3


SAMEDI 30 JUIN 1934


Berlin, dans la matinée


TSCHIRSCHKY ET PAPEN CHEZ GOERING.

C’est vers 7 heures du matin que Tschirschky inquiet du coup de téléphone reçu dans la nuit, avec cet interlocuteur mystérieux qui avait immédiatement raccroché, s’est rendu à la vice-chancellerie. Berlin est encore assoupi : une journée d’été commence, chaude, lumineuse. Les arroseuses municipales passent lentement dans un bruit régulier, l’eau gicle dans le soleil. Tout parait calme. Tschirschky note pourtant autour des bâtiments officiels des voitures de police qui stationnent. Depuis deux ou trois jours, en fait, les observateurs ont remarqué ce renforcement des mesures de sécurité. La police de Berlin a été mise en état d’alerte, mais en fin de journée, par deux fois déjà, on l’a déconsignée. Hier soir la mesure d’alerte a été maintenue. Et ce matin, les voitures sont toujours là ; les rondes aussi, régulières. Deux ou trois voitures noires qui avancent lentement dans les rues presque désertes. Parfois, passent des véhicules de l’armée transportant des S.S. impassibles. Tschirschky tente de se renseigner, mais le ministère de l’Intérieur du Reich ignore tout des mises en alerte de la police. Le directeur des services de police du ministère, Daluege, n’a même pas été consulté par Goering qui a pris directement la décision. Tous ces éléments préoccupent Tschirschky qui sait que dans les milieux bien informés on attend un événement. Les signes avant-coureurs n’ont pas manqué et le coup de téléphone de cette nuit n’a au fond, même pas surpris Tschirschky. Cette fois-ci nous y sommes, a-t-il pensé et c’est pourquoi il est là, à la vice-chancellerie, arpentant les couloirs déserts, gagnant son bureau.

Or, à peine est-il installé depuis quelques instants qu’il reçoit une communication téléphonique : Goering lui-même demande à voir le vice-chancelier Franz von Papen d’extrême urgence. Désormais pour Tschirschky, il n’y a plus de doutes : des événements graves se produisent ou vont se produire. Ce que tout le monde attend depuis le début de juin, sans savoir vraiment ce que cela va être, est là, prêt à déferler sur la capitale allemande ensoleillée et endormie.

Chaque jour Franz von Papen se rend à son bureau à la vice-chancellerie vers 9 heures, avec la régularité méthodique de l’officier prussien élevé à l’école des cadets de Lichterfelde. Tschirschky pourtant n’hésite pas et, racontera Papen plus tard « il m’appela de la vice-chancellerie pour me demander de venir aussi vite que possible... En arrivant à mon bureau, j’appris que Goering voulait me voir de toute urgence ». Il est à peine 8 h 30. Berlin s’anime pourtant. Dans le quartier des ministères, c’est l’heure des employés qui sortent en vagues sombres des bouches de métro.


Sur la Wilhelmplatz, le vendeur de cigares tire nonchalamment la petite carriole qui lui sert d’étalage pour gagner l’angle de la place où, chaque jour, il s’installe devant le palais du Prince-Léopold, attendant tout ce monde des ministères qui, à l’heure du déjeuner, descend la Wilhelmstrasse et vient flâner dans le petit square de la Wilhelmplatz, devant les colonnes du Kaiserhof ou les statues des héros de la guerre de Sept ans.


Il fait déjà chaud quand Papen et Tschirschky traversent le square venant de la vice-chancellerie pour se rendre à ce qu’on n’appelle plus que le palais de Goering, situé Leipzigerplatz, en retrait, derrière de grandes grilles de fer forgé hautes et dorées ouvrant sur un jardin qui protège le bâtiment des regards de la rue. Jusqu’à quelques dizaines de mètres du palais, rien ne parait anormal, mais brusquement, on découvre des groupes de policiers et de S.S. « Toujours sans la moindre idée de ce qui se passait, écrit Papen, je filai à l’appartement de Goering, dans les jardins du ministère de l’Air. À ce moment là, seulement, je fus frappé de voir que les alentours grouillaient de S.S. armés de mitrailleuses ». Dans la cour, policiers et S.S. vont et viennent lourdement armés. Sur les toits, des hommes sont allongés et pointent vers l’entrée des fusils mitrailleurs ; sur les balcons, des S.S. sont en position de tir. Pour pénétrer dans le grand hall de réception, il faut franchir de nombreux barrages. Les sentinelles S.S. arrogantes, surveillent les allées et venues. Le vice-chancelier Papen et Tschirschky sont interpellés à plusieurs reprises. Enfin, ils peuvent accéder au cabinet de travail du ministre-président Hermann Goering. Dans la pièce encombrée de bibelots, il règne une atmosphère fébrile : les messages se succèdent ; des aides de camp, des S.S., des hommes de la Gestapo entrent et sortent en courant Goering est là, avec Himmler. Un témoin, Gisevius, se souvient parfaitement de Hermann Goering, pérorant ce matin-là, les cheveux en désordre, faisant penser avec « sa blouse blanche, sa culotte militaire gris-bleu, des bottes noires dont les genouillères montent au-dessus d’un corps bouffi... au chat botté ou à quelque personnage extravagant de conte de fées. » Himmler, au contraire, est discret, réservé comme à son habitude, mais le regard derrière les fines lunettes dit la détermination, la patience rusée. Goering accueille Papen avec une condescendance ironique : le ministre-président de Prusse, l’ancien pilote, le morphinomane joue enfin un rôle à sa mesure dans la passion et la violence. Il parle avec la suffisance de celui qui sait qui est au coeur de l’action. « Il m’apprit, explique Papen, que Hitler avait dû partir en avion pour Munich afin d’étouffer une révolte fomentée par Roehm, et que lui-même avait reçu pleins pouvoirs pour réprimer l’insurrection dans la capitale. »


