devant la fontaine Wrangel, le monument de Goethe, celui à Lessing, on s’enfonce dans les allées qui mènent vers Potsdam et que les promeneurs évitent le soir, on franchit les petits cours d’eau qui parcourent le parc. « Un matin d’avril, dit l’un des compagnons habituels du capitaine, nous rencontrâmes un groupe de responsables du Parti. Roehm les suivit des yeux d’un air méprisant et dit :

« – Regardez bien ces types-là ! Le Parti est devenu un hospice pour vieillards, ce n’est plus une force politique. Ces gens-là ont peut-être été utiles pour obtenir une décision, maintenant ils sont un poids mort. Nous devons nous en débarrasser rapidement. Alors, alors seulement, pourra commencer la vraie révolution ».

Roehm a parlé avec détermination, il presse sa monture qui prend le trot.

« – Comment cela serait-il possible ? demande à Roehm son compagnon.

« – J’ai mes S.A. »

Matin d’avril 1934 dans le Tiergarten.


LE DISCOURS DU 18 AVRIL 1934

Bien sûr Hitler et ceux qui l’appuient, ceux qui craignent les « longs couteaux » des tueurs et que rassure le Chancelier partisan de l’ordre et de la grande industrie, savent ce que pensent Roehm et ses S.A. et ce qu’ils espèrent. D’ailleurs Roehm ne dissimule rien. Le 18 avril 1934, celui que, privilège unique, le Führer tutoie, qui commande les forces les plus nombreuses du IIIeme Reich, celui qui est ministre d’État, chef d’État-major de la Sturmabteilung décide de frapper publiquement un grand coup. Il convoque le corps diplomatique et les journalistes étrangers pour une conférence de presse, officielle, à Berlin. Pas une ambassade n’est absente, tous les correspondants de presse sont là. Quand Roehm se lève, trapu et rond dans son uniforme brun, le silence s’établit instantanément. Chacun ici comprend que, à l’occasion de ce discours, Roehm s’adresse à l’Allemagne, à ses camarades qui sont au pouvoir et à Adolf Hitler.


Roehm parle d’abord des principes du national-socialisme : « Le national-socialisme, s’écrie-t-il, signifie la rupture spirituelle avec la pensée de la Révolution française de 1789 ». Cela est banal et ressemble à ce que répète depuis des années Rosenberg, l’idéologue du Parti. L’intérêt décroît : se serait-on trompé sur Roehm ?

Le capitaine fait une pause. Dans le grand salon brillamment éclairé où la chaleur est lourde, on toussote, les chaises remuent. Par les larges baies on aperçoit le jardin pris dans une lumière douce d’avril.

« Je vais vous parler de la Sturmabteilung et de sa nature ». Immédiatement tout le monde se fige, « La S.A. est l’héroïque incarnation de la volonté et de la pensée de la révolution allemande », commence Roehm, puis il fait l’historique de la formation qu’il commande. « La loi de la S.A., continue-t-il, est nette : obéissance, jusqu’à la mort, au chef suprême de la S.A. Adolf Hitler. Mes biens et mon sang, mes forces et ma vie : tout pour l’Allemagne ».

Tout cela n’est encore que répétition de formules connues : il faut attendre. Roehm parle de sa voix terne dans les intonations, mais puissante, voix d’officier habitué à donner des ordres, où l’accent bavarois transparaît. « Le combat de ces longues années, poursuit-il, jusqu’à la Révolution allemande, l’étape du parcours que nous franchissons en ce moment nous a enseigné la vigilance. Une longue expérience et souvent une expérience fort amère, nous a appris à reconnaître les ennemis déclarés et les ennemis secrets de la nouvelle Allemagne sous tous les masques ».

Cela ne signifie-t-il pas qu’ils peuvent aussi avoir pris le masque nazi ? Tout le monde dès lors ne peut-il pas être l’ennemi des S.A. ? Phrase maladroite, agressive de Roehm, qui inquiète tous ceux qui ne sont pas avec lui, derrière lui, et ses S.A.

