1


SAMEDI 30 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen. 1 heure

(du vendredi 1er juin au samedi 9 juin 1934)


« UN PUTSCH ». CRIE LE FUHRER.

Samedi30 juin, 1 heure. Devant l’hôtel Dreesen des hommes courent lourdement vers les garages ou les voitures dont certaines sont rangées dans le jardin même. L’Oberleutnant Brückner, imposant, les jambes écartées, se tient immobile sur le perron. Un sous-officier de la S.S. prend des ordres : il faut ouvrir la route jusqu’à l’aéroport de Bonn, à moins d’une quinzaine de kilomètres de Godesberg. Le Führer ne veut pas perdre de temps. Bientôt les moteurs pétaradent : les deux estafettes démarrent, les puissantes motos noires s’inclinent jusqu’à paraître devoir se renverser, puis il semble que leurs conducteurs réussissent à les redresser d’un coup de reins et rapidement elles ne sont plus signalées que par deux cônes blancs qui crèvent la nuit et par le pointillé de deux lumières rouges dansantes.

Dans le hall de l’hôtel, l’agitation est fébrile. Walther Breitmann court frapper aux chambres du premier étage où déjà quelques chefs nazis s’étaient retirés. Il les a prévenus du départ imminent du Führer. Ils sont là, les manteaux de cuir jetés sur les fauteuils, parlant à haute voix puis se taisant brusquement quand paraît Adolf Hitler. Celui-ci va et vient, passant de la terrasse au hall ; il a, à ses côtés Goebbels, et les deux hommes ne cessent de parler, parfois à voix basse, Goebbels agitant les mains, regardant le visage du Führer pour y guetter une approbation. Mais le Chancelier ne tourne pas le visage vers le ministre de la Propagande. Il marche, légèrement penché en avant, il interrompt Goebbels, il parle à son tour, les yeux brillants, le visage contracté. « Un putsch, répète-t-il, contre moi. » Joue-t-il la comédie de la surprise avec Goebbels, Goebbels qui sait que les nouvelles transmises depuis Berlin par Himmler et depuis Munich par Wagner sont fausses ? Hitler l’ignore-t-il vraiment, vient-il réellement de prendre sa décision ou bien agit-il en comédien consommé qu’il est capable d’être ?

Il parle, dressant un bilan, refaisant l’histoire à sa manière, préparant déjà ce discours qu’il lui faudra prononcer un jour. « Depuis des mois, continue-t-il, il y a eu de graves discussions entre Roehm et moi ».

Hitler s’arrête : il prend les dignitaires du parti à témoin. Viktor Lutze, parmi eux, se tient au garde-à-vous, respecteux.

« C’est alors que, pour la première fois, j’ai conçu des doutes sur la loyauté de cet homme ».


Brückner apparaît, il annonce qu’à l’aéroport de Bonn-Hangelar l’appareil personnel du Führer sera prêt à décoller dans moins d’une heure. Hitler ne semble pas l’entendre, tout à son accusation, à la justification de la décision qu’il vient de prendre et qui est déjà hors de lui, devenue un acte, avec cet avion dont les mécaniciens vérifient les moteurs dans la lumière métallique des projecteurs, avec ces hommes du Gruppenführer Sepp Dietrich qui maintenant sont dans la cour de leur caserne à Kaufering, rassemblés par leur chef qui leur donne les consignes. Jeunes S.S. aux uniformes noirs, ils écoutent, engourdis dans leur sommeil brisé, à peine réveillés par la nuit dont la fraîcheur les saisit. La décision de Hitler est devenue un acte qui prend davantage vie à chaque minute, qui bientôt recouvrira toute l’Allemagne.

Hitler parle, cependant que Brückner et les serveurs de l’hôtel portent les manteaux et les serviettes noires vers les voitures. Il parle, paraissant ne pas pouvoir cesser. C’est qu’il y a toutes les années depuis qu’il a rencontré Roehm, les mois depuis la prise du pouvoir, et surtout ce mois de juin qui meurt en ce jour qui commence, ce jour qui n’a qu’une heure, ce mois de juin 1934, qui vient se condenser et s’ordonner dans cette première heure du samedi 30 juin.