Goering s’interrompt souvent pour lire des messages qu’on lui apporte du central téléphonique du ministère. Pilli Koerner, le secrétaire d’État de Goering à la présidence ministérielle, vient d’arriver avec un gros dossier que Goering commence à consulter. Papen s’avance. « Je protestai immédiatement, dit-il, c’était seulement à moi, le vice-chancelier, que Hitler pouvait déléguer ses pouvoirs. »

Cela, c’est la lettre du droit, mais Goering écoute à peine Franz von Papen. Et le vice-chancelier devrait savoir que ce qui compte depuis des mois en Allemagne, depuis que les nazis y font la loi, ce ne sont pas les articles de la Constitution, mais bien la force des armes. Il suffit à Papen et à Tschirschky pour s’en convaincre de regarder autour d’eux, de voir ces sentinelles, ces S.S., ces policiers, innombrables, ces voitures qui quittent la résidence de Goering pour conduire dans la capitale des équipes d’hommes en armes et que protège aussi la loi. Et naturellement Goering refuse de céder la place à Papen, comme il refuse la suggestion du vice-chancelier d’alerter le président Hindenburg, de proclamer l’état d’urgence et de remettre à la Reichswehr le soin de rétablir l’ordre. La Reichswehr d’ailleurs, aux mains des généraux Blomberg et Reichenau, n’est-elle pas complice ? Papen est un naïf ou un homme bien mal informé. Et Goering balaie d’un geste les arguments du vice-chancelier, puis il lit les derniers messages qu’on vient de lui apporter ne s’occupant même plus de son pourtant illustre interlocuteur. « Je fus bien obligé de m’incliner, ajoute alors Papen. Disposant de la police et des forces de l’armée de l’Air, Goering avait certainement une position plus solide que la mienne ». Comme Papen insiste à nouveau pour qu’on prévienne Hindenburg, Goering hautain, irrité, veut mettre fin à l’entretien. « Inutile, dit-il, de déranger Hindenburg », grâce aux S.S., lui, Goering est parfaitement maître de la situation.


Dans le hall, l’agitation est toujours aussi grande. Les sonneries du central voisin retentissent sans arrêt. Himmler est sorti du cabinet de travail de Goering, pendant que Papen continue de protester contre les violations du droit. Tschirschky, entré dans l’antichambre, observe le Reichsführer S.S. qui, l’air absorbé et résolu, téléphone longuement. Himmler parle à voix basse, mais le secrétaire de Papen entend une phrase : « Et maintenant il faut y aller, vous pouvez nettoyer cela ». Ne s’agit-il pas de la vice-chancellerie, considérée par la Gestapo comme un repaire d’opposants ? Tschirschky essaie de prévenir Papen en rentrant dans le cabinet de travail sur les talons de Himmler, mais Goering hurle presque : « Vous feriez mieux de penser à votre sécurité personnelle, rentrez chez vous immédiatement et restez-y, n’en sortez pas sans m’en avoir prévenu ».


Himmler fait alors passer à Goering un message cependant que Papen s’insurge une nouvelle fois : « Je veillerai tout seul à ma sécurité, je n’ai pas du tout l’intention d’accepter une arrestation à peine déguisée » insiste-t-il. Mais cette fois-ci Goering refuse et ne répond plus : il ignore définitivement Papen comme si le message de Himmler avait encore pesé sur son attitude déjà méprisante pour Papen. Tschirschky faisant part à son chef de ses inquiétudes, les deux hommes quittent la pièce. Dans l’antichambre, le visage caché dans ses mains, un officier de la S.A., attend, effondré sur une chaise, gardé par un S.S. C’est le Gruppenführer Kasche qu’on à pris dans la rue alors qu’il sortait de chez lui et qu’on a amené ici sans qu’il comprenne pourquoi. Maintenant, il a peur.


Dehors, dans la cour, le soleil de cette magnifique journée d’été oblige après la demi-obscurité du cabinet de travail de Goering à fermer les yeux pour s’habituer de nouveau à la lumière. Papen et Tschirschky traversent la cour bruyante : des policiers attendent les ordres, des voitures partent. Le service de protection paraît encore renforcé. Quand les deux hommes se présentent à la grille pour quitter le ministère, un officier S.S. et deux sentinelles leur barrent le passage. Ils ont le visage fermé et dur de ceux qui ont reçu des ordres qu’ils ne discuteront jamais.