« Nous n’avons pas fait une révolution nationale, dit-il en haussant le ton, mais une révolution nationale-socialiste et nous mettons l’accent sur le mot socialiste ». Et le ton monte encore, inhabituel devant une assemblée de diplomates et de journalistes étrangers. « Réactionnaires, conformistes bourgeois, s’écrie-t-il,... nous avons envie de vomir lorsque nous pensons à eux. » Dans la salle, c’est le silence, un silence passionné et gêné comme si les mots et le ton ne convenaient pas, comme si Roehm s’était trompé de public et de lieu et se croyait au Sportpalast. « La S.A., conclut-il, c’est la révolution nationale-socialiste ! » Des applaudissements éclatent venant des côtés et du fond de la salle où sont regroupés des gradés de la Sturmabteilung. Roehm s’assied : ses aides de camp, surtout le comte von Spreti, le congratulent.


C’était il y a un peu plus de deux mois. Et, ce soir, sur la terrasse de l’hôtel Dreesen, entre Goebbels et Hitler, c’est de cela qu’il est question même si on ne rappelle pas les termes du discours de Roehm. C’est inutile, Hitler ne peut que se souvenir.

Brusquement, l’orage éclate, quelques gouttes énormes s’écrasent sur la terrasse. En même temps se lève un vent frais qui entraîne la légère poussière ; le tonnerre retentit dans un claquement proche. La pluie, la pluie maintenant violente, balayant le jardin devant la terrasse, courbe avec le vent les arbres et les haies. C’est une bousculade vers l’abri. Le Führer se lève lentement, il rit en repoussant ses mèches trempées, il se secoue ; Goebbels rit avec lui et marche à ses côtés en faisant de grands gestes.

Dehors, devant l’hôtel, les chants continuent, avec plus de vigueur encore comme si la pluie tendait les énergies en permettant à chacun des jeunes volontaires de montrer sa résistance personnelle. Puis, le vent tombe aussi brutalement qu’il est venu ; les dernières gouttes et c’est à nouveau le calme, il monte de la terre une fraîcheur inattendue et vivifiante.

On apporte des fauteuils secs sur la terrasse pour le Führer et pour Goebbels. Quand Hitler reparaît, des cris s’élèvent de la foule, Hitler répond en saluant presque machinalement. On l’acclame. « Le Führer a l’air grave et pensif, dira Goebbels plus tard, il regarde le sombre ciel de la nuit qui, après un orage purificateur, s’étend sur ce vaste paysage rempli d’harmonie ».

La conversation entre les deux hommes reprend : Brückner fait plusieurs apparitions, montrant des dépêches. Qui est fidèle au Chancelier, qui ne l’est pas ? Roehm lui-même, le 20 avril, deux jours à peine après son discours devant le corps diplomatique n’a-t-il pas renouvelé son serment de fidélité au Führer ? C’était le 45eme anniversaire de Hitler. Fêtes et discours remplissaient toute l’Allemagne ; les organisations de jeunesse organisaient des défilés, le Parti des rassemblements où se succédaient, sous les portraits immenses du Führer les orateurs qui invitaient la foule à crier Heil Hitler ! Goebbels, à la propagande, avait orchestré toutes les cérémonies et Roehm aussi célébrait, dans un ordre du jour, l’éloge de « Adolf Hitler, Chef suprême des S.A... C’était, continuait-il, c’est et ce sera toujours notre bonheur et notre fierté d’être ses hommes les plus fidèles en qui le Führer peut avoir confiance, sur lesquels il peut compter dans les bons et encore davantage dans les mauvais jours ». Et Roehm concluait ; « Vive Adolf Hitler, Vive le Führer des Allemands, chef suprême des S.A. » Dissimulateur, comploteur ce Roehm ou plutôt adversaire non pas de Hitler, mais de ceux que les S.A. appellent la Reaktion ?

Hitler pourtant doit choisir et Goebbels est là pour qu’il n’hésite plus et pour savoir aussi quel est le choix du Chancelier.

Un S.S. s’approche de l’Oberleutnant Wilhelm Brückner et lui parle à voix basse. L’aide de camp de Hitler se lève rapidement et gagne l’intérieur de l’hôtel Dreesen. Joseph Goebbels se tait lui aussi : il attend comme le Chancelier. Voici Brückner qui revient. Il tient un message.

Devant l’hôtel, un motocycliste fait hurler le moteur de sa machine, puis repart dans un éclatement d’explosions saccadées.

