« UN ENORME TRAVAIL. »

Le lundi 2 juillet 1934 vers 8 heures du matin, un motocycliste du ministère de l’Intérieur de Bavière, s’arrêtait devant un logement bourgeois de la banlieue de Munich et remettait un pli à l’une des locataires. Il s’agissait d’un long télégramme en provenance du siège de la Gestapo à Berlin et son auteur, un membre du S.D., avait participé à toutes les actions – arrestations, exécutions – de ces dernières quarante-huit heures. L’épouse put en lire le texte à ses enfants :

« Ma chérie, nous avons eu un énorme travail par suite de la mutinerie Roehm. Nous avons travaillé jusqu’à 3 et 4 heures du matin et après cela toutes les dix minutes des coups de téléphone. On est fatigué à tomber raide et pourtant on est comme libéré d’un cauchemar. Je vous embrasse.

Votre Papa »


Sans doute, l’agent de la Gestapo dormait-il à l’heure où sa famille était informée de ses activités, heureuse de savoir qu’il était sain et sauf après le devoir accompli, et lui, heureux de pouvoir enfin se reposer. La mauvaise conscience n’est pas répandue chez les nazis.


La fatigue, ce lundi matin, écrase tous ceux qui ont vécu intensément la Nuit des longs couteaux. Il leur faut recommencer à vivre comme si rien ne s’était passé et pourtant ils savent : les épouses des victimes sont là, à hanter les ministères, à réclamer des nouvelles de leurs maris, parfois à demander qu’on leur donne au moins le corps pour lui procurer une sépulture décente. Mais, le plus souvent, on les renvoie, on les bouscule : elles ne doivent pas exister puisque les morts eux-mêmes, à l’exception de la dizaine dont les journaux ont parlé n’existent pas ou existent seulement dans l’imagination de la presse étrangère ou des organisations d’émigrés qui lancent au peuple allemand des appels qu’il ne peut et ne veut pas entendre. Le parti social-démocrate en exil déclare ainsi dans un manifeste :

« La bande de criminels qui s’est jetée sur l’Allemagne sombre dans la boue et dans le sang. Hitler lui-même accuse ses collaborateurs les plus intimes, les mêmes hommes qui l’ont porté au pouvoir, des dépravations morales les plus éhontées... Mais c’est lui qui a fait appel à eux pour la terreur, pour l’assassinat... Il a toléré et approuvé leurs atrocités, il les a nommés ses camarades... Aujourd’hui, il laisse assassiner ses complices non point à cause de leurs crimes, mais pour se sauver lui-même... Cent mille satrapes en chemise brune se sont rués comme une nuée de sauterelles sur le Reich... »


Ce texte, les citoyens du Reich l’ignorent. En ce lundi matin 2 juillet, comme à l’habitude, ils vont à leur travail dans la discipline. Les bouches de métro déversent sur la Wilhelmstrasse ou Unter den Linden les employés des ministères ; les équipes de jour de Krupp pénètrent au son de la sirène dans les hangars : tout continue comme si rien d’exceptionnel ne s’était déroulé entre le samedi 30 juin 4 heures et l’aube de ce lundi où les activités reprennent. Dans le métro de Berlin, dans les rues de Munich, à Francfort les Allemands lisent seulement dans leurs journaux les communiqués officiels annonçant par exemple que « le traître Roehm renonçant à tirer lui-même les conséquences de ses actes a été exécuté. La Kreuz-Zeitung écrit qu’il « ne nous sera jamais possible de nous acquitter entièrement de notre dette de reconnaissance envers le Führer ». Et tous les journaux, avec quelques nuances parfois, imperceptibles à la plupart de leurs lecteurs, approuvent la répression. La Gazette de Francfort, la plus réservée pourtant, écrit : « Chaque Allemand ressent intimement qu’à la sévérité sans précédent du châtiment doit correspondre un crime sans précédent ».


La vie continue donc : rien ne s’est passé, les crimes ne doivent pas laisser de traces. Gisevius se « retrouve le lundi matin complètement épuisé, dans son bureau du ministère ». On lui apporte un message qui est parvenu par erreur au ministère du Reich. Il lit :

« Le ministre-président de Prusse et chef de la police secrète d’État à toutes les autorités policières. Par ordre supérieur, tous les documents relatifs à l’action des deux jours précédents doivent être brûlés. Rendre compte immédiatement après exécution. »

— Devons-nous également brûler nos radiogrammes ? demande le planton, un brigadier de police, à Gisevius.

Il présente tout un paquet de petites fiches blanches où sont notés les appels, les informations parvenues de tous les points d’Allemagne. Heure par heure, les traces des événements ont ainsi été relevées.

— Bien entendu, il faut les détruire tout de suite, réplique Gisevius.

« Un peu rudement, explique-t-il, je lui arrache le paquet. Il n’a pas franchi la porte que j’enferme la liasse dans le tiroir de mon coffre-fort ».

Ainsi il y aura quelques traces et Gisevius, pour l’histoire, témoignera. Mais les Allemands ignorent cela. Et souvent ils refusent de voir alors même que la vérité perce parce qu’un collègue disparu ou un voisin – Tschirschky par exemple – reparaît, la tête rasée ; que l’épouse de Bose, mère de deux jeunes enfants, a une crise nerveuse en apprenant que son mari est mort et qu’on lui donne simplement une urne contenant quelques cendres : un corps même mort parle et dit comment il a succombé. Les cendres sont muettes. On peut, si les familles insistent et si elles ont des appuis, remettre aux proches ces petites urnes grises. Celle de la veuve de l’Oberführer Hoffmann porte le n° 262 et celle contenant les cendres de Gregor Strasser est marquée du n° 16.


« VOUS AVEZ SAUVÉ LE PEUPLE ALLEMAND. »

Mais le conformisme et la terreur pèsent sur l’Allemagne et personne ne veut savoir. Les prisonniers eux-mêmes se taisent, portant l’effroi sur leur visage, et quand ils parlent, c’est pour louer la Gestapo, ses prisons, ses méthodes, le Führer juste et magnanime. Les proches du Reichspräsident Hindenburg eux-mêmes ont peur : le fils du secrétaire général Meissner, volontaire S.S., a été, au cours des événements placé délibérément par ses chefs dans une unité chargée de la répression. Le fils de Hindenburg a été soumis à des pressions. Et, ce lundi 2 juillet, la presse rend public un télégramme qui est daté de Neudeck et signé du maréchal Hindenburg :


« Au Chancelier du Reich, le Führer Adolf Hitler,

D’après les rapports qui m’ont été présentés, il apparaît que grâce à la fermeté de votre décision et grâce au courage dont vous avez fait preuve, payant de votre personne, les tentatives de haute trahison ont été étouffées. Vous avez sauvé le peuple allemand d’un grave danger. Je dois vous en exprimer mes profonds remerciements et toute ma reconnaissance.