— Personne n’a le droit de sortir, dit sèchement l’officier de l’Ordre noir.

Il fait face à Tschirschky. Les mains derrière le dos, ses deux hommes placés à un pas de part et d’autre, il représente la force brutale. Tschirschky n’a pas l’habitude de se laisser intimider :

— Qu’est-ce qui se passe ? Monsieur von Papen a sans doute le droit de sortir d’ici ?

Le ton est cassant, méprisant. L’officier ne bouge pas, imperturbable.

— Il est interdit à qui que ce soit de sortir d’ici, répète-t-il.

Les lèvres du jeune officier S.S. ont à peine remué. Les yeux sont immobiles et ce visage coupé par le rebord du casque, cerné par la jugulaire est anonyme, l’un de ces visages sans réalité qui semblent vidés de toute personnalité, de toute particularité comme s’ils n’exprimaient plus un homme, mais une force diffuse incarnée passagèrement dans une forme vivante.

— Avez-vous peur qu’on nous descende ? lance Tschirschky.

Mais la question n’appelle même pas de réponse. Le secrétaire de Papen, nerveusement, s’élance dans le bâtiment. Il croise alors qu’il traverse le hall l’aide de camp de Goering, Karl Bodenschatz qui s’étonne :

— Comment, vous revenez déjà ?

Autour d’eux, c’est toujours la même atmosphère de tension, de violence. Les ordres, les claquements des talons, les sonneries du central téléphonique, tout cela crée un climat presque insupportable.

— Ils ne nous laissent pas sortir, dit simplement Tschirschky.

Dans la cour, sous le soleil, Papen attend et l’officier S.S. lui fait toujours face dans son immobilité de statue. Le vice-chancelier a un sourire amer et méprisant Bodenschatz se met à crier, il ordonne d’ouvrir la grille.

— Nous verrons bien qui commande ici, hurle-t-il, le Premier ministre ou les S.S.


Finalement après qu’un S.S. est allé chercher des ordres, la lourde grille est poussée par les S.S. et Papen et Tschirschky se retrouvent dans la rue.


N’était la présence de quelques groupes de policiers, la journée paraîtrait se poursuivre paisiblement. Wilhelmplatz, le vendeur de cigares s’est assis à l’ombre de son étalage. Ses boîtes ouvertes sont bien rangées sous les auvents de la carriole. Il n’y a pas encore de clients. Il lit le journal qui décrit longuement la visite de Hitler dans les camps de travail de Westphalie.


AU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

Il est un peu plus de 9 heures. Des fenêtres du ministère de l’Intérieur du Reich, on aperçoit les feuilles des tilleuls et des marronniers d’Unter den Linden légèrement froissées par la brise qui glisse le long de l’avenue depuis la porte de Brandebourg vers la Spree. Gisevius, fonctionnaire du ministère, regarde la magnifique avenue.

Il est arrivé très tôt ce matin au ministère. Il sait lui aussi, que la police, hier soir, n’a pas été déconsignée et son ami Nebe l’a averti de cette mission de surveillance et de protection dont Goering l’a chargé. Nebe devait lui téléphoner dans la soirée : il ne l’a pas fait. Il se passe donc quelque chose d’anormal. Et comme Tschirschky s’est rendu à la vice-chancellerie, Gisevius a gagné son ministère, Unter den Linden. Maintenant tout en regardant les tilleuls et les marronniers, il écoute son «chef Karl Daluege lui faire part de son indignation : Goering a alerté par trois fois la police de Prusse sans même l’en avertir, dit Daluege, c’est là une très grave offense. Il est décidé à s’en plaindre à ce dernier ; en qualité d’Alte Kämpfer, il lui dira une bonne fois ce qu’il pense. Comme Gisevius approuve son chef, la sonnerie du téléphone retentit : Daluege est convoqué chez Goering.


Gisevius se retrouve seul en proie à ses interrogations. Le ministère maintenant a retrouvé son activité. Les plantons sont à leur poste, on entend le crépitement régulier des machines à écrire : le rouage central de la police du Reich semble fonctionner parfaitement et efficacement et pourtant tout se déroule en dehors de lui ; Goebbels, Goering, Himmler, Heydrich, la Gestapo, les S.S., le S.D. ont monté un piège en dehors de tout contrôle des autorités traditionnelles et maintenant que Hitler a donné le signal de l’action, le piège a commencé à broyer ses victimes. Et le ministère tourne à vide, tranquillement.