Le message est du Reichsminister Goering. Le Chancelier le lit, puis le tend à Goebbels. À Berlin, Karl Ernst, Obergruppenführer de la Sturmabteilung, aurait mis ses S.A. en état d’alerte depuis cet après-midi du vendredi 29 juin. Goebbels confirme : il allait lui-même donner l’information. Elle est grave : la Sturmabteilung est-elle décidée à passer à l’action dans la capitale ? Est-ce la Nuit des longs couteaux qui commence ? Ce Karl Ernst est un homme résolu : l’un de ces chefs S.A. sorti de rien, qui ont servi d’hommes de main, d’hommes à tout faire, au Parti nazi, d’autant moins arrêtés par les scrupules qu’ils voyaient dans le nazisme l’occasion de s’emparer à leur profit personnel de la puissance et de la richesse. Et ils y sont parvenus.


Karl Ernst, qui n’a pas 35 ans, commande à 250 000 hommes. Ancien portier d’hôtel, ancien garçon de café, il arbore maintenant des uniformes flamboyants, baroques, abusant des médailles, des insignes. Sur sa tête puissante et vulgaire de mauvais garçon, où la bouche épaisse dit la soif de jouissances, il porte, obliquement, crânement, de façon désinvolte, sa casquette d’Obergruppenführer des S.A. Il séduit les héritières des familles de la haute société berlinoise. On le dit aussi homosexuel. Son rire, son cynisme éclatent, et ses yeux s’allument quand il visite les entrepôts abandonnés ou les caves transformées en Bunkers, tous ces lieux où les S.A. « corrigent » les Allemands récalcitrants. Les hommes d’Ernst bénéficient de l’impunité : vols, meurtres, viols, tout devient affaire politique et Ernst couvre ses S.A. A Berlin, on le craint : pour certains il n’est qu’un sadique, un droit commun transformé en responsable officiel, en représentant de l’ordre et de l’État. Il est pourtant reçu dans la bonne société et on ne le voit qu’en compagnie d’Auguste Guillaume de Prusse, quatrième fils du Kaiser. Et c’est ce Karl Ernst qui vient selon le message reçu par Hitler à Godesberg, de mettre ses S.A. en état d’alerte. Le mécontentement des Chemises brunes a-t-il donné naissance à un complot ?

Déjà, vers la fin du mois d’avril, Karl Ernst avait fait part de ses difficultés à un interlocuteur inattendu. Ernst, en effet, avait reçu l’attaché militaire français, le général Renondeau. Quelle satisfaction pour l’aventurier d’accueillir cet officier étranger, de mesurer ainsi, vraiment, qu’on a réussi. Devant le général, Karl Ernst fait étalage de son passé, de ses responsabilités nouvelles. La conversation en tête à tête dure près de deux heures. « Il me raconta, écrit le général Renondeau, maints épisodes d’une carrière qui n’est encore qu’à ses débuts, mais qui a été jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler pleine d’aventures et de coups d’audace. » Sur ses coups de main de Alte Kämpfer, Ernst est intarissable.


« Comme je lui disais, continue le général Renondeau, que ses fonctions actuelles devaient lui paraître très aisées à remplir, par comparaison avec ce qu’il avait fait, il me répondit : « Détrompez-vous. Nous avons promis beaucoup et c’est terriblement difficile à tenir. Il y a bien des impatients et des exigeants qu’il faut calmer ; j’ai commencé par pourvoir les vieux camarades qui ont mené le combat avec moi. Ceux-là sont casés, tous. Mais il y a les autres qui ne me rendent pas toujours la tâche facile. » Et le général Renondeau ajoutait : « Cet aveu d’un des chefs les plus ardents qu’il m’ait été donné jusqu’ici de rencontrer parmi les S.A. est significatif ».


Les S.A. de Berlin, ces S.A. insatisfaits, sont maintenant, si le Chancelier Hitler se fie à Goebbels et à Goering, en état d’alerte.


HERMANN GOERING

On entend devant l’hôtel Dreesen à nouveau le bruit d’une moto : c’est un autre message de Goering. Il donne des informations sur la situation à Berlin et à Munich : là aussi, les S.A. seraient en état d’alerte. Le Chancelier en relit le texte. Il ne le commente pas. Goebbels, témoin de cette nuit, assis en face du Führer, dira plus tard : « Le Fuhrer, comme cela est arrivé dans d’autres situations graves et périlleuses, a de nouveau agi selon son vieux principe : ne dire que ce que l’on doit dire absolument, ne le dire qu’à celui qui doit le savoir et seulement lorsqu’il doit le savoir ». Hitler se tait : Goebbels n’est pas encore à mettre dans le secret des décisions. Par contre, Hitler dicte une réponse à Goering.