Le Président du Reich, Maréchal Hindenburg »


La plus haute autorité du Reich, le plus grand des militaires vivants, ce vieillard de 87 ans, symbole de toute la tradition germanique, approuve donc toutes les violations du droit, les assassinats, les exactions commises dans la longue nuit, et Hitler se voit sacré sauveur du peuple allemand. Le même jour, Hindenburg remercie aussi Hermann Goering :


« Je vous exprime, écrit-il, ma gratitude et ma reconnaissance pour votre action énergique et couronnée de succès, lors de l’écrasement de la tentative de haute trahison. Avec mes salutations de camarade.

Von Hindenburg »


Peut-être ces messages n’ont-ils pas été rédigés par Hindenburg lui-même. Plus tard, en 1945, alors que sont réunis Papen, Goering et le maréchal Keitel dans une cellule de Nuremberg, durant le procès fait par les Alliés aux criminels de guerre, Papen veut en avoir le coeur net : « Quand je demandai à Goering, raconte-t-il, si à son avis, Hindenburg avait vu le télégramme de félicitations envoyé en son nom à Hitler, il cita une boutade de Meissner, secrétaire d’État à la présidence. À plusieurs reprises, Meissner parlant de ce télégramme, s’était enquis, avec un sourire entendu : « À propos, Monsieur le Premier ministre, étiez-vous satisfait de la teneur du message ?" »

Mais ce qui compte, ce 2 juillet 1934, c’est que, par ce message, le lien soit établi entre le vieux maréchal, le général Goering et l’homme de main que celui-ci a dirigé. De Hindenburg à l’Hauptsturmführer Gildisch qui tire dans le dos d’hommes sans défense, la chaîne de la complicité est tendue et c’est la conscience des Allemands qui, ce lundi matin, vaquent tranquillement à leurs habituelles occupations, la conscience d’un peuple qu’elle emprisonne dans le nazisme. Ainsi la journée du lundi 2 juillet apporte-t-elle de nouveaux succès au Führer : la voie vers la présidence du Reich est ouverte, royale, il n’y a plus qu’à attendre la mort du vieil Hindenburg.


« ALLEMANDS, PAVOISEZ ! »

Et la vie continue. Les bureaux sont pleins d’employés qui ont bronzé le samedi après-midi et le dimanche sur les rives du Havel ou du Tegelsee ou de l’un quelconque de ces lacs aux eaux froides qui entourent Berlin. Ils retrouvent leurs collègues, leurs sièges, leurs papiers et parfois un huissier leur murmure – comme au ministère des Transports ou à la vice-chancellerie – que deux ou trois personnes ne reviendront pas, qu’elles ont disparu, samedi. Personne ne pose de questions. La machine a recommencé à tourner sans à-coups. Comme l’écrit Gisevius : « Le 2 juillet, la loi et la bureaucratie reprennent leurs droits ; du jour au lendemain tout doit suivre à nouveau sa marche régulière. Des gens appliqués essayent de faire cadrer avec les règlements et les prescriptions légales, même ce qui s’est passé la veille ».

Les parades aussi ont recommencé. À Essen, à partir de 19 heures, la police fait circuler ou enlever les voitures en stationnement. Des véhicules de la municipalité et du Parti, avec des S.S. sur les marchepieds, et un haut-parleur sur le toit, parcourent lentement les rues de la ville toujours recouverte du brouillard gris que le soleil de juillet irise. Il fait très lourd comme si un gros orage allait éclater, mais ce n’est que la chape des fumées industrielles, des poussières en suspension qui écrase la ville, alourdit l’atmosphère. Inlassablement, les haut-parleurs répètent la proclamation à la population.


« Habitants d’Essen, Allemands du IIIeme Reich, la ville d’Essen célébrera la victoire sur le soulèvement criminel, la haute trahison et la réaction en décorant d’une manière massive la ville avec des drapeaux. C’est pourquoi : pavoisez ! »


L’injonction n’admet pas de réplique et peu après le passage des voitures, des équipes distribuent des drapeaux à croix gammée qui bientôt vont pendre, immenses, le long des façades. À 20 h 45, les sirènes retentissent : il fait encore jour et l’on distingue les couleurs des uniformes, le rouge des brassards. Les unités de S.A. se sont regroupées sur les différentes places de la ville et la S.A.- Standarte 219 est même rassemblée sur le terrain de sports en direction de la Kopfstadtplatz. Mais la gloire revient aux S.S. et à l’organisation du Parti qui sont réunis sur l’Adolf-Hitler Platz. Et la foule aussi est là, innombrable, disciplinée, moins vive qu’à Berlin, plus passive : mais elle est présente, employés des firmes métallurgiques, ouvriers, femmes, enfants se pressant derrière les S.S. et les S.A. À 20 h 45 précises, le Gauleiter Terboven monte à la tribune dressée sur l’Adolf-Hitler Platz. Terboven grave, les mâchoires serrées, fier, hautain, transformé depuis que le Führer a assisté à ses noces, précisément quelques heures avant de réduire dans sa poigne de fer les traîtres. Maintenant il parle et son discours est retransmis sur les cinq places d’Essen de la Kopfstadtplatz à la Pferdemarktplatz et l’on entend les applaudissements de la foule qui viennent parfois à contretemps.

« La fidélité est quelque chose de fondamental, déclare Terboven, l’abcès a été vidé, il existe des éléments corrompus comme il en existe partout. Mais ce qui compte, c’est de savoir comment on réagit contre la gangrène ».

La foule de temps à autre interrompt Terboven pour applaudir et quand il lance le Sieg Heil ! un immense cri repris par les unités de S.S. et de S.A. roule de place en place. D’autres responsables s’avancent et parlent, à leur tour, puis c’est le défilé qui commence cependant que la musique S.S. impressionnante, ses musiciens vêtus de noir frappant en cadence les tambours drapés d’emblèmes à tête de mort, joue Im Ruhrgebietnmarschiere wir (nous marcherons dans la Ruhr). Passent les unités S.S. et la foule qui les regarde, la foule qui ne sait rien de précis, à les voir ainsi en tête du cortège objet de toutes les attentions officielles, devine qu’ils sont le nouveau visage du régime hitlérien. Dans d’autres villes d’Allemagne, partout les S.S. sont à l’honneur. Dans la chaude nuit d’été, la foule se disperse silencieuse et les unités S.S., acclamées et flattées, regagnent leurs cantonnements. Les hommes de l’Ordre noir, officiers ou soldats sentent qu’ils ont, au terme de cette Nuit des longs couteaux, gagné la partie.