Karl Daluege rentre bientôt au ministère et Gisevius l’aperçoit, le visage « blanc comme un linge ». Il n’est pas encore 10 heures. C’est le moment où Hitler a quitté le Hauptbanhof de Munich pour se rendre à la Maison Brune. Daluege parle rapidement : un putsch S.A. devait être déclenché cette nuit, « on va, en tout cas, conclut-il, vers une épuration sanglante des S.A. » Et sa voix dit, au-delà des mots prononcés, que lui aussi a peur. Daluege veut mettre le secrétaire d’État Grauert au courant des faits qu’il ignore, Grauert aussi a peur parce qu’une machine s’est mise en route qui peut écraser n'importe qui, car elle ne respecte aucune loi. Daluege et Grauert décident alors d’avertir le ministre Frick. Gisevius se joint à eux. Il faut sortir, remonter Unter den Linden prise dans la chaleur encore douce d’une matinée d’été radieuse, lumineuse. Marchant rapidement les trois hommes se taisent, sur la Pariserplatz des voitures noires de la Gestapo stationnent, contrôlant ainsi Unter den Linden, la Wilhemstrasse qui part, longue et légèrement oblique, quadrillant tout ce quartier central de Berlin où sont concentrés les ministères. Au-delà de la porte de Brandebourg, commence le Tiergarten, ses massifs, ses allées tranquilles, ses promeneurs ignorants qui regardent passer ces trois messieurs graves le long de la Friedensallee, vers la Königsplatz. En ce samedi matin, les provinciaux, les visiteurs sont nombreux autour de la Siegsaeule, l’immense colonne de la Victoire. Une petite queue s’est formée pour monter à son sommet : où domine tout Berlin de plus de soixante mètres du haut de cette colonne de bronze, de grès et d’or, élevée pour célébrer la victoire de la Prusse et la création de l’Empire. En ce jour d’été alors que tout paraît quotidien, habituel, un autre empire se fonde dans le sang et la violence, un empire pour mille ans, ce IIIeme Reich qui détruit ce même jour ses fondateurs, les S.A.


Le bureau de Frick est situé près de la Koenigsplatz. Le ministre lui non plus n’a pas été tenu au courant. Gisevius n’est pas admis dans son bureau, mais très vite, Grauert et Frick ressortent pour se rendre chez Goering aux nouvelles. Daluege rejoint Gisevius et tous deux regagnent à pied Unter den Liden. Il est un peu plus de 10 heures.

Il y a quelques minutes que Goebbels a téléphoné depuis la Maison Brune de Munich à la résidence de Goering. Il a prononcé les trois syllabes c Colibri ».


LE TEMPS DES ASSASSINS

Heydrich, au 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, a aussitôt été averti du signal et immédiatement il le répercute sur ses hommes qui dans les différentes villes et régions du Reich sont dans l’attente, impatients d’agir comme des chiens dressés que l’on retient. Les voici lâchés. Ils ont reçu depuis plusieurs jours leurs enveloppes cachetées et ce matin, enfin, ils brisent les sceaux marqués de l’aigle et de la croix gammée, ils relisent les noms de leurs anciens camarades avec qui ils ont livré bataille et qu’ils sont chargés d’arrêter ou de liquider. Ils découvrent le nom de telle ou telle personnalité, aujourd’hui encore respectée, couverte de titres ou d’honneurs et qu’ils doivent conduire dans un camp de concentration ou faire disparaître dans un bois ou une région marécageuse. Ils partent en chasse, ils lancent leurs équipes de tueurs qui vont par deux ou trois, implacables et anonymes, frappant aux portes comme des représentants modestes, mais tirant à bout portant, sans explication ni regret. Et ils sont bien les représentants du nouveau Reich, ces S.S., ces hommes du S.D., efficaces et sans remords.


À Berlin, les agents de la Gestapo reçoivent des listes où il n’y a que des numéros d’ordre conventionnels qui renvoient au nom de telle ou telle personnalité. Dix-huit S.S. dirigés par l’Hauptsturmführer Gildisch, un ancien officier de police, sont chargés de s’occuper de celles qui doivent être immédiatement et sans autre forme de procès abattues.


Himmler, Heydrich ou Goering donnent les ordres précis, Goering de son cabinet de travail de la Leipzigerplatz condamne ainsi à une exécution sommaire tel ou tel opposant. Il a convoqué Gildisch et il a simplement dit : « Trouvez Klausener et abattez-le ». Et l’Hauptsturmführer S.S. a claqué les talons et s’en est allé vers le ministère des transports à la recherche du président de l’Action catholique. Cependant des valets de pied en livrée apportent à Goering et à Himmler des sandwichs et des boissons ; en même temps des hommes de la Gestapo déposent sur la table, près des bouteilles de bière, de petites fiches blanches qui comportent un ou plusieurs noms d’hommes arrêtés, conduits à l’École des Cadets de Lichterfelde et Goering lance avec joie et violence : « À fusiller, à fusiller ».

Gisevius qui arrive à ce moment avec Daluege dans le palais de Goering à la Leipzigerplatz est saisi par l’atmosphère qui y règne. « Une angoisse soudaine me prend à la gorge, se souvient-il. Je respire une atmosphère de haine, de nervosité, de tension, de guerre civile et surtout de sang, de beaucoup de sang. Sur tous les visages, de celui des sentinelles à celui du dernier planton, on lit qu’il se passe des choses terribles ».