Car chaque heure de ce mois, chaque jour a poussé une pièce, pion, fou, tour, comme si dans cette partie commencée depuis des mois, qui avait connu tant de retournements, le mouvement sur l’échiquier allemand était désormais inéluctable. Chaque heure, chaque jour de ce mois, mêlant les intrigues et les hommes, faisant surgir de nouvelles données qui allaient toutes s’ordonner dans ce matin du samedi 30 juin, vers 1 heure. Depuis 30 jours, chaque jour de juin, une pièce.


L’OBERFUHRER EICKE

Au camp de Dachau, les détenus attendent, rangés entre les baraques de bois, regardant droit devant eux, par-dessus les hauts barbelés, la campagne plate et grise : c’est l’aube du vendredi 1er juin. L’appel s’éternise plus que de coutume. La boue et la fange des allées collent à leurs sabots. Ce matin, après plusieurs heures d’immobilité, l’Oberführer Eicke, commandant du camp de concentration de Dachau, les passe en revue. Noir, sec, sinistre, il est le destin de cette vie réglée comme une horloge macabre. Mais il s’attarde peu, soucieux de réunir au plus vite ses chefs de groupe. Il vient de recevoir l’ordre de Heydrich d’avoir à entraîner ses hommes pour une action rapide contre les S.A. de Munich, de Lechfeld, de Bad Wiessee. Les chefs de groupe S.S. ne posent aucune question : à Dachau, les S.S. sont, encore plus qu’ailleurs s’il est possible, disciplinés et aveugles. Ils sont vraiment les membres des troupes à tête de mort, les Totenkopfverbände, qui obéissent, tuent, chantent. Heydrich en s’adressant aux hommes du camp de Dachau a choisi en connaissance de cause.


L’Oberführer Eicke est un homme comme les aime Heydrich, un bon officier dévoué aveuglément à la personne de ses chefs. Il a confectionné les listes d’hommes à liquider sans poser de questions, il connaît les lieux, il obéit et avec ses chefs de groupe il dresse des plans pour une action rapide qui saisira dans leurs nids les S.A.


A Munich aussi, les sections S.S. reçoivent les consignes de Heydrich et se préparent à l’opération. Le jour seul n’est pas fixé, mais les ordres de Heydrich sont formels : il faut se tenir prêt comme si l’action pouvait être déclenchée dans quelques heures. Le chef du S.D. et de la Gestapo et le Reichsführer S.S. Himmler paraissent sûrs de leur fait. Eicke dès le samedi 2 juin entraîne ses hommes et il attend, cependant que les S.S. Totenkopf, nerveux, irrités, se vengent sur les détenus.


Mais qui sait ce qui se passe au camp de Dachau le 1er et 2 juin 1934 ? Dachau n’est encore qu’une petite ville tranquille dont les Allemands et le monde ignorent le destin sinistre. Les guides signalent qu’elle est à 9 kilomètres à l’ouest de Schleissheim là où se dressent les deux magnifiques châteaux des XVIIeme et XVIIIeme siècles dont l’un ressemble à Versailles. Dachau n’est qu’un lieu privilégié qui domine la plaine bavaroise. On peut apercevoir les Dachauer Moos (marais de Dachau) que les peintres aiment à fréquenter parce que les verts, les gris, les bleus, les blancs, le ciel, la terre et l’eau se mêlent et changent. Qui connaît les ordres de l’Oberführer Eicke et pourquoi se soucier de ces détenus qui, le samedi 2 juin, s’alignent devant les S.S., les doigts et les bras tendus dans un garde-à-vous immobile, le calot à la main ? Et les coups tombent et les corps.

Pourtant même à Dachau, le dimanche 3 juin, le repos est respecté. Les détenus sont dans les baraques, ils somnolent dans la tiédeur et les odeurs, voyant se dérouler ce jour, ce seul jour de fausse liberté, un jour dur et sans joie parce que la pensée peut construire ses souvenirs et ses tourments, mesurer le temps passé et à venir, écouter le silence du monde et les Heil Hitler de l’Allemagne.