D’ailleurs, durant toute la journée de ce vendredi 29, Hitler a échangé des messages avec Hermann Wilhelm Goering et, chaque fois, la voie aérienne a été choisie. Un appareil a décollé, soit de l’aérodrome d’Essen, soit de celui de Hangelar près de Bonn pour Tempelhof. De là, un courrier rejoint Goering qui a communiqué avec Hitler de la même façon. Souci du secret, de la rapidité, mais aussi marque du style de Hermann Goering qui cumule les fonctions, à la fois de ministre sans portefeuille dans le cabinet de Hitler, de ministre de l’Intérieur du gouvernement prussien, de commissaire du Reich pour l’Aviation. Du Reichsminister Goering, le Chancelier sait qu’il n’a pas à craindre une quelconque complicité avec la Sturmabteilung et son chef d’État-major Roehm.

On raconte parmi les dignitaires nazis et naturellement le Chancelier est au courant, comment le 15 septembre 1933 les deux hommes se sont discrètement, mais nettement heurtés.

Hermann Goering voulait présider, le jour de la séance inaugurale du nouveau Conseil d’État, une grande parade des forces nazies : S.S. et S.A. rassemblés devaient défiler devant lui seul. Mais Roehm et Karl Ernst, écartés de la cérémonie, avaient fait comprendre que si elle se déroulait sans eux l’indiscipline régnerait dans les rangs des Chemises brunes, ridiculisant Goering. Ce dernier fut contraint de s’incliner. Cent mille hommes, en brun et en noir, furent rassemblés, mais les S.A. et les S.S. défilèrent au pas de l’oie devant les trois chefs nazis. Ernst et Roehm avaient fait reculer Goering. Il n’était pas homme à l’admettre et d’autant plus que son opposition à Roehm était ancienne, profonde, faite de bien d’autres choses que de la rivalité née d’une parade à partager.

Avec Karl Ernst aussi il y a de vieux comptes et des liens anciens, liens troubles de la complicité.


Au moment où devant la Cour suprême de Leipzig s’ouvre, le 21 septembre 1933 le procès contre les communistes et Van der Lubbe, accusés d’être coupables de l’incendie du Reichstag, en février 1933, une fête des S.A. bat son plein dans un grand hôtel de Berlin. On boit sec, on chante, des hommes oscillent se tenant par les épaules au rythme des chants guerriers du nazisme. Dans un coin, entouré de courtisans respectueux et admiratifs, il y a l’Obergruppenführer Karl Ernst qui parle et boit. On évoque l’ouverture du procès de Leipzig contre le communiste Dimitrov, les causes de l’incendie du Reichstag. Personne ne parle de la culpabilité de Goering ou de celle de Roehm qui aurait placé à la disposition du Reichminister un groupe de S.A. décidés à mettre le feu au bâtiment afin de donner un prétexte à la répression qu’un mois après la prise du pouvoir, les nazis veulent exercer.

Mais l’Obergruppenführer Ernst part d’un grand éclat de rire, on le regarde, on se tait : « Si je dis oui, c’est moi qui y ai mis le feu, je serai un foutu imbécile, lance-t-il. Si je dis non, je serai un foutu menteur », et il rit à nouveau. Ces complicités entre un exécutant et l’organisateur d’un forfait sont toujours dangereuses : Ernst et Goering ont raison de se méfier l’un de l’autre. Et d’abord l’Obergruppenführer Karl Ernst, car Goering n’est pas homme à tolérer les obstacles.


Déjà pendant la Première Guerre mondiale, le brillant officier d’aviation, au regard métallique dans un visage beau, régulier, apparut à ses camarades comme l’homme qui sait atteindre son but, à n’importe quel prix. C’était un officier dur, autoritaire : « Cela se voyait à ses gestes et à sa façon de parler », dira le lieutenant Karl Bodenschatz. Pilote aux multiples victoires, Goering a collectionné les décorations : Croix de fer, Lion de Zaehring avec épées et surtout l’Ordre pour le Mérite, la plus haute décoration de l’armée allemande. Le voici lieutenant, commandant de l’escadrille Richthofen, prêt à faire tirer sur les révolutionnaires.

Quand l’armistice tombe sur l’Allemagne, Goering, le brillant héros, fait partie de ces officiers révoltés qui crient à leurs camarades la nécessaire désobéissance au nouveau régime. Il le fait un soir, à l’Opéra de Berlin, interrompant le ministre de la Guerre, le général Reinhard. « Camarades, lance-t-il, je vous conjure d’entretenir votre haine, la haine profonde, la haine tenace que méritent les brutes qui ont déshonoré le peuple allemand... Mais un jour viendra où nous les chasserons de notre Allemagne. Préparez-vous pour ce jour. Armez-vous pour ce jour. Travaillez pour ce jour ».