Dans l’antichambre même de Goering, des hommes arrêtés viennent s’ajouter à Kasche qui continue de trembler. Un officier S.A. claque des dents sous le regard froid d’un S.S. : convoqué par téléphone, le S.A. est arrivé tranquillement et Goering l’a insulté en le qualifiant de « cochon homosexuel et lui a annoncé qu’on allait le fusiller ». Anxieux, Nebe et Gisevius se rencontrent près du cabinet de travail de Goering. « Nous nous saluons, raconte Gisevius, avec le signe conventionnel que nous avons adopté, un serrement de mains et un battement de paupières. » En quelques phrases d’apparence anodine, Nebe dit ce qu’il sait : les premiers hommes abattus, ceux qu’on a expédiés dans les camps ou dans les caves de la Gestapo. Déjà, au ministère, Gisevius a appris que la plupart des grands chefs S.A. ont été arrêtés ou vont l’être : « Mademoiselle Schmidt », l’aide de camp de Heines, puis Gehrt, Sander, Voss ; les hommes de Karl Ernst ont été pris les premiers. Maintenant ils sont à Lichterfelde et peut-être déjà sont-ils abattus, leurs corps gisant sur les pavés usés par les générations de jeunes cadets qui ont formé les rangs sous les cris des sous-officiers prussiens.

Gisevius écoute et regarde. Tous ceux qui ne sont pas directement dans l’action aux côtés des tueurs ne peuvent qu’être inquiets, car, ce matin, commence le grand règlement de comptes et Gisevius a déjà eu maille à partir avec Heydrich et la Gestapo. « Je flaire le danger, dit-il, j’estime prudent en des journées aussi chaudes de ne pas me lancer seul dans des explorations et de rester en compagnie de gens qui, dans de telles circonstances, peuvent me sauver. Je préfère donc me tenir dans le voisinage de Daluege... » Mais Karl Daluege aussi a peur et Nebe aussi « qui ne croit pas impossible qu’on l’abatte comme complice à la fin de cette journée ».


Et Papen aussi a peur et sans doute Tschirschky, car c’est le temps des assassins. Lorsqu’ils arrivent à la vice-chancellerie le bâtiment est occupé par les S.S. et des agents de la Gestapo. Les deux hommes comprennent qu’on les a convoqués et retenus chez Goering pour mieux permettre l’investissement des lieux. Pour accéder au bureau de Papen, il faut traverser celui de Tschirschky : tout est bouleversé, les tiroirs sont ouverts, les papiers dispersés sur le sol. La perquisition a été brutale et les hommes de Himmler sont encore là, arrogants. Ils ont même mis une mitrailleuse en batterie. Un employé a réussit à glisser à Papen que l’Oberregierungsrat Bose, l’un des plus proches collaborateurs du vice-chancelier, l’un de ceux qui, avec Jung, a participé à l’élaboration du discours de Marburg a été abattu, il y a quelques instants à peine. Deux hommes vêtus de noir ont demandé à le voir et quand il s’est présenté, sans dire un mot, ils ont tiré. Puis ils ont laissé son corps dans le bureau et un S.S. s’est installé devant la porte interdisant l’entrée à quiconque. Quand Papen pose une question, on lui répond que Bose a résisté à l’action de la police.


Tout à coup on entend le grondement d’une explosion : ce sont les hommes de la Gestapo qui font sauter les portes des coffres-forts situés dans les caves du bâtiment (qui autrefois avait été le siège d’une banque) espérant découvrir des documents compromettants. Peu après, des agents du S.D. séparent Papen de Tschirschky : ce dernier est décrété en état d’arrestation. Il serre longuement la main du vice-chancelier puis escorté de deux S.S. il s’éloigne. C’est le troisième collaborateur de Papen à être appréhendé. Dans l’escalier de la vice-chancellerie, Tschirschky suivi par les S.S. descend nonchalamment quand deux nouveaux policiers l’interpellent : ce sont des hommes de Goering.

— C’est déjà fait, dit Tschirschky en montrant les S.S., messieurs mettez-vous d’accord entre vous.

Et il attend la décision, un sourire méprisant sur les lèvres.


Finalement ce sont les S.S. qui l’emportent et c’est dans leur voiture que Tschirschky est conduit au siège de la Gestapo, mais les inspecteurs de Goering suivent dans une deuxième voiture. Ainsi dans cette répression si longuement calculée subsistent l’improvisation, les chevauchements, les incertitudes, les sauvetages in extremis ou les exécutions dues au hasard. Parce que chacune des têtes de la conjuration a ses intérêts, ses victimes désignées, mais aussi ses protégés, conservés en vie parce qu’ils peuvent préserver l’avenir. Sait-on jamais ?


Aussi Goering défend Papen. Le vice-chancelier est reconduit jusqu’à son domicile gardé par un détachement de S.S. « Le téléphone était coupé, raconte Papen, et dans mon salon, je trouvai un capitaine de police chargé spécialement d’appliquer la consigne de mon isolement complet. Il me signifia l’interdiction absolue de tout contact avec l’extérieur et de toute visite. » En fait, cet officier a pour mission d’empêcher les hommes de Himmler de liquider Papen. L’officier ne doit livrer le vice-chancelier que sur un ordre formel et personnel de Goering. Durant trois jours Papen va demeurer enfermé avec son fils dans sa maison cernée par les S.S. qui se relaient et interdisent qu’on approche la villa. Mais Papen reste en vie. Goering – en échange des loyaux services rendus et parce que Papen a l’audience de Hindenburg – l’a mis à l’abri. Papen le reconnaît : « Un seul homme s’était interposé entre moi et le poteau d’exécution, Goering » dira-t-il.