Des détenus catholiques prient, ignorant que ce jour-là à Fulda, les évêques du IIIeme Reich sont rassemblés en réunion plénière.


LES FAUX PROPHÈTES.

Dans la petite ville, belle comme un musée, la messe a été célébrée au Dom, qui dresse ses deux tours baroques, son dôme, dans la légèreté bleutée de cette matinée de juin. Au loin, la Rhôn, le Vogelsberg sont enveloppés de brume. La messe est solennelle comme si les siècles s’étaient arrêtés au temps de la foi triomphante. Mais la foi triomphe-t-elle jamais ? Au-dessous du choeur, la chapelle Saint-Boniface renferme les reliques du saint martyrisé par les païens en 755. Boniface : l’apôtre de l’Allemagne. Les évêques communient certains s’agenouillent sur le sol dallé, comment ne penseraient-ils pas au martyr alors qu’un Ordre noir aux rites païens s’est établi en Allemagne ? On reconnaît, dans ses vêtements sacerdotaux, Mgr Faulhaber, primat de Bavière, vieil homme qui, sous l’or et la parure, ressemble déjà à l’une de ces statues de bois doré qu’on trouve dans les églises de l’Allemagne du Sud.

À côté de Mgr Faulhaber se tient un homme jeune, au visage énergique que l’or de sa dignité ne vieillit pas. Le regard est vif, animé, il tourne souvent la tête vers les fidèles, d’un mouvement brusque : c’est le nouvel évêque de Berlin, Mgr Barres. Depuis son intronisation, il y a moins de six mois, en janvier, la Gestapo l’a mis sous surveillance et Heydrich lit personnellement les rapports qui le concernent. Mgr Barres a, en effet, rassemblé des militants catholiques ; ses lettres pastorales condamnent les excès, les violences. Souvent, devant l’évêché, vient se ranger la voiture d’un haut fonctionnaire du Reich, le docteur Klausener. Il est directeur général des Travaux publics, catholique pratiquant, homme à principes et proche du vice-chancelier Papen, catholique lui aussi. Depuis des semaines, Klausener est, avec Bose, Jung et d’autres, inscrit sur les listes d’hommes à surveiller de près. Est-il aussi sur les listes établies par Heydrich ? Il voit souvent Mgr Barres, Papen aussi et la Gestapo n’aime pas les coïncidences. Elle a délégué à Fulda quelques-uns de ses agents : ils écoutent, ils notent, ils observent. Le Reichsführer Himmler lui-même, qui fut catholique, dont l’Ordre noir copie l’ordre jésuite, a donné personnellement les consignes. Apparemment pourtant rien ne se passe. Les hommes de la Gestapo traînent dans la vieille cité épiscopale. Après la messe, les évêques se sont retirés, guidés par Mgr Bertram, cardinal-primat de Silésie, qui préside l’Assemblée.

Tout est calme jusqu’à ce qu’éclate la première phrase du mandement :

« Gardez-vous des faux prophètes ! »

Puis le texte des évêques dénonce les « athées qui, la main levée, mènent consciemment la lutte contre la foi chrétienne ». À l’heure où socialistes, communistes, juifs, répondent à Dachau et dans d’autres camps à l’appel du soir, au milieu des aboiements des chiens et des S.S., cette phrase ne peut viser que les nazis. Elle ne peut être dirigée que contre les hommes de l’Ordre noir qui rétablissent pas à pas un culte païen, sonnant dans des trompes venues des lointains pays germaniques, et faisant renaître la mythologie nordique d’avant l’évangélisation.


Au n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, Himmler et Heydrich sont inquiets. Le standard du siège de la Gestapo à Berlin qui est équipé en table d’écoute ne cesse de noter des communications entre Fulda et différentes villes d’Allemagne ; puis, à Berlin même les agents de la Gestapo notent que de nombreuses personnalités catholiques se répètent le texte du mandement des évêques. L’Eglise catholique, longtemps passive, se dresserait-elle contre le régime ? Goering est averti. De longs conciliabules ont lieu. Est-ce une opération Papen-Hindenburg qui commence ? Peut-être avec l’appui de certains éléments de la Reichswehr : toujours les mêmes généraux, Schleicher, von Bredow ? Quel sera le rôle de la S.A. et de Roehm ?