Bientôt, Goering quitte l’armée, refusant de servir un gouvernement républicain ; il entre dans l’industrie aéronautique, voyage, et en Suède, par hasard, il rencontre Karin von Kantzow, mariée à un aristocrate suédois. Elle est d’une beauté régulière, d’une douceur et d’une grâce fascinantes. Goering s’éprend d’elle ; c’est une passion romantique et absolue. Les voici en Allemagne, mariés, amoureux l’un de l’autre, tous deux ardemment nationalistes et bientôt, dans la capitale bavaroise, Goering rencontre Hitler. « Il cherchait depuis longtemps un chef, racontera-t-il, qui se serait distingué d’une manière ou d’une autre pendant la guerre... et qui jouirait ainsi de l’autorité nécessaire. Le fait que je me plaçais à sa disposition, moi qui avais été le premier commandant de l’escadrille Richtofen, lui paraissait être un coup de chance ».

Rapidement Hermann Goering devient le responsable de la Sturmabteilung, créée par Ernst Roehm. Ainsi pour la première fois, les routes des deux hommes se croisent. Mais Goering, ancien combattant qui fait figure de héros national, auréolé de la gloire qui touche les pilotes survivants, Goering, lié aux milieux traditionnels de l’armée et de l’aristocratie, mari d’une comtesse suédoise, riche des deniers de son épouse, Goering est une personnalité très différente de celle du capitaine des tranchées. Goering est ainsi dès le début le lien entre Hitler et la société traditionnelle, un moyen aussi pour le chef du parti nazi d’opposer une force à Roehm, de ne dépendre de personne en jouant sur les rivalités entre ces anciens officiers si opposés.

Goering va payer cher dans son corps son entrée au parti nazi et les responsabilités qu’il y assume. Lors du putsch manqué du 9 novembre 1923, quand dans les rues défilent les S.A., que le garde du corps de Hitler crie aux policiers qui forment un barrage compact : « Ne tirez pas, le général Ludendorff arrive », que les premiers coups de feu claquent sinistrement, que Hitler s’enfuit, que Ludendorff imperturbable continue d’avancer, Hermann Goering s’écroule, gravement blessé à l’aine. On le pousse dans l’encoignure d’une porte. II perd son sang. On le panse sommairement et l’on réussit à le soustraire à l’arrestation. Mais la blessure est mal soignée dans les conditions de la clandestinité, et bientôt pour calmer la douleur on lui administre des doses toujours plus fortes de morphine. Il grossit, son visage s’affaisse, le regard se voile et le svelte et autoritaire officier de 1918 n’est plus, vers 1923, qu’un morphinomane obèse, atteint de crises d’épilepsie et que l’on doit interner. Mais il se reprend, suit des cures de désintoxication, et surtout se grise d’action politique : député, mandataire des nazis dans les milieux de la grande banque et de l’industrie, dans les centres militaires, il est bientôt président du Reichstag, bientôt ministre de l’Intérieur du gouvernement prussien.


Actif, jouissant de sa puissance, il est soucieux d’assurer son pouvoir. Le pouvoir pour un homme comme lui qui ne se paie pas de mots, qui a vu naître dans les rues, par la violence, la domination nazie, ce sont d’abord des hommes à sa disposition, et d’autant plus que Roehm maintenant est le chef d’État-major des S.A.

Mais Goering est habile. Il ne faut pas heurter de face ce rival qui commande à des millions d’hommes. Alors le Reichsminister Goering louvoie : contre Roehm et pour détruire aussi les adversaires du nazisme. « Frères allemands, s’écrie-t-il à Francfort le 3 mai 1933, aucune bureaucratie ne viendra paralyser mon action. Aujourd’hui, je n’ai pas à me préoccuper de justice, ma mission est de détruire et d’exterminer... Je ne mènerai pas un tel combat avec la seule puissance de la police, cette lutte à mort, je la mènerai avec ceux qui sont là devant moi, les Chemises brunes. » Il suffit à 25 000 S.A. et à 15 000 S.S. de passer un brassard blanc sur leurs chemises brunes ou noires pour devenir des policiers, représentants officiels de l’État. Mais, en même temps, il faut réduire la puissance d’Ernst Roehm. Roehm qui parle toujours de liquider le Reaktion alors que Goering est au mieux avec les magnats de la Ruhr, les hobereaux prussiens et les officiers du Grand État-major.