Mais rares sont ceux qui peuvent ainsi remercier Goering. Ce matin-là, l’attention du ministre-président signifie au contraire pour des dizaines d’hommes une condamnation à mort qui s’abat sur eux, par surprise et comme une fatalité antique, inéluctable et aveugle. Goering liquide tous ceux qui l’ont gêné ou dont la vie peut sembler une menace. Himmler, Heydrich font de même et les corps criblés de balles s’ajoutent aux corps. Il ne sert à rien d’avoir abandonné la vie politique, d’avoir renoncé à toute ambition, la vengeance nazie ne pardonne pas. Et les chefs du Reich ne veulent pas prendre de risques, ils savent que, contrairement aux légendes pieuses des idéalistes, mieux vaut un adversaire mort que vivant.


Gregor Strasser qui fut le compagnon intime de Hitler, Gregor Strasser qui a créé le Parti, déjeune chez lui, ce samedi vers midi, avec sa famille. Il est depuis des mois en marge de toute réelle activité même si son nom, à plusieurs reprises, a été ces dernières semaines prononcé et si l’on murmure qu’il a rencontré vers la mi-juin Hitler. Tout cela le condamne. On sonne au portail. Il se présente. Huit hommes sont là, revolver au poing. Un mot : Gestapo. On l’entraîne avant même qu’il ait pu saluer ses proches. Ils ne le reverront plus. Tchirschky encadré par les S.S., conduit à l’interrogatoire avant de partir pour Dachau, le croisera au siège de la Gestapo, Prinz-Alhrecht-Strasse, en cette fin de matinée.


UNE BALLE DANS LA TÊTE.

Il est environ 13 heures. Sur la Wilhelmplatz le vendeur de cigares est debout près de son étalage : le moment est favorable. Les employés des ministères sont sortis et vont et viennent à petits pas dans le square. Bientôt ce sera le moment du cigare, la détente paisible, cette euphorie du tabac dans la pleine journée d’été. On parle de soi, du temps qu’il va faire demain. Beaucoup ne travaillent pas ce samedi après-midi, mais ils traînent un peu avant de rentrer.


Au ministère des Transports à quelques centaines de mètres de là, le Hauptsturmführer S.S. Gildisch demande où se trouve le bureau du Ministerialdirektor Klausener. Les plantons hésitent puis s’inclinent et renseignent le S.S. Il monte lentement et dans le couloir, il croise Klausener qui vient de se laver les mains. Klausener regarde Gildisch et sans doute a-t-il compris la menace. Dans son bureau à l’étage supérieur, un coup de téléphone, inattendu à cette heure, retentit et fait sursauter le Ministerialdirigent le docteur Othmar Fessier. Klausener est au bout du fil, sa voix est anxieuse : « Voulez- vous venir me voir tout de suite, s’il vous plaît. » Puis il raccroche. Fessier s’apprête à descendre un peu surpris, mais il est déjà trop tard. Gildisch est entré dans le bureau de Klausener et quand le dirigeant de l’Action catholique, après s’être étonné d’être placé en état d’arrestation comme le lui annonce le S.S., s’est tourné vers un placard pour prendre son chapeau et suivre l’officier S.S., Gildisch a tiré : une seule balle, dans la tête. Du bureau même, alors que le sang lentement se répand, Gildisch téléphone à Heydrich, rend compte sobrement en policier stylé et demande des ordres. Ils sont simples. Simuler un suicide. Le Hauptsturmsfûhrer place son revolver dans la main droite de Kausener, puis téléphone à nouveau, pour convoquer les S.S. qui l’ont accompagné et sont restés en bas, dans l’entrée du ministère ; quelques instants plus tard, deux jeunes miliciens noirs montent la garde devant le bureau de Klausener, condamnant la porte. Gildisch s’éloigne calmement, sans même se retourner, écoutant sans doute l’huissier qui, d’une voix terrorisée répond à Fessier qui l’interroge : « Monsieur le Directeur s’est suicidé, il vient de se tuer d’un coup de revolver. » Impassibles devant la porte, immobiles, les deux S.S. paraissent ne même pas entendre, ne même pas voir.


Il est à peine 13 h 15. Le Hauptsturmführer S.S. Gildisch est un homme efficace et rapide et à peine a-t-il terminé sa besogne qu’il regagne la résidence de Goering pour se charger d’une nouvelle mission. L’atmosphère est encore tendue. Goering hurle : « Tirez dessus », et le major de police Jakobi traverse la salle en courant, criant lui aussi des ordres pour essayer de faire prendre un ami de Strasser, Paul Schulz, l’un des plus anciens membres du parti, qu’on n’arrive pas à retrouver alors qu’il est sur les listes d’hommes à abattre. Les aides de camp, dans l’antichambre, ne cessent de passer, allant du central téléphonique au cabinet de travail de Goering. À cette heure, dans Berlin, on commence à se douter qu’il se passe quelque chose d’anormal et les ministères, les ambassades, les journalistes étrangers, déjà, demandent des précisions.