La chancellerie du Reich est à son tour mise au courant. Mais cependant que Goering, Himmler, Heydrich se concertent, Hitler reste à l’écart. Dans le grand bâtiment endormi où les gardes noirs de la Leibstandarte ressemblent à des blocs de granit sculpté, recouverts d’uniformes et de métal, Hitler doit observer le mouvement des hommes et des clans. Hermann Goering, héros, officier, Junker, lié aux milieux financiers et à la Reichswehr ne pourrait-il être un rival, succéder avec l’appui de certains conservateurs à Hindenburg à la tête d’un Reich sans Hitler ?


LA DERNIÈRE RENCONTRE.

La nuit du dimanche au lundi 4 juin est longue. Quand se lève le nouveau jour Hitler ne sait toujours pas comment s’attacher définitivement ces hommes puissants de l’armée, de l’industrie, ces hommes qu’il méprise et qu’il craint. Faut-il payer leur appui en sacrifiant la Sturmabteilung, en appliquant jusqu’au bout le pacte du Deutschland, ou au contraire conserver une S.A. domestiquée mais suffisante, une S.A. épée et bouclier, prétexte, moyen de chantage ? Mais peut-on longtemps ne pas passer aux actes alors que tout s’accélère ?

Dans la matinée de ce lundi, le secrétaire général à la présidence, Meissner, appelle la chancellerie du Reich. Le Feldmarschall va mal. Il quitte Berlin aujourd’hui même pour Neudeck ; là-bas, dans la plaine apaisante et grise, peut-être résistera-t-il mieux au temps. Mais Hitler n’est pas dupe : pour Hindenburg, c’est le dernier voyage. Le vieux guerrier d’un autre siècle va se coucher sur sa terre de Neudeck, force et foi de sa caste. Les ordres partent de la chancellerie pour que le voyage de Hindenburg soit solennel, puis Hitler s’enferme et à nouveau ce ne peut être que la méditation sur l’avenir qui s’avance jour après jour. À Neudeck, autour du vieillard qui s’endort, il y aura Meissner l’ambitieux, le dévoué Meissner en qui le Führer peut avoir confiance, et à ses côtés, Oskar von Hindenburg, qui pense à sa terre, à son rang dans l’armée, Oskar qu’on peut tenir par quelques hectares et quelques grades. Mais ces hommes ne seront fidèles qu’autant qu’ils sauront que le Führer conserve solidement le pouvoir et le conserve seul. Et de nouveau le choix se présente. On avertit Hitler que von Papen accompagnera Hindenburg à Neudeck et qu’il y demeurera quelques jours ; Papen, renard sans courage mais qui peut devenir l’emblème d’un clan – les Jung, les Klausener, les Bose, les Tschirchsky – qui a fait le testament de Hindenburg et que le vieillard cherche toujours comme un fils, un successeur, un ami, à travers sa mémoire gagnée par la mort.


À la gare centrale de Berlin, rituellement, la garde rend les honneurs cependant que part Hindenburg pour ne plus revenir. Hitler brusquement prend une décision : Brückner téléphone, un motocycliste quitte la chancellerie. Ernst Roehm est convoqué en audience par le Führer, immédiatement, aujourd’hui lundi 4 juin 1934. Au siège de la Gestapo, la nouvelle inattendue déferle de bureau en bureau jusqu’à Heydrich et Himmler. Faudra-t-il rentrer les listes, annuler les ordres donnés à l’Oberführer Eicke, trancher tous ces liens, ces marchés passés avec Hermann Goering, avec von Reichenau ? Que médite Hitler ? Lundi sombre au n° 8 de la Prinz-Albrecht


— Strasse : le Führer peut toujours faire volteface, passer un nouveau contrat avec Roehm. Il faut attendre, ne rien précipiter. Heydrich impassible, classe des fiches, lit des rapports d’écoutes téléphoniques, convoque ses agents au sein de la Sturmabteilung. Il faut savoir.