LE FÜHRER ET LA JUSTICE SUPRÊME

Ce même soir, Frau Papen et ses filles regagnent Berlin. Elles sont inquiètes : Frau Tschirschky les a prévenues que son mari avait été arrêté et elles ne savent pas quel a été le sort réservé au vice-chancelier. Devant la villa, la voiture de police stationne toujours et le capitaine chargé de la surveillance est encore présent, installé dans l’entrée. Mais Franz von Papen est vivant, hors de lui, maudissant les nazis et cette mise à l’abri forcée qu’on lui a imposée. Pourtant le lendemain, mardi 3 juillet, sa ligne téléphonique est rétablie et le premier appel vient de Hermann Goering : « Il eut l’impudence de me demander pour quelle raison je n’assistais pas à la réunion du cabinet qui allait commencer, explique Papen. Pour une fois, je répliquais d’un ton nettement trop vif pour un diplomate. Goering exprima sa surprise d’apprendre que j’étais toujours plus ou moins aux arrêts et me pria d’excuser cette omission. Un peu plus tard, en effet, les hommes qui me gardaient furent retirés et je pus me rendre à la Chancellerie. »


Dans la vaste salle où se tiennent les conseils des ministres, le Chancelier Hitler va de l’un à l’autre. Il paraît détendu, au mieux de sa forme. Aujourd’hui, alors que plus de vingt-quatre heures se sont écoulées depuis les dernières salves, que le général Blomberg et le maréchal Hindenburg l’ont félicité, que les foules allemandes ont accepté passivement les assassinats, il est sûr d’avoir vaincu. Une nouvelle fois. Sûr d’avoir eu cet oeil d’aigle qui permet de faire au moment opportun, ni trop tôt ni trop tard, les choix importants : quand il faut décider de briser, en un seul coup, l’adversaire. La Providence l’a protégé, il est le Führer. Autour de lui, la soumission, l’exaltation de sa personne se confirment Carl Schmitt, le juriste nazi qui refait le droit et l’adapte selon les circonstances, n’hésitera pas à écrire, évoquant les événements des jours précédents : « L’acte accompli par le Führer est un acte de juridiction pure. Cet acte n’est pas soumis à la justice, il est lui-même la justice suprême. » Le Führer peut donc tout. Pour le Conseil des ministres du 3 juillet, le ministre de la Justice a préparé une loi dont l’adoption est certaine. Son article unique précise : « Les mesures exécutées le 30 juin, le 1er et le 2 juillet 1934 pour réprimer les atteintes à la sécurité du pays et les actes de haute trahison sont conformes au droit en tant que mesures de défense de l’État. »

Il n’est donc plus nécessaire de juger. Il suffit, si le Führer le veut, de tuer n’importe comment.


Quand le vice-chancelier est introduit dans la salle, Hitler se dirige vers lui, amical. « Comme il m’invitait à prendre ma place habituelle, raconte Papen, je lui déclarai qu’il n’en était même pas question et lui demandai un entretien entre « quatre yeux ». Les deux hommes passent dans une pièce voisine. Hitler semble compréhensif, bienveillant. Comme chaque fois qu’il a obtenu ce qu’il voulait, il paraît prêt à toutes les concessions et se présente comme l’homme de conciliation. Que lui importe puisque ses adversaires sont morts et que la Gestapo, avec réticence, rend aux familles ce qui reste d’eux : quelques cendres ?

« Je lui appris de façon fort sêche, continue Papen, ce qui s’était passé à la vice-chancellerie et chez moi et réclamai une enquête immédiate sur les mesures prises à l’encontre de mes collaborateurs ».

Le Führer se tait. Son silence peut tout signifier : qu’il ne savait pas, qu’il est prêt à ordonner une enquête, qu’il se moque de Papen ou qu’il approuve ses propos. Mais quand le vice-chancelier annonce qu’il démissionne, qu’il veut que l’on rende cette démission publique immédiatement Hitler s’insurge et refuse nettement.

« La situation n’est déjà que trop tendue, dit-il. Je ne pourrai annoncer votre démission que lorsque tout sera rentré dans le calme. En attendant ce moment voulez-vous au moins me faire le plaisir d’assister à la prochaine séance du Reichstag, où je rendrai compte de mon action ? »

Papen refuse à son tour. « Je ne vois pas la possibilité pour moi de m’asseoir au banc ministériel », dit-il.

Le Führer pourtant sur le point essentiel de la démission du vice-chancelier a obtenu ce qu’il désirait : la démission restera secrète. L’opinion ne saura rien des divergences entre le Chancelier et le vice-chancelier. L’unité du gouvernement du Reich, de Hindenburg à Papen, de Blomberg à Rudolf Hess, parait complète : Roehm et les autres victimes ont été égorgés dans l’unanimité. C’est cette façade qui importe au Führer. Si Papen n’est pas à la séance du Reichstag, assis à son banc avec les autres membres du cabinet, il sera toujours temps d’aviser. La séance est fixée au 13 juillet à l’Opéra Kroll ; dans une dizaine de jours le sang aura séché.


LE CONSEIL DES MINISTRES DU 3 JUILLET.

Hitler rentre donc seul et tranquille dans la salle du Conseil des ministres. Le général Blomberg, Hess, Goering, tous les ministres ont pris place autour de la longue table rectangulaire et Hitler, debout, les poings appuyés sur son dossier, va présenter sa version des événements.

Au fur et à mesure qu’il parle, la violence s’empare de lui. « Sous l’égide de Roehm, dit-il, s’était formée une coterie unie par l’ambition personnelle et des prédispositions particulières... » La voix est chargée de mépris, de colère. Le Führer parle et comme chez tous les visionnaires, chez tous les hommes habitués à tromper souvent, il se pénètre peu à peu de sa vision, il finit par croire à ce qu’il dit, dont il a su pourtant qu’il s’agissait d’une supercherie. « Roehm m’avait donné sa parole d’honneur à maintes reprises, continue-t-il, je l’avais constamment protégé et il m’a trahi, il a perpétré la plus horrible des trahisons à mon égard, moi, le Führer ». Roehm assassiné ne peut être que coupable, il doit l’être, il l’est. « Roehm avait des dispositions funestes... » Tout cela, Hitler le savait depuis de longues années, mais voici que c’est devenu insupportable. « Roehm s’était entouré de gardes qui tous avaient subi de lourdes peines infamantes... » Le sang de Roehm, en coulant, purifie le nazisme. « Et Roehm voulait aussi trahir son pays... Des liaisons avaient été établies entre lui, Schleicher, M. von Alvensleben, Gregor Strasser et un diplomate français... » Hitler martèle les noms, les mots, il tue une seconde fois. En conséquence, conclut-il, lui, le Führer, a décidé une intervention immédiate dont le détail et les succès sont connus des membres du gouvernement.