Il y a aussi que dans son fief prussien Goering se heurte quotidiennement à la puissance de la Sturmabteilung. Les conseillers S.A. sont dans toutes les administrations ; les préfets de police prussiens portent l’uniforme S.A. : tous ces hommes qui détiennent l’autorité échappent au contrôle de Goering.

Alors le Reichsminister manoeuvre. Dès sa prise de pouvoir en Prusse, il a constitué sous les ordres de Rudolf Diels une police spéciale issue d’un service déjà existant (la section IA) de la préfecture de police de Berlin. Diels est un homme capable, actif. Il rassemble des techniciens du renseignement policier, criminalistes jeunes et efficaces et il crée un bureau politique de renseignement qui va devenir la police secrète d’État. Le service s’étoffe, les spécialistes affluents : ils bénéficient de toutes les libertés. Ils peuvent agir sans respecter la Constitution. Bientôt les hommes de Diels quittent l’Alexanderplatz où s’élève le bâtiment de la préfecture de police et s’installent les uns dans l’ancien immeuble du Parti communiste Karl-Liebknecht Haus, les autres au n° 8 de la Prinz-AlbrechtStrasse, tout près de la résidence de Goering. Désormais, le service de Rudolf Diels peut recevoir son appellation officielle. Elle va résonner sur le monde, pendant des années, comme un glas : Geheime Staatspolizei, GESTAPO. Son chef est Hermann Goering.


HIMMLER, HEYDRICH ET LES SS.

Goering et la Gestapo doivent immédiatement défendre leur fief : contre les S.A. dont Diels nettoie les prisons, mais aussi contre les S.S. dont le chef est un homme de l’ombre, le Reichsfuhrer S.S. Heinrich Himmler. Goering comprend vite qu’il ne peut à la fois lutter contre Roehm et contre Himmler ; il lui faut choisir. Un jour d’octobre 1933, Diels, rentrant dans son bureau à la Gestapo, surprend un S.S., Herbert Packebusch (homme de confiance du Gruppenführer S.S. Kurt Daluege) en train de fouiller dans ses papiers. Il le fait arrêter, mais le lendemain Goering ordonne après une entrevue avec Daluege sa libération. Rudolf Diels a compris : son chef a choisi l’alliance avec Himmler.

Le Reichsführer S.S. Heinrich Himmler est pourtant, théoriquement, un subordonné de Roehm. Il ne manque jamais, à chaque anniversaire, de répéter à son chef son allégeance.

« Comme soldat et ami, je te souhaite tout ce qu’on peut promettre dans l’obéissance, écrit Himmler à Roehm. C’était et c’est toujours notre plus grande fierté d’appartenir à ta suite la plus fidèle ».

Mais l’allégeance c’est aussi la garantie de la jalousie et de l’ambition.

Or, Himmler monte vite, ses S.S., aux uniformes noirs, à la tête de mort comme emblème, sont des troupes triées sur le volet. N’entre pas qui veut dans les S.S., la discipline y est stricte. Les S.S. parlent peu, ils agissent, dit-on à Berlin. Ils laissent la rue, et les fanfaronnades aux S.A. Eux, ils sont la cuirasse dure, impénétrable qui protège le parti. Chaque chef nazi a sa garde S.S. qui porte, sur la manche de son uniforme, brodé en lettres blanches, le nom du dirigeant qu’elle protège. Les miliciens noirs sont donc des soldats d’élite, des seigneurs de l’ombre dont la puissance réelle s’accroît, discrète et efficace. Ils sont les puritains du parti. C’est le Reichsführer Himmler lui-même qui les opposera aux Sections d’Assaut : « La S.A. c’est la troupe, dira-t-il, la S.S. c’est la garde. Il y a toujours eu une garde. Les Perses en ont eu une, et les Grecs, et César, et Napoléon, et le vieux Fritz. La garde de la Nouvelle Allemagne, c’est la S.S. »