Dans un claquement de bottes à l’entrée de la chancellerie du Reich, la garde salue Ernst Roehm. Il répond joyeusement, assuré, marchant vers sa revanche. Il sourit à l’Oberleutnant Brückner cependant que le Führer détendu, amical, avance vers lui, comme au bon vieux temps de la camaraderie.

Puis la haute porte noire du bureau du chancelier se referme sur les deux hommes.

Cinq heures plus tard, Brückner s’incline devant deux hommes las qui sortent ensemble du bureau : Hitler est voûté, la fatigue est la seule expression qui se lit sur son visage. Chez Roehm, les heures passées à discuter se sont marquées en plaques rouges sur son cou et sur ses joues. Dans le hall de la Chancellerie, Roehm marche lentement, seul, vers sa voiture.


Plus tard, le 13 juillet 1934, quand Roehm ne sera plus qu’un cadavre, Hitler parlant sous les lumières vives de l’Opéra Kroll aux députés et à l’Allemagne, Hitler seul témoin, racontera cette dernière rencontre. « Au début de juin, dira-t-il, je fis une dernière tentative auprès de Roehm. Je le fis venir et eus avec lui un entretien qui dura près de cinq heures. » Le dialogue réel nous ne le connaîtrons pas, mais peut-être dans le récit du Führer passe-t-il un peu de la vérité de cette dernière entrevue entre deux hommes qui s’étaient rencontrés quatorze ans auparavant, dont l’un avait contribué à la gloire de l’autre, devenu Führer.

« Je lui dis, continue Hitler, avoir acquis l’impression que des éléments sans conscience préparaient une révolution nationale-bolcheviste, révolution qui ne pouvait qu’amener des malheurs sans nom. Je lui dis aussi que le bruit m’était venu que l’on voulait mêler l’armée à cette action. »

Peut-être Hitler a-t-il réellement lancé les noms de Schleicher et de Bredow, peut-être a-t-il simplement évoqué cette seconde révolution, cette Nuit des longs couteaux dont rêvaient certains S.A. Mais l’essentiel entre Roehm et lui n’était pas là. Et son vrai propos apparaît quand il raconte :

« Je déclarai au chef d’État-major que l’opinion selon laquelle la S.A. devait être dissoute était absolument mensongère, que je ne pouvais m’opposer à la diffusion de ce mensonge, mais qu’à toute tentative d’établir du désordre en Allemagne je m’opposerais immédiatement moi-même et que quiconque attaquerait l’État devrait d’emblée me compter comme ennemi ».

Hitler a dû expliquer à Roehm les vagues dangers qui pesaient sur le IIIeme Reich, sur le Parti, sur lui, Hitler. Les violences des S.A. compromettaient la réputation du Parti, elles l’affaiblissaient.

« Je me plaignis aussi amèrement des excès de la S.A. et demandai des sanctions contre les éléments responsables, pour que des millions de braves membres du Parti n’aient pas leur honneur atteint par l’action d’une minorité ».


C’est moins d’honneur que de prudence qu’il s’agit. Roehm s’est défendu pied à pied montrant qu’il a fait faire des enquêtes, qu’il a châtié déjà, « qu’il ferait le nécessaire pour rétablir l’ordre », attaquant à son tour, démasquant ceux qui veulent nuire à la Sturmabteilung, aux Alte Kämpfer. Puis les deux hommes sont sortis, après cinq heures d’entretien.