Depuis 11 heures, les habitants du quartier cossu de Berlin qui s’étend entre la Tiergartenstrasse et la Kônigin-Augusta-Strasse, cette avenue qui longe un canal tranquille et pittoresque, sont inquiets. Le quartier en effet est en état de siège : des hommes de la police de Goering ont même installé des mitrailleuses à l’angle de la Tiergartenstrasse et de la Standartenstrasse, et cette rue est interdite à la circulation. C’est une rue tranquille, qui s’ouvre en son milieu sur une place paisible, au centre de laquelle se dresse la jolie Matthäikirche.


Il y a quelques mois encore, la rue s’appelait la Matthäistrasse, mais à son extrémité nord, vers le Tiergarten, se trouve l’État-major de la Sturmabteilung. Et cet immeuble est assiégé et investi, fouillé par la Gestapo, les S.S., les hommes de Goering.


Dans la même rue, se dressent aussi, derrière de petits jardins, la maison de Roehm, le siège de l’Association des Casques d’acier, le consulat de France et l’ambassade d’Italie. Le consul de France s’interroge sur les mesures qu’il constate, il essaye d’avoir des renseignements, téléphone à l’ambassade, mais André François-Poncet est en vacances à Paris depuis le 15 juin. Des télégrammes urgents partent vers la France. Dans l’immeuble voisin, on est aussi préoccupé, car les diplomates fascistes peuvent apercevoir depuis les fenêtres de l’ambassade d’Italie, sur les trottoirs de la petite rue, devant la maison de Roehm, des mitrailleuses en batterie. Madame Cerruti, la femme de l’ambassadeur, ne cesse de poser des questions : elle donne une réception au début de l’après-midi. Comment ses invités pourront-ils franchir les barrages ? Elle questionne le ministère des Affaires étrangères du Reich, mais ni le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Monsieur de Bulow, ni le chef du Protocole, Monsieur de Bassewitz, ne peuvent fournir d’indications. Ils ne savent rien. Et maintenant ce sont les journalistes étrangers qui interrogent : certains affirment qu’on a vu des policiers fouiller la maison de Roehm, que Papen lui-même serait arrêté, que de hauts fonctionnaires auraient été abattus dans leurs ministères. Les journalistes se tournent vers Aschmann, le chef du service de presse du ministère, mais lui non plus ne sait rien. Devant ce flot de nouvelles et de questions, les diplomates de la Wilhelmstrasse sont bien contraints d’admettre qu’il se passe quelque chose de grave, que vient une tourmente sanglante dont on ne peut encore prévoir les limites et les objectifs, mais dont on sent qu’elle est brutale, impitoyable, qu’aucune loi ne peut la freiner, que seule la volonté de ses instigateurs la limitera et qu’elle peut s’abattre sur tous ceux que leur bon plaisir désignera, frappant sans distinction de clan les opposants et qu’elle balaie déjà les S.A. et les conservateurs.


« OUI, C’EST MOI SCHLEICHER »

Il devait être 11 h 30.

Le général Kurt von Schleicher est à son bureau au rez-de-chaussée. De sa place, il aperçoit non seulement la perspective de la Griebnitzseestrasse, mais aussi, le vaste plan d’eau du Griebnitzsee qui fait le charme du quartier de Neu-Babelsberg. Sur le lac, les embarcations sont nombreuses ce samedi matin. Les voiles blanches et orange font des taches de couleur, points vifs sur le vert des prés et des jardins. Car ici à Neu-Babelsberg ce ne sont encore qu’espaces verts devant les villas cossues appartenant à des directeurs d’entreprises, de hauts fonctionnaires, demeures d’hommes arrivés à la fortune et au pouvoir. Et Kurt Schleicher est bien cela, lui qui, ancien chancelier, a été l’éminence grise de la Reichswehr, le familier du Reichspräsident Hindenburg avec qui il a servi dans le même régiment. Écarté après l’arrivée de Hitler au pouvoir, il est un peu en marge, mais avec sa jeune femme, depuis son retour de vacances il y a quelques jours, il a donné déjà des soirées mondaines, « seulement mondaines », précise-t-il à ceux qui s’inquiètent de le voir à nouveau se plonger, alors qu’il est à découvert dans le monde de la politique. Mais Kurt von Schleicher est un joueur et puis quand on a goûté au pouvoir comment oublier la griserie que donnent la puissance, le respect les intrigues ? Et Schleicher est flatté quand on murmure qu’il est en « réserve de la nation ». Pourtant les avertissements, les conseils de prudence n’ont pas manqué. Hier soir encore, 29 juin, un camarade de promotion a téléphoné. À la Bendlerstrasse, a-t-il dit, on parle beaucoup d’intrigues qu’aurait nouées Schleicher avec Roehm. C’est très dangereux, en ce moment a précisé l’officier.

À sa femme préoccupée, Schleicher a répondu qu’il ne voyait plus Roehm depuis des mois, que ces ragots n’avaient aucune importance.


Maria Güntel, la gouvernante, s’est souvenue parfaitement de l’insouciance du général ; elle avait ouvert la lourde porte coulissante à deux battants, qui permettait de passer de la salle à manger au bureau-bibliothèque du général. Schleicher et sa femme s’étaient assis sur le divan de cuir et Maria Güntel avait servi les liqueurs écoutant Kurt von Schleicher plaisanter à propos des bavardages et des peurs de ces officiers de la Bendlerstrasse, prudents et timides comme des jeunes filles.

C’était hier soir.


Ce matin, Schleicher est assis à son bureau regardant la Griebnitzseestrasse que le soleil prend de plein fouet, un soleil chaud d’été. À son dernier bulletin d’information, la radio a annoncé 30° sur Berlin et le speaker a lu aussi de longs extraits de l’article du général Blomberg affirmant la fidélité de la Reischswehr au Führer. Ils ont mécontenté Schleicher. Il n’aime pas Gummilöwe, ses manières douces de courtisan de Hitler. La façon dont il a peu à peu chassé de la Bendlerstrasse les amis de Schleicher.

À ce moment-là, le téléphone retentit. C’est un ancien compagnon d’armes qui veut souhaiter la bienvenue à Schleicher rentré il y a quelques jours de ces voyages dictés par la prudence. Ils bavardent un long moment. Schleicher raconte l’accident d’automobile dont il est sorti indemne. Par miracle, dit-il. Il s’interrompt un instant : on sonne à la porte, explique-t-il à son interlocuteur.


Dans l’antichambre, Maria Güntel ouvre une petite fenêtre qui se trouve à côté de la porte d’entrée. Cinq hommes vêtus de longs imperméables sont là, immobiles. Dehors, arrêtée devant le portail, une voiture noire.

— Nous voudrions parler au général Schleicher, dit l’un d’eux.

La voix est autoritaire, elle exprime, comme la silhouette de l’homme, la force officielle qui n’admet pas de réplique. La gouvernante entrouvre la porte, un peu hésitante, une brusque poussée et Maria Güntel, avant même qu’elle ait réalisé, est collée contre le mur par l’un des hommes. Les autres, comme s’ils connaissaient parfaitement les lieux, se dirigent vers le bureau.


Au bout du fil, dans son écouteur, l’interlocuteur de Schleicher entend un choc, sans doute le bruit de l’appareil que l’on pose, puis éloignée, mais distincte la voix du général qui dit :

— Oui, c’est moi le général von Schleicher.

Immédiatement c’est le fracas des détonations avant que quelqu’un ne raccroche le téléphone.


Fascinée et terrorisée, Maria Güntel s’est avancée, Schleicher est couché sur le tapis, légèrement recroquevillé, une blessure au cou, à droite, est nettement visible et d’autres, à gauche, dans le dos. Il est sur le ventre comme si, dans un sursaut, après avoir répondu à ses visiteurs, il avait compris et avait voulu fuir. Brusquement, un cri retentit : Frau von Schleicher sort de la salle à manger attenante, elle crie à nouveau. Les hommes ont toujours le revolver à la main, la jeune femme avance vers eux les bras levés regardant le corps de son mari, elle crie encore, mais sa voix se brise dans le déchirement sec de la détonation. Et elle tombe, abattue elle aussi. Maria Güntel est pétrifiée, sur le seuil du bureau. L’un des tueurs s’est approché d’elle :

— Mademoiselle, n’ayez pas peur, vous, on ne vous tuera pas.


Les autres fouillent rapidement le bureau du général puis, sans un mot, ils quittent la villa, sans même avoir refermé la porte du bureau, laissant Maria Güntel sur le seuil, les yeux exorbités fixant Frau Schleicher et Kurt von Schleicher qui baignent dans leur sang sur le tapis aux ors sombres.


C’est une femme de chambre qui s’est blottie au premier étage qui trouvera la gouvernante immobile se tenant le visage à deux mains. Elle téléphonera à la police.


Le préfet, lui-même, se rend sur les lieux. Des enquêteurs recueillent les dépositions. Au ministère de l’Intérieur, Gisevius est averti par le préfet. Daluege interroge Goering et Himmler, mais quand il revient vers Gisevius un nouveau coup de téléphone de Potsdam a déjà indiqué que le Préfet a reçu des instructions lui permettant de rédiger son rapport : le général Kurt Schleicher, compromis dans le complot de Roehm, a résisté aux hommes de la Gestapo qui venaient l’arrêter. Il y a eu complot et le général et sa femme ont été abattus. L’enquête est close. Déjà les enquêteurs placent les scellés sur la porte du bureau de l’ancien chancelier du Reich. La villa est silencieuse. Un policier est resté en faction dans l’entrée et il observe cette gouvernante qui demeure assise, prostrée. Elle est le seul témoin.


Quelques mois plus tard, on découvrira son corps sans vie. Le désespoir, la peur, dira-t-on. De toute façon un suicide dont la presse ne parlera pas. Dans le IIIeme Reich, personne n’a intérêt à connaître de tels événements, ou à se souvenir de la mort violente du général Kurt von Schleicher et de sa jeune femme, un matin du samedi 30 juin 1934, dans leur villa cossue et tranquille de Neu-Babelsberg.

Загрузка...