Hitler s’assied. Son visage est couvert de sueur. Il vient de revivre la Nuit des longs couteaux, de jouer la scène du Justicier punissant la trahison, de répéter le grand discours à la Nation qu’il prépare. C’est le général Blomberg qui se lève pour lui répondre. L’officier est grave, digne, posé, calme. Il inspire, dans son uniforme sobre, avec ses décorations discrètes, le respect que l’on doit aux guerriers nobles et généreux, à la Reichswehr qui a le sens du devoir et de l’honneur.

« Je remercie, au nom du gouvernement, annonce Blomberg, le Chancelier qui, par son intervention décidée et courageuse, a évité au peuple allemand la guerre civile ».

Une pause de Blomberg. Tous les visages sont tournés vers lui, et le Führer, les yeux fixes, regarde dans sa direction, mais le voit-il ?

« Homme d’État et soldat, continue Blomberg, le Chancelier a agi dans un esprit qui a suscité chez les membres du gouvernement et dans l’ensemble du peuple allemand la promesse solennelle d’accomplir de grands exploits, de rester fidèles et de faire preuve de dévouement en cette heure si grave. »

Puis, c’est le ministre de la Justice qui souligne que le Führer a protégé le droit contre les pires abus, qu’il créait le droit de façon immédiate en vertu de son pouvoir de Führer et de juge suprême.

Le Führer paraît absent : il écoute, semble-t-il, un vague sourire sur les lèvres, ironique et méprisant. Ces généraux, ces juristes, ces aristocrates, tous ces hommes au col empesé, bourgeois, monarchistes, juges, professeurs, Junkers, diplomates, ils sont là, autour de lui, à l’approuver, à l’encenser dans leurs journaux. Et jusqu’à ce Monsieur Franz von Papen qui proteste et s’incline. Lui, Führer, il est d’une autre trempe, il sait, à l’aube, prendre un avion, frapper à la porte d’un ancien camarade, le revolver au poing. Il sait agir lui-même, et il s’emparera du pouvoir suprême, il remplacera le Vieux devant lequel il s’est incliné tant de fois humblement. Ce maréchal qui agonise et qui lui télégraphie ses remerciements.

Le Conseil des ministres du 3 juillet se termine et Hitler reconduit ses ministres jusqu’à la porte, respectueux des usages, en Chancelier du Reich qui estime ses collaborateurs.


Quelques heures plus tard, il reçoit Hermann Rauschning, ce président du Sénat de Dantzig, avec qui il aime à parler, à soliloquer. Là, dans son salon, avec quelques intimes, il se libère, évoque la mort prochaine du maréchal Hindenburg, le vieux. Les mots déferlent comme un torrent de violence, de détermination et de mépris.

« Ils se trompent... Ils croient que je suis au bout de mon rouleau, commence Hitler. Ils se trompent tous. Ils ne me connaissent pas. Parce que je viens d’en bas, parce que je suis sorti de la « lie du peuple » comme ils disent parce que je manque d’éducation, parce que j’ai des manières et des méthodes qui choquent leurs cervelles d’oiseau. »

Hitler part d’un rire sonore. Ils : ce sont les Papen, les Blomberg, les Hindenburg, les autres, tous ces Junkers, ces élèves des Écoles des Cadets, ces membres du Herrenklub. « Ah, si j’étais des leurs, je serais un grand homme, dès aujourd’hui. Mais je n’ai pas besoin qu’ils viennent me certifier ma capacité et ma grandeur. L’insubordination de mes S.A. m’a déjà coûté de nombreux atouts. Mais j’en ai encore d’autres en main. Je saurais encore m’en tirer si les choses allaient mal. »

Et le monologue continue, fascinant : Rauschning note mentalement et son effroi au fur et à mesure que le Führer parle augmente. Voilà des années qu’admis dans l’intimité de Hitler, considéré comme un allié inconditionnel il découvre le mécanisme d’un esprit en proie à la passion du pouvoir, que rien n’arrête et que chaque succès pousse plus avant dans la voie des certitudes et du mépris d’autrui. Hitler s’est levé, sa diatribe gagne encore en violence. « Ils n’ont pas la moindre vision des réalités, ces arrivistes impuissants, ces âmes de bureaucrates et d’adjudants ! »

Tous ces officiers supérieurs de la Reichswehr, ces membres hautains de l’État-major que leurs voitures officielles déposent ponctuellement devant les bâtiments gris de la Bendlerstrasse, les voici qualifiés d’un mot « adjudants » !

« Avez-vous remarqué, ajoute Hitler, comme ils tremblent comme ils s’humilient devant moi ? »

La satisfaction du Führer est intense : celle du parvenu qui tient à sa botte les hommes issus des lentes sélections hiérarchiques.

« J’ai bousculé leurs combinaisons. Ils s’imaginaient que je n’oserais pas, que je serais lâche. Ils me voyaient déjà pris dans leurs filets. J’étais déjà, pensaient-ils, leur instrument. Et derrière mon dos, ils se moquaient de moi, ils pensaient que j’étais fini, que j’avais perdu jusqu’à l’appui de mon parti. »

Et la joie éclate encore, qui plisse le visage en un sourire vengeur :

« Je leur ai donné une volée de bois vert dont ils se souviendront. Ce que j’ai perdu dans la purge des S.A., je le regagne en me débarrassant de ces conspirateurs féodaux, de ces aventuriers, des Schleicher et consorts. »

Ainsi, lucidement, le Führer tire parti de la situation : il a sacrifié des hommes qui avaient fait sa force ― Roehm, Strasser, et les S.A —, mais il s’est débarrassé d’une autre menace venue de certains conservateurs : ces morts à « droite » et à « gauche », lui permettent de monter vers le pouvoir absolu.

« Le plan de ces beaux messieurs ne réussira pas, lance-t-il. Ils ne pourront pas, pour la succession du Vieux passer pardessus ma tête... Avancez donc, Messieurs Papen et Hugenberg, je suis prêt pour le round suivant. »


LE ROUND SUIVANT.

Papen sent ce mépris et devine les intentions du Führer derrière la façade respectueuse. Aussi essaie-t-il de lutter, de freiner. Après avoir annoncé à Hitler qu’il démissionnait, il s’est fait conduire à la Bendlerstrasse. Le ministère de la Guerre est toujours sévèrement gardé comme si un coup de main était à craindre : les chevaux de frise sont en place dans la cour et les sentinelles sont nombreuses et lourdement armées. Dans les couloirs, le vice-chancelier croise l’aide de camp du général Fritsch « une vieille relation de l’époque heureuse où je courais en obstacles, raconte Papen. Il avait l’air d’avoir vu un fantôme :

« — Seigneur ! s’exclama-t-il, que vous est-il arrivé ?