LE COMMUNIQUE DE ROEHM

Cependant, quand il justifie, dans son discours du 13 juillet, la répression devant l’Allemagne, Hitler ne dit pas l’essentiel. Dès le mardi 5 juin pourtant le S.D. et la Gestapo sont avertis qu’un accord sur plusieurs points » a été passé entre Roehm et Hitler. Il ne touche pas au fond de leur opposition, mais il montre que les deux hommes ont conclu une trêve. Heydrich et Himmler, puis von Reichenau, en étudient les termes. Le siège de la Gestapo et la Bendlerstrasse sont en communication permanente. Apparemment tout est clair : ainsi qu’il avait été décidé le 20 avril, la S.A. est mise en congé durant le mois de juillet. Roehm a déjà fait savoir qu’il allait prendre un repos bien gagné durant le mois de juillet et en riant a annoncé qu’il irait à Bad Wiessee, faire une cure pour ses rhumatismes et ses blessures. Aux chefs S.A. qui l’attendaient avec impatience, il a simplement déclaré que Hitler voulait dissiper les malentendus, qu’il rencontrerait tout l’État-major de la Sturmabteilung à Wiessee même, avant le départ en congé de la S.A., pour faire le point sur l’avenir du mouvement Roehm n’a fait aucun autre commentaire. Il a parlé de Wiessee qu’il connaît bien, du lac, des eaux thermales. Déjà il délègue ses pouvoirs au Gruppenführer von Krausser, son adjoint à l’État-major de la S.A. Ses paroles, cette décision sont connues dès le mercredi 6 au siège de la Gestapo. Les agents de Heydrich en service chez les S.A. font leur rapport : les chefs de la Sturmabteilung ont tout accepté. Les uns, un peu inquiets, se demandent si leur mise en congé n’annonce pas un putsch de la « Reaktion » contre Hitler ; les autres, les plus nombreux, se réjouissent. Les vacances, n’est-ce pas aussi l’un des avantages que donne le pouvoir !


Karl Ernst, le commandant S.A. de Berlin, l’ancien portier d’hôtel est le plus heureux. Il s’est lancé dans un long rêve à haute voix. Il parle de soleil, d’îles, d’océan comme un nouveau riche satisfait, il prépare son voyage de noces – il vient de se marier et Hitler a été son témoin – les Canaries, Madère, pourquoi pas ? Il demande qu’on lui réserve un passage sur un paquebot en partance de Brème à la fin du mois de juin. Le Gruppenführer Georg von Detten, chef du service politique de l’État-major S.A. prend ses dispositions pour se rendre à Bad Wildungen, une petite et charmante station thermale, entourée de parcs et située sur la Wilde, un affluent de l’Eder. Là, à quelque cent cinquante kilomètres de Cologne, il pourra lui aussi soigner ses rhumatismes. D’autres préparent des voyages à l’étranger ; certains louent des chambres, des maisons pour leurs familles. Tous les rapports convergent et font naître l’inquiétude au 8, Prinz-Albrecht-Strasse : il sera difficile d’accuser ces hommes absents, en vacances, de préparer un putsch. Le piège monté minutieusement par Heydrich, Himmler, Goering, le piège approuvé par von Reichenau risque de ne pas fonctionner si on laisse la S.A. partir en congé durant le mois de juillet. Pour la détruire il faut frapper avant la fin du mois de juin, il faut convaincre Hitler avant le samedi 30 juin.


Heydrich et Himmler étudient toutes les possibilités d’action. C’est alors que, dans la soirée du jeudi 7 juin, est transmis au siège de la Gestapo le texte d’un communiqué de l’État-major de la Sturmabteilung. Il doit être publié dans les heures ou les jours qui viennent (il le sera le 10 juin par la National Zeitung). Heydrich est le premier à le lire et immédiatement avec cette intelligence en éveil que donne la chasse, il voit tout le parti qu’on peut tirer de cette proclamation où l’orgueil et l’imprudence d’Ernst Roehm éclatent.


« J’espère, écrit Roehm, que le 1er août, la S.A. bien reposée et pleine d’une vigueur nouvelle sera prête à remplir les glorieuses missions qu’elle doit au Peuple et à la Patrie. Si les ennemis de la S.A. espèrent ne pas la voir revenir, ou n’en voir revenir qu’une partie, qu’ils profitent de leurs illusions pendant quelque temps. Le jour venu, et dans la forme qui se révélera nécessaire, ils recevront une réponse adéquate. La Sturmabteilung est, et restera le destin de l’Allemagne ». La dernière phrase claque comme une gifle : Hitler n’a pas convaincu Roehm. Le chef d’État-major, l’officier de tranchée aux manières rudes n’accorde qu’un sursis. Il n’a renoncé à aucune de ses ambitions.