De plus, Himmler, froid, réaliste, sachant le rôle de la police, ajoute à la direction des S.S. la présidence de la police politique de Bavière (Bay-PoPo). Il a trouvé un complice, un ancien officier de marine révoqué au profil d’oiseau de proie, au corps d’athlète, au visage long, au nez busqué, Reinhardt Tristan Eugen Heydrich. Ce séducteur glacé a vu sa carrière militaire brisée par une affaire de femmes. Traduit devant un jury d’honneur par l’amiral Raeder, ses déclarations, qui mettent en cause une ancienne maîtresse, sont à ce point dénuées du sens de l’honneur que le jury d’officiers de marine prononce une sanction sans équivoque : « mise à pied immédiate pour cause d’indignité ». Il ne reste plus à Heydrich qu’à entrer dans les S.A. Le 14 juin 1931, il rencontre le Reichsführer S.S. Himmler. Bientôt, le 5 octobre, Heydrich fait partie de l’État-major S.S. : il est Sturmführer chargé de mettre sur pied un service de renseignements. Heydrich va faire merveille : calculateur, précis, dissimulé, il monte le Sicherheitsdienst – S.D. – Heydrich est comme le dit Himmler « un agent de renseignement né, un cerveau qui sait démêler tous les fils et les nouer là où il faut ». Heydrich veut tout surveiller, tout contrôler, tout espionner. Son ambition est de faire du S.D. le service de renseignements tout-puissant du Parti nazi. Il va y réussir.


Partout, dans les différents Länder, Himmler l’idéologue, Heydrich le technicien, tissent la toile de la police secrète, au service de Hitler – et à leur service – et doublent les organismes et les fonctionnaires officiels. Bientôt dans toute l’Allemagne, sauf en Prusse, Himmler et Heydrich contrôlent la police secrète.


Et Goering choisit de s’allier à eux, Budolf Diels prend peur : il a heurté de front l’Ordre noir, le voici désavoué. Connaissant les méthodes expéditives des S.S., il s’enfuit à Karlsbad. Pourtant ce n’est pas encore la fin de la puissance policière de Goering : il lutte pied à pied. Diels peut revenir, être autorisé par décret du 9 novembre 1933 à porter l’uniforme de Standartenführer S.S., preuve qu’un accord est intervenu et que le passé est oublié.


Mais le combat sourd et souterrain se poursuit. Heydrich continue son travail de rongeur et d’organisateur. Il a l’appui du ministre de l’Intérieur du Reich Wilhelm Frick qui lutte pour que toutes les polices des Länder, les provinces allemandes, soient unifiées. Et Goering peu à peu cède du terrain, car il a besoin de Heydrich et de Himmler et de l’Ordre noir pour combattre les S.A. de Roehm, chaque jour plus remuants, chaque jour plus nombreux, défilant dans les villes en colonnes sombres, précédées de tambours et de fanfares et réclamant à grands cris la poursuite de la révolution.


Au mois d’avril 1934, Himmler atteint son but : le 10 avril, il visite en compagnie de Heydrich et de Goering le 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, le siège de la Gestapo. Il vient d’obtenir le contrôle de la police secrète de Prusse. Rudolf Diels a été renvoyé et nommé « Regierungspräsident » à Cologne. Quelques jours plus tard, le 20 avril, le couple Himmler-Heydrich contrôle toute la police secrète d’Allemagne et aussi les compagnies noires, les hommes implacables, les S.S.

Heydrich et Himmler se sont partagé les rôles : le Reichsführer est chef et inspecteur de la police secrète d’État (Gestapo) , Heydrich représente le Reichsführer et dirige le Geheime Staatspolizeiamt, administration de la Gestapo ou Gestapa. Heydrich demeure chef du S.D. (Sicherheitsdienst) qui devient, officiellement, le service de renseignements du Parti. Désormais, Himmler et Heydrich dirigent les forces de l’ombre qui « tiennent » le Parti et l’Allemagne. Le lendemain même de leur intronisation, la National-Zeitung dans un éditorial signé simplement des deux initiales H.O., révèle quelques-unes des intentions des deux chefs S.S. :


« La répression se fera désormais plus dure », écrit la National-Zeitung. Et pour bien indiquer que les S.A. aussi sont désormais visés, le journal poursuit : « Par ennemis de l’État il ne faut nullement entendre uniquement les agents et les agitateurs bolcheviques, par ennemis de l’État il faut entendre tous ceux qui, par la parole ou l’action, quels que soient leurs motifs, compromettent l’existence du Reich ».