« — Comme vous voyez, je suis toujours bien vivant, grondai-je. Mais il va falloir mettre fin à cette Schweinerei (saloperie) ».


Le vice-chancelier est introduit auprès de Werner von Fritsch qui est son ami, mais le général ne peut que répéter ce qui s’est passé : l’assassinat de Schleicher et de sa femme. Pour le reste, que faire ?


« Fritsch admit, raconte Papen, que tout le monde désirait en effet l’intervention de la Reichswehr, mais que Blomberg s’y était catégoriquement opposé ; quant à Hindenburg, chef suprême des forces armées, on ne pouvait arriver à le joindre. D’ailleurs, le Président était certainement mal informé de la situation. »

En fait Fritsch ne devait sûrement pas ignorer que des camions, des armes et des casernes de la Reichswehr avaient été prêtés aux S.S. Qu’à Munich, la Reichswehr avait encerclé la Maison Brune et les S.A., et que dans les mess d’officiers on avait, dans la nuit du lundi 2 juillet, sablé le Champagne pour célébrer la fin de Roehm. Le Generalmajor von Witzleben avait même regretté, disait-on, que l’armée n’ait pu intervenir contre la racaille de la Sturmabteilung. « J’aurais voulu être de la partie », aurait-il lancé en levant son verre à l’avenir de l’armée allemande.

Les conservateurs de la Reichswehr ne peuvent donc rien, ils ont choisi l’alliance avec Hitler quand il était faible, et se félicitent de l’évolution de la situation. Papen peut bien écrire des lettres au Führer pour protester, demander la libération de ses collaborateurs arrêtés. Il peut le rencontrer : Hitler ne recule pas. Au contraire, le 13 juillet, face au Reichstag, dit-il au vice-chancelier, « j’assumerai devant la nation la responsabilité entière des événements. » Et Papen ne peut qu’écrire encore pour avertir le Führer qu’il n’assistera pas à la séance. Mais qu’importe ? L’Opéra Kroll est plein de tous les députés nazis : ceux qui ont été inquiétés, ceux qui ont eu peur sont là parmi les premiers, scandant d’applaudissements frénétiques le discours du Führer.


À côté de la place laissée vide par Karl Ernst, qui jamais ne verra Madère, le prince August Wilhelm de Hohenzollern, qui a été soumis à de rudes interrogatoires, qui a été Führer des S.A. et l’ami de Ernst, est là, dans son uniforme, manifestant l’enthousiasme le plus sincère. Il s’est dressé à plusieurs reprises quand Hitler a lancé – et la nation tout entière est à l’écoute et le Tiergarten est rempli d’une foule dense : « J’ai donné l’ordre de fusiller les principaux coupables et j’ai donné l’Ordre aussi de cautériser les abcès de notre empoisonnement intérieur et de l’empoisonnement étranger, jusqu’à brûler la chair vive. J’ai également donné l’ordre de tuer aussitôt tout rebelle qui, lors de son arrestation, essaierait de résister. »


Le prince Auwi applaudit à tout rompre et c’est à sa vie préservée qu’il applaudit et c’est la peur qui l’étreint qu’il exprime. Et combien comme lui sur les fauteuils rouges de la salle brillamment illuminée de l’Opéra Kroll ce 13 juillet ? Combien comme lui qui se renient, abandonnent jusqu’à la mémoire de leurs camarades abattus et s’inclinent devant la force triomphante du Führer ! Comment Hitler ne mépriserait-il pas de tels hommes prêts à de tels abandons ? Il les croit capables de tout, même si parfois il se trompe ou agit trop tôt.


Franz von Papen reçoit aussi dans cette première quinzaine de juillet la visite du docteur Lammers. C’est le secrétaire d’État du Chancelier, la discussion s’engage, courtoise. Lammers, de la part du Führer, propose à Papen le poste d’ambassadeur au Vatican. Naturellement, précise Lammers, si le montant des émoluments ne parait pas suffisant, Papen pourra lui-même fixer le chiffre qu’il jugera conforme à ses capacités. L’intention est claire, Hitler traite les hommes brutalement. Mais Papen, souffleté par la proposition, explose :

— Est-ce que le Führer et vous, croyez que l’on puisse m’acheter ? crie-t-il. C’est bien l’impudence la plus grossière que j’aie jamais entendue ! Allez dire cela à votre Hitler.

Et Papen montre la porte à l’envoyé de Hitler. Mais, moins d’un mois plus tard, il sera ambassadeur du IIIeme Reich à Vienne.


D’AUTRES MEURTRES.

Ce n’est pas l’or qui a séduit Papen. Une nuit, à la fin de juillet, le 26, des coups violents ébranlent la porte de sa villa. Trois S.S. sont là, menaçants dans l’ombre et depuis la Nuit des longs couteaux, Papen sait à quoi s’en tenir sur le respect des lois. Son fils, revolver au poing, va ouvrir. Mais les S.S. ne sont pas, cette nuit-là, des tueurs : ils annoncent seulement que le Führer qui est à Bayreuth, demande à Papen de l’appeler au téléphone d’urgence. Il est à peine 2 heures du matin. Tout cela paraît étrange. Papen est inquiet. « Ne s’agissait-il pas de quelque stratagème destiné à nous faire entrer dans la cabine téléphonique afin de nous expédier ensuite quelques rafales de mitraillette ? » s’est-il demandé.

Mais l’heure n’est pas encore venue pour Papen. Le Führer est au rendez-vous téléphonique.

— Herr von Papen, dit-il d’une voix nerveuse, il faut que vous partiez immédiatement pour Vienne comme mon ministre plénipotentiaire. La situation est alarmante. Vous ne pouvez refuser.

Papen ignore encore tout dans cette nuit de juillet de ce qui s’est déroulé à Vienne et qui n’est qu’une autre Nuit des longs couteaux. Les nazis autrichiens, dirigés par l’inspecteur du Parti nazi Habicht, viennent d’essayer de s’emparer du pouvoir et, comme c’est leur habitude, ils ont tué : le chancelier Dollfuss a été abattu sans hésitation.