Dans la nuit du jeudi 7 juin, les voitures noires de la Gestapo s’arrêtent devant la résidence de Hermann Goering. Les jambes largement écartées, le corps lourd dissimulé par une tenue blanche, les bagues brillant à ses doigts, le ministre-président Goering accueille les deux hommes discrets : Himmler, terne, le visage insignifiant qu’ont souvent les fanatiques, Heydrich, mince, glacial. Ils apportent le communiqué de Roehm, Roehm qui vient de se découvrir trop tôt, en lansquenet bavard et aventureux, joueur et téméraire. La Bendlerstrasse est avertie, puis la Chancellerie.


Le Führer se tait, impénétrable, inquiétant par son silence. Himmler, Heydrich, Goering accumulent les indices : les armes, les troubles en Prusse provoqués par les S.A., les liaisons avec la France, avec Schleicher, Bredow. Himmler lance aussi le nom de Gregor Strasser : il serait de la conspiration. Von Alvensleben, le président du Club des seigneurs, dont Papen est un membre éminent, aurait pris contact avec les conjurés. Tout est prêt. Ernst à Berlin, Heines en Silésie, Hayn en Saxe, Heydebreck en Poméranie, tous ces Obergruppenführer de la S.A. font partie du complot. Et le Standartenführer Uhl a été désigné pour abattre le Führer.

Hitler lit les rapports, écoute les demi-confidences, mais ne se décide pas. Heydrich, Himmler, Goering se sont livrés, ils sont prêts. Mais le Chancelier Hitler ne dit rien.


À la Bendlerstrasse, on s’interroge. L’attitude de Hitler sème le doute. Le pacte du Deustchland sera-t-il respecté ? Blomberg, Fritsch, Reichenau se concertent. Les messagers apportent des plis au siège de la Gestapo et Reichenau lui-même, général de la Reichswehr, n’hésite pas à rencontrer Lutze et Himmler, à revoir ce dernier au 8, Prinz-Albrecht-Strasse. Les voitures de la Gestapo et celles de l’armée sont souvent aperçues, côte à côte devant le siège de la Gestapo ou celui de l’État-major. Dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 juin, un élément nouveau intervient : l’immeuble de la Bendlerstrasse est brusquement mis en état d’alerte. Des patrouilles circulent sur le toit du ministère, des camions de la Reichswehr chargés de soldats armés jusqu’aux dents stationnent Bendlerstrasse et sur les quais voisins. Des voitures de la Gestapo surviennent aussi. Le lendemain les journaux ne mentionneront pas l’incident. Il est pourtant grave : l’armée a craint un coup de main des Sections d’Assaut. Dans la journée quelques rixes ont opposé des officiers de l’armée à des hommes de la Sturmabteilung. Or, l’armée est inquiète : toute la caste est atteinte dans son honneur car dans les heures précédentes une enquête de police a prouvé que Mesdemoiselles von Natzmer et von Iéna, Madame von Falkenhayn, filles ou parentes de généraux glorieux, sont gravement compromises dans une affaire d’espionnage au bénéfice de la Pologne. On vient d’arrêter un élégant Polonais, ancien officier de l’armée allemande, Sosnowski, qui, par l’intermédiaire de ces jeunes femmes employées dans l’immeuble austère de la Bendlerstrasse a obtenu communication de documents secrets. Le capitaine de la Reichswehr responsable des documents s’est donné la mort, bien qu’il fût innocent : un officier de la Reichswehr a le sens de l’honneur. Peut-être la S.A. voulait-elle profiter de l’incident pour déconsidérer la Reichswehr, ameuter les Chemises brunes autour du Reichswehministerium, entraîner Hitler dans une action surprise ?


Le matin du 9 juin pourtant les cordons de soldats qui stationnaient dans la Bendlerstrasse sont retirés : l’assaut des S.A. n’a pas eu lieu. Mais les généraux Blomberg et Reichenau se souviendront de cette nuit du début du mois de juin 1934.

Загрузка...