Le journaliste ajoute, s’en prenant à la clémence supposée des mois qui viennent de s’écouler : « Depuis la fin de la révolution, l’ennemi politique ne court plus de risques. Dans les premières semaines, il y a eu des actions brutales : aujourd’hui, ceux qui font de l’agitation, du dénigrement, les saboteurs et les calomniateurs sont exposés tout au plus à être internés préventivement pour une durée plus ou moins longue dans un camp de concentration. Cette détention a des formes qui ne sont pas totalement effrayantes, mais cela va changer maintenant. Nous ne torturerons et ne tourmenterons personne, mais nous les fusillerons et tout d’abord les communistes. »


Sur tous les perturbateurs plane ainsi la menace du peloton d’exécution. Aux S.A. de réfléchir. Goering doit se féliciter d’avoir choisi l’alliance avec le Reichsführer S.S. A Nuremberg, face aux juges alliés avec sa morgue et son intelligence, il expliquera comment il avait réagi en cet avril 1934 à la décision du Führer de confier à Himmler et à Heydrich la direction de la Gestapo. « À cette époque, explique-t-il, je ne me suis pas expressément opposé à ce principe. Cela m’était désagréable, car je voulais diriger ma police secrète moi-même. Mais, quand le Führer me demanda d’accepter, disant que c’était la voie correcte, qu’il était nécessaire que la lutte contre les ennemis de l’État fût menée d’une manière uniforme sur toute l’étendue du Reich, je remis la police entre les mains de Himmler qui plaça Heydrich à sa tête. »

Ainsi Himmler est parvenu à ses fins et Roehm va devoir aussi compter avec ce subordonné dont la puissance est désormais secrète et immense, étendant ses rets sur toute l’Allemagne. Goering qui s’est incliné, qui sait avoir en Himmler un allié contre Roehm ne s’en méfie pas moins. Il crée rapidement une nouvelle police personnelle, nouvelle garde prétorienne, la Landespolizeigruppe, qui va prendre ses quartiers près de Berlin à Lichterfelde.


Maintenant Hermann Goering est plus tranquille. Dans son luxueux appartement du Kaiserdamm, il reçoit royalement singeant la légèreté, lui qui pèse près de 127 kilos, montrant à tous le portrait de sa femme Karin morte d’émotions et de fatigues, alors qu’il était engagé dans la bataille pour la prise du pouvoir, Karin à laquelle il voue un culte sincère et théâtral.

Hitler le récompense de ses services et le voici en plus de ses charges ministérielles, Grand Louvetier du Reich et Grand Maître des Eaux et Forêts, s’employant à protéger les animaux par des lois précises, commençant sur la propriété qu’il s’est attribuée dans la région de Schorfheide, près du lac de Wackersee, à faire édifier un immense bâtiment, rendez-vous de chasse et demeure seigneuriale, sanctuaire, mausolée puisqu’il rêve d’y transporter le corps de Karin et qu’il donne à cette « folie » le nom de Karinhall. Sur les landes où la bruyère est courbée par le vent froid, parmi les arbres à l’écorce noirâtre, il fait bâtir cette résidence baroque où il va pouvoir recevoir en mégalomane, puissant et habile, en maître du Reich. Mais celui que Schacht, le magicien des finances du Reich, dépeignait comme une personnalité dont les connaissances dans tous les domaines relevant d’un homme d’État étaient nulles » sait bien quels sont ses ennemis.

Roehm est de ceux-là, Roehm dont il faut se débarrasser, pour jouir à l’aise du pouvoir, de la fortune et des titres. Et Goering les collectionne : ne vient-il pas d’être aussi nommé général ? Ridicule, Goering ? À écouter Schacht, on le croit. « Son comportement personnel était si théâtral qu’on ne pouvait que le comparer à Néron. Une personne qui prit le thé avec sa seconde femme raconta qu’il était vêtu d’une sorte de toge romaine avec des sandales ornées de joyaux, les doigts couverts d’innombrables bagues et ruisselant de pierreries de la tête aux pieds. Son visage était maquillé et il avait du rouge à lèvres. »

Ridicule ? Mais Schacht ajoute : « J’ai décrit Hitler comme un personnage amoral, mais je ne puis considérer Goering que comme un être immoral et criminel ». Et l’un des proches parents d’Hermann Goering précise : « Son manque de scrupules l’aurait fait marcher sur des cadavres. »

Hermann Goering, Heinrich Himmler, Reinhardt Heydrich : Roehm, Ernst et les S.A. peuvent se méfier. Et c’est précisément Goering qui, durant toute la journée du vendredi 29 juin 1934, communique avec Hitler et vient encore de lui expédier par avion un message à l’hôtel Dreesen à Godesberg.

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