25 juillet 1934 : moins d’un mois après les assassinats d’Allemagne, d’autres meurtres. A-t-on voulu forcer la main de Hitler ? Car il est étonnant, alors que le IIIeme Reich vient d’enregistrer la secousse de la liquidation de Roehm, que le Führer engage, dans la lancée, l’entreprise risquée de l’Anschluss ? En fait, tout est curieux dans ces semaines où la Nuit des longs couteaux est encadrée par la rencontre avec Mussolini et l’assassinat de Dollfuss. A moins qu’il ne s’agisse d’un moyen imaginé par quelques Machiavels d’un clan politique ou militaire pour profiter d’une difficulté internationale afin de se débarrasser du Führer ou peut-être, tout simplement, se trouve-t-on en présence d’une action prématurée, aventureuse, de quelques nazis locaux ? C’est le plus probable.


Mais le putsch échoue et Mussolini rassemble des troupes sur la frontière des Alpes. Hitler doit reculer. Il apprend la nouvelle de l’assassinat de Dollfuss, alors que, dans l’extase, il écoute l’Or du Rhin à Bayreuth.

« Après la représentation, raconte Friedelind Wagner, qui était à ses côtés, le Führer était au comble de l’énervement... C’était terrible à voir. Bien qu’il pût à peine déguiser son exultation, Hitler prit soin de commander le dîner au restaurant comme les autres jours. « Je dois paraître en public, me montrer pendant une heure, dit-il, ou les gens croiront que je suis pour quelque chose dans tout ceci. » »


Au fur et à mesure que les nouvelles arrivent de Vienne, le Führer s’assombrit. Quand il téléphone à Papen, il semble être un homme aux abois : « Nous sommes en présence d’un deuxième Sarajevo », crie-t-il d’une voix hystérique. Et pour sauver l’Allemagne d’un désastre il demande à Papen de le rejoindre à Bayreuth.


Là, Papen rencontre Hitler qui est entouré de Goering, de Goebbels et de Hess. Les chefs nazis sont anxieux. Hitler « maudit la stupidité et la brutalité des nazis autrichiens qui l’ont placé dans une situation terrible ». Il supplie Papen d’accepter, pour l’Allemagne, le poste d’envoyé du Führer à Vienne. Et Papen s’incline et sert le nazisme. « En accédant à la requête de Hitler, écrit Papen, pour se justifier, je pouvais encore très probablement rendre un service à mon pays, à la condition toutefois d’obtenir au préalable des garanties précises ». Naturellement Hitler les accorde : il sait faire la part du feu. Ainsi ce n’est pas l’or qui a séduit Papen, mais une fois de plus l’idée que servir le Führer c’est aussi servir l’Allemagne. Déjà, en janvier 1933, au moment de la prise du pouvoir, le patriotisme avait été la grande excuse : en juillet 1934, elle sert à nouveau. Et pourtant, le Reichstag a brûlé, et pourtant les baraques de bois des camps de concentration ont été construites à Dachau et à Buchenwald, pourtant Schleicher, Jung, Bose et Klausener ont été assassinés et dans la Nuit des longs couteaux le visage du nazisme est apparu sans masque. Visage brutal de tueur implacable. Et Papen n’ignore rien de cela.


Tschirschky est rentré de Dachau avec sa tête rasée et Papen, au cimetière, a prononcé devant Frau Bose et ses enfants un éloge de son collaborateur, abattu sans sommation comme le font les gangsters. Mais Papen s’incline et sert le Führer parce qu’il veut croire servir l’Allemagne. Il sait aussi que partir à Vienne – et plus tard il partira comme ambassadeur de Hitler à Ankara – c’est se mettre à l’abri. Et, dans le comportement de chaque Allemand il y a, comme chez Papen, ce mélange de peur et d’illusion qui fait finalement la force du Führer et du nazisme.


LA REICHSWEHR NAZIE.

Pour Papen, le sang de Bose ou de Jung a donc séché vite. Comme a séché vite, pour la Reichswehr, le sang des généraux Schleicher et Bredow.


Le 15 juillet, se déroulent, dans la campagne épanouie au nord de Berlin, les grandes manoeuvres de l’armée. Les nouvelles unités se montrent particulièrement efficaces, bien entraînées, équipées d’un matériel neuf. L’attaché militaire français est impressionné, l’armée allemande redevient rapidement une force. Surtout, elle se rallie en bloc, sans réticence, à Hitler. « Les sentiments qu’ont montrés les officiers allemands qui étaient avec nous, écrit à Paris l’attaché militaire, aussi bien ceux du ministère avec qui nous vivions que ceux de la troupe que nous avons pu interroger semblaient unanimes : c’était une approbation nette de l’action conduite par Hitler. On les sentait pleinement satisfaits du triomphe de la Reichswehr. »

Car, pour eux, la Nuit des longs couteaux c’est cela : la victoire du général von Blomberg sur Roehm. Ils veulent oublier le rôle des S.S., exécuteurs des basses besognes. Sans doute pensent-ils qu’ils ont habilement réussi à utiliser l’Ordre noir pour vaincre un adversaire et qu’ils sont restés ainsi, intégres, fidèles au code de l’honneur de la Reichswehr. Après tout, ce ne sont pas des soldats qui ont abattu Schleicher ou Roehm ! Les officiers sont définitivement séduits : Hitler les flatte. Hitler a plié ce qui reste de la S.A. à leur autorité et c’est le général Reichenau qui, sur le plan militaire, est chargé de réorganiser les Sections d’Assaut. Alors, ils se rallient à Hitler.

« Un officier de la Reichswehr dont je connais bien les sentiments antinationaux-socialistes, écrit l’attaché militaire français, m’a dit et a répété à plusieurs de mes collègues : « L’an dernier, la Reichswehr était peut-être nazie à 60 % ; il y a quelques semaines, elle ne l’était sans doute que pour 25 % ; aujourd’hui elle l’est à 95 %. »

Et les soldats, endoctrinés par leurs officiers, par les proclamations de von Blomberg suivent et même vont au-delà des sentiments de leurs officiers. Vers la mi-juillet Hitler qui assiste à une phase des manoeuvres, remonte en voiture le long d’une colonne de fantassins. C’est le plein été. La voiture du Führer est découverte. Les soldats, sous leur casque lourd, transpirent. Tout à coup des rangs de la troupe en marche, des cris d’enthousiasme s’élèvent ; on a reconnu le Führer, et de file en file les acclamations se prolongent rudes et viriles, issues de cette jeunesse en armes. Après avoir évoqué cet épisode avec des officiers de la Reichswehr, l’attaché militaire français conclut : « Cette manifestation spontanée d’enthousiasme n’est pas habituelle dans l’armée allemande, elle a frappé les officiers eux-mêmes. »


LA MORT DE HINDENBURG.

