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SAMEDI 30 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen. 1 heure 15

(du dimanche 10 juin au samedi 16 juin 1934)


VERS BONN

Samedi 30 juin 1 heure 15. Les voitures se sont rangées devant le perron de l’hôtel Dreesen. Hitler et Goebbels montent côte à côte dans la première des Mercedes, à l’arrière ; Brückner s’installe à l’avant, à côté du chauffeur. La voiture du Chancelier démarre aussitôt. L’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze, le chef du service de presse de Hitler, Otto Dietrich, d’autres chefs nazis se répartissent au hasard dans les voitures noires qui s’ébranlent. Direction : l’aéroport de Bonn-Hangelar. La route après quelques courbes larges au milieu des vignes qu’on aperçoit basses, trapues, dans la lueur des phares, est une longue ligne droite dans la plaine alluviale. Les lourdes voitures s’y lancent, laissant les dernières villas de Bad Godesberg, abordant déjà la légère déclivité qui annonce Hochkreuz, faisant parfois jaillir des gerbes d’eau, flaques demeurées sur la route depuis la grosse averse tombée il y a quelques heures, alors que rien encore n’était définitif, que le choix de Hitler n’avait pas encore donné la liberté d’agir à Himmler, à Heydrich, à Goering.


A cette heure, alors que Hitler roule vers Bonn, Goering a déjà reçu la nouvelle de la décision du Führer. La Gestapo l’a prévenu immédiatement Dans son palais présidentiel, entouré de cordons de police depuis le début de l’après-midi du 29 juin, protégé par des nids de mitrailleuses, Hermann Goering se sent à l’abri Dans une pièce faiblement éclairée du palais, le conseiller Arthur Nebe, haut fonctionnaire de la police criminelle, sommeille ; depuis 14 heures, Goering lui a confié la tâche de veiller sur sa personne. Dans l’après-midi, il a exercé une filature de protection, suivant Goering et sa femme Emmy qui, très simplement, innocemment, sont allés faire des achats – de luxe comme à l’habitude – dans un des grands magasins de la Leipzigerstrasse. Curieuse mission pour Nebe que son rang n’appelle ni à des filatures, ni à des fonctions de garde du corps : mais tel est le nouveau régime. Maintenant Nebe somnole, entendant les sonneries ininterrompues du standard téléphonique du ministère, les pas des courriers, les ordres qui commencent à retentir dans le grand hall du palais présidentiel de Hermann Goering.


KARINHALL

Ce bâtiment lourd, pompeux, Goering a essayé de le rendre fastueux, selon ses habitudes de mégalomane qui partout laisse la marque de sa démesure. Nebe avait été chargé le dimanche 10 juin d’assurer la protection de Karinhall, lors de la pendaison de la crémaillère. Dans la propriété baroque où s’entassent les toiles de maîtres, les dépouilles de chasse, les portraits de Frédéric le Grand et de Napoléon, Goering avait réuni une quarantaine de personnes : hauts dignitaires du régime et diplomates.

Parmi eux, visitant la chambre des cartes, la chambre d’or, la chambre d’argent, la bibliothèque, la salle de cinéma, le gymnase, Sir Eric Phipps, ambassadeur du Royaume-Uni, observe de son regard ironique de Britannique, membre de l’Establishment, le gros Hermann Goering, ministre-président, qui change de costume plusieurs fois au cours de la soirée. Tour à tour vêtu « d’une tenue d’aviateur en caoutchouc, chaussé de ses bottes à retroussis, un large couteau de chasse à la ceinture », puis apparaissant en tenue de tennis, cherchant à réaliser sous les yeux de ses invités l’accouplement d’un bison et d’une vache. « Le bison, raconte Phipps, quitta sa stalle avec la plus grande répugnance et, après avoir considéré la vache d’un air empreint de tristesse, il essaya de faire demi-tour ». Pour finir Goering fait visiter le caveau qu’il destine au cercueil de sa première femme, Karin.

Arthur Nebe avait été témoin de ces fastes démesurés. Le bruit et les allées et venues dans le ministère achèvent de le réveiller. Ils lui confirment l’impression que la nuit qui commence est lourde d’événements, la nuit que son ami H.B. Gisevius et lui ont prévue. Nebe a promis d’appeler Gisevius au téléphone – c’est un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur de la police d’Etat – si « quelque chose » intervenait dans la nuit. Les deux jeunes fonctionnaires de la police sont en effet réticents à l’égard du nazisme et placés comme ils le sont, là où arrivent les informations, ils « sentent » depuis des semaines monter la tension entre les clans : l’explication avec les S.A. de Roehm leur semble inéluctable. Ils attendent, ils observent : les rapports de police qu’ils examinent au ministère et qui leur parviennent de toutes les villes d’Allemagne montrent, jour après jour, que les hommes, les groupes ne se tolèrent plus.


Le dimanche 10 juin à Halle, dans le coeur de la ville, près de l’université, on inaugure le musée de la Révolution nationale-socialiste. Des anciens combattants appartenant à l’organisation nationaliste du Stahlhelm (les Casques d’acier) se présentent en groupes à l’entrée du bâtiment. Sur les marches, des S.A. sont là, sur deux rangs, agressifs. Ils interdisent l’entrée du musée à tous ceux qui portent un autre insigne que celui du Parti. Les anciens combattants protestent, certains sont en chemise brune, mais les S.A. sont formels : le préfet de police de Halle a pris un arrêté : un autre insigne que celui du Parti « serait une insulte à un mouvement dont ce musée rappelait les gloires et auquel ils n’avaient pas voulu participer ». Comme des membres des Casques d’acier essaient de pousser les S.A., de franchir leur barrage, une bagarre éclate, courte, mais dure. Les Casques d’acier sont repoussés : qu’ils enlèvent leurs insignes et ils passeront. Les protestations des anciens combattants de Halle arrivent à Berlin le lundi 11 juin, mais ce même jour un incident encore plus grave a lieu.


Magdebourg est une ville austère, prussienne avec sa citadelle aux pierres luisantes et verdâtres serrée entre les bras de l