Hitler l’emporte donc dans le coeur même des hommes : la jeunesse le suit, l’armée l’approuve, il tient le Parti, les S.S., les S.A. Il gagne. Et bientôt, couronnement, commence l’agonie du Reichspräsident, le maréchal Hindenburg. Ainsi, dans cet été 1934, les événements se succèdent rapidement, comme si l’histoire changeait de rythme, rapprochant symboliquement les faits, sans pour autant réussir à ouvrir les yeux des hommes qui – à Berlin, à Paris ou à Londres – ne veulent pas voir. L’agonie commence et le testament que Hindenburg a rédigé – sous l’influence de Papen – et qui doit conduire à une restauration de la monarchie est lettre morte avant même que ne s’achève la vie de Hindenburg.


À la hâte, un Conseil de cabinet se réunit à la Chancellerie le 1er août, sous la présidence de Hitler. Et il donne son accord à la proclamation d’une loi – dès le décès du Vieux – qui prévoit le cumul des fonctions de Président et de Chancelier. Frémissant de ce triomphe enfin si proche Hitler se rend à Neudeck. Le silence enveloppe les vastes bâtiments et la brise est tombée. Les visages disent la mort qui vient, inéluctable. Le vieux monsieur est allongé sur son lit dur et austère de soldat prussien. Le Führer est introduit auprès de l’agonisant par Oskar von Hindenburg.

— Père, voici le Chancelier, répète le fils du maréchal.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

Hindenburg ouvrant les yeux reconnaît dans la personne du Chancelier, Hitler. « Probablement, écrit Papen, il avait cru jusqu’à ce moment-là, que le chancelier arrivé de Berlin, s’appelait von Papen. » Mais peu importe au Führer l’humiliante méprise. Hindenburg va mourir et rien ne pourra empêcher que le nouveau président du Reich soit le Führer.


Le 2 août des salves d’artillerie, tirées régulièrement annoncent que vient de s’éteindre, à 9 heures du matin, le combattant de Sadowa et de Sedan. Ce vieux Prussien qui avait assisté, dans la galerie des Glaces à Versailles, à la proclamation de l’Empire d’Allemagne, le Maréchal Hindenburg, Président du Reich. Papen se rend immédiatement à Neudeck et, laissé seul dans la chambre mortuaire, il se recueille devant le vieux maréchal qui « reposait sur un lit de camp Spartiate, les mains jointes sur une bible, le visage empreint de la sagesse, de la bonté, de la résolution que j’avais tant vénérées. »


Quelques heures à peine après l’annonce de la mort alors que déjà s’organisent au mémorial de Tannenberg les funérailles, que le nazisme va ainsi utiliser la mort du Président pour mettre en scène l’une de ces cérémonies de masse, impressionnantes, où les foules communient et abdiquent leur autonomie, la loi accordant au Führer les prérogatives du Président est promulguée. Et quand Papen apporte au Führer la lettre de Hindenburg qui fait figure de testament du vieux Président, Hitler déclare : « Notre regretté Président m’a destiné cette lettre à moi personnellement. Je déciderai plus tard, si, et à quel moment je puis autoriser sa publication ». Papen ne peut que supplier, plaider pour une publication immédiate, puis finalement s’incliner. Que pourrait-il faire d’ailleurs ? Le président Hindenburg est mort à 9 heures le 2 août ; la loi faisant de Hitler son successeur a été, en fait adoptée dès le 1er août au soir et à 9 h 30 la Reichswehr a prêté serment au nouveau chef de l’État.


Ainsi le scénario peut-être réglé sur le croiseur Deutschland, dans les brumes de la Baltique, a-t-il été respecté : Roehm est mort et Hindenburg mort Hitler remplace le Président du Reich. Les journaux du soir paraissent encadrés de noir. Ils donnent les états de service du Maréchal défunt et souvent ils répètent le premier vers du beau chant du souvenir de l’armée allemande :


« Ich hatt’einen Kameraden ! »

Les officiers publient des études sur le passé héroïque de leur chef disparu et, en même temps, les journaux communiquent le texte du nouveau serment que le général von Blomberg impose à tous les membres de la Reichswehr.

« Je fais, devant Dieu, le serment sacré d’obéissance absolue au chef du Reich et peuple allemand, Adolf Hitler, chef suprême de la Wehrmacht. Je jure de me conduire en brave soldat et d’être toujours prêt à sacrifier ma vie plutôt que de rompre ce serment »


Ce même 2 août dans toutes les unités, les officiers et les soldats ont commencé de prêter serment. Tendant le bras, la main ouverte, ils jurent, leurs officiers d’abord, puis par groupes, la fidélité au Führer. Les cours de casernes retentissent du claquement des talons des soldats, des phrases solennelles répétées avec la voix sonore des commandements militaires.

Les jeunes soldats impressionnés, la gorge serrée, mêlent leurs mains au-dessus des étendards. Pour eux, pour beaucoup d’officiers qui ont grandi dans la conviction que la parole donnée est intangible, ce serment est un lien qu’ils ne sauront jamais briser. Ou derrière lequel ils s’abriteront pour continuer d’obéir aveuglément.


Ainsi Hitler a-t-il gagné le deuxième round comme il le prédisait à Rauschning et quand, le 2 août au soir, il reçoit le télégramme de Blomberg lui annonçant que « les officiers, sous-officiers, et soldats de toute la Wehrmacht ont solennellement prêté serment au Führer et chancelier du Reich, devenu chef suprême de la Wehrmacht » il sait qu’il l’a définitivement emporté. Qu’il a eu raison, dans cette nuit rhénane, de décider, seul, de s’envoler pour Munich, qu’il a eu raison de frapper, revolver au poing, contre la porte de Roehm et de laisser abattre ses vieux camarades.

Il ne lui reste plus qu’à présider les obsèques de Hindenburg, qu’à marcher derrière le cercueil du vieux soldat sur lequel s’inclinent les centaines de drapeaux et de bannières de tous les régiments du Reich, qu’à proclamer dans une langue prophétique que Hindenburg va entrer au « Walhalla », qu’à organiser le plébiscite pour faire approuver par 88 % des Allemands, le 19 août, la loi – déjà en vigueur ! – qui fait de lui le chef de l’État. Le 20 août, il peut enfin adresser au général Blomberg une lettre de remerciements. L’armée a tenu parole en lui prêtant serment. Elle n’a pas affaire à un ingrat.

« De même que les officiers et soldats, écrit Hitler, se sont engagés vis-à-vis du nouvel État représenté par moi, je considérerai toujours comme mon devoir le plus sacré de défendre l’existence et l’intangibilité de la Wehrmacht et, pour exécuter le testament de feu le maréchal et rester fidèle à ma propre volonté, d’ancrer solidement l’armée dans son rôle unique d’organisme militaire de la Nation. »


Le Führer peut alors savourer son triomphe et c’est à Nuremberg, le 4 septembre, qu’a lieu sa célébration. Les morts, les assassinés de la Nuit des longs couteaux sont bien oubliés. Au Luitpold Hall de Nuremberg, dans l’immense salle décorée de milliers de drapeaux à croix gammée, Hitler avance dans l’allée centrale ; les musiques jouent le Badeniveilermarsch, les mains se dressent pour le salut nazi, les cris montent : Heil Hitler ! Heil Hitler ! Sieg Heil ! Le Fhrer marche lentement vers l’estrade ; qui se souvient de cette aube grise de Munich-Oberwiesenfeld, des forêts traversées pour gagner Bad Wiessee ? Adolf Wagner peut-être, dans le bureau de qui, le samedi matin 30 juin 1934, Hitler avait insulté, bousculé, envoyé à la mort Schneidhuber ? Mais Wagner est ici, aux côtés de Hitler. C’est lui qui lit la proclamation qui ouvre le Congrès du Parti nazi :

« La forme de vie allemande est définitivement fixée pour les mille ans à venir. L’âge des nerfs du XIXeme siècle s’est clos avec nous. Il n’y aura pas d’autre révolution en Allemagne pendant les mille ans à venir. »

Et, pour la première fois, le haut commandement de la Reichswehr, les États-majors des grandes unités sont là, présents, aux côtés du Führer, à ce Congrès du Parti. Dizaines et dizaines d’officiers de tradition, raides dans leurs uniformes, impassibles, assistant au Congrès du Parti, à la journée qui, au sein de ce congrès est consacrée à une revue et à des exercices militaires ; l’armée officiellement liée au Parti. L’armée qui croit, après la Nuit des longs couteaux, avoir gagné la première place dans le IIIeme Reich, le Reich millénaire de Adolf Hitler. Dans Nuremberg pavoisée, les officiers supérieurs regagnent leurs hôtels ou les casernes où certains d’entre eux sont hébergés. Le soir alors que retentissent dans les rues les chants de jeunesses hitlériennes, ils boivent à l’Allemagne éternelle et à la nouvelle Wehrmacht qui, dans le nouveau Reich, comme jadis, l’armée de Prusse, reste l’âme inaltérable de la patrie.


CES MEMES HOMMES, UNE AUTRE NUIT.

30 juin 1934. 20 juillet 1944.

Autre temps, autre nuit, dix ans à peine. Aux corps de Roehm, de Schleicher, de l’innocent critique musical de Munich, Wilhelm Eduard Schmidt, tant d’autres corps, des millions, se sont ajoutés ! La Gestapo et les S.S. ne remettent plus les cendres de leurs victimes aux familles. Elles s’envolent dans le ciel bas de Dachau, de Buchenwald ou d’Auschwitz. Autre temps, autre nuit : Hitler, depuis son quartier général, la Wolfsschanze, sa tanière de loup, Hitler parle à la nation allemande :

« Je m’adresse aujourd’hui à vous, d’abord pour que vous entendiez ma voix et sachiez que je suis indemne et en bonne santé, ensuite pour vous apprendre le crime le plus monstrueux de l’histoire allemande. Une petite clique d’officiers ambitieux, aussi irresponsables que stupides, a formé un complot pour m’éliminer, moi et le haut commandement des forces armées. La bombe placée par le comte von Stauffenberg a explosé à deux mètres de moi... Je n’ai reçu que quelques égratignures, contusions et blessures. Je considère cela comme une confirmation de la tâche que m’a confiée la Providence... Cette fois, nous allons leur régler leur compte de la façon qui nous est coutumière, à nous nationaux-socialistes ! »


Et c’est une nouvelle Nuit des longs couteaux : dans le Reich en ruine, on traque et on tue. 4980 personnes au moins sont exécutées. Des milliers sont envoyées dans les camps de concentration. S.S., Gestapo, S.D., ces forces qui avaient surgi dans la nuit du 30 juin 1934, elles sont toujours là, cent fois plus puissantes, nourries de l’expérience de tant de crimes. Et leurs victimes ce 20 juillet, ce sont les officiers qui avaient cru vaincre le 30 juin 1934.

Voici le maréchal du Reich Erwin von Witzleben. Il avait, dans la nuit du 2 au 3 juillet 1934 célébré la victoire de la Reichswehr sur les S.A. et regretté de ne pas avoir participé à l’action. Maintenant il est dans le box des accusés. Il n’a même pas droit à une ceinture pour retenir son pantalon. Et le juge du Parti, Freisler, lui crie : « Ne tiraillez donc pas sans cesse votre pantalon, Witzleben. C’est dégoûtant. Ne pouvez-vous pas le tenir ? »

Witzleben, Hoepner, Stieff, Hagen, Hase, Bernardis, Klausing, York von Wartenburg, tous officiers de la Wehrmacht, généraux, commandants en chef ou lieutenants, tous promis au bourreau, au supplice. Pendus avec une corde à piano qui serre lentement, tue en sept ou douze minutes parce que le supplicié est étranglé comme au garrot. Et les opérateurs sont là qui filment sur l’ordre du Führer cette interminable agonie. Un drap noir dissimule les visages, mais on a laissé les jambes visibles pour que les spectateurs puissent assister aux soubresauts des victimes. Tous officiers de la Reichswehr.

Ces mêmes hommes qui avaient laissé, un 30 juin 1934, assassiner d’autres hommes, Schleicher, Bredow, Klausener, qui avaient prêté serment à Hitler et qui, révoltés d’une autre nuit, dix ans plus tard, alors que gisaient sur toutes les terres d’Europe des millions de victimes, connaissaient à leur tour la mort « de la façon qui nous est coutumière, à nous nationaux-socialistes » avait dit le Führer.

Ils avaient cru, dans cette Nuit des longs couteaux, gagner la partie, comme d’autres – les Papen, les Hindenburg – avaient cru la gagner le 30 janvier 1933 oubliant que le nazisme ne pouvait se tenir à bout de bras comme un épervier docile et aveuglé, qui une fois lâché et accomplie sa chasse, sa nuit de meurtres, revient se poser sur le poing. Ils n’avaient pas compris que le nazisme, nourri de tous les ferments anciens, puisant sa force destructrice dans les mythologies violentes, cherchant et utilisant dans chaque homme la zone sombre où se terrent les instincts refoulés, que le nazisme, cet ordre nouveau, avec ses emblèmes, ses cris, ses parades, ses tueurs, était la barbarie surgie du passé millénaire et décuplée par les inventions du siècle. Et que la barbarie n’a d’autre fin qu’elle-même.


Paris-Nice 1969-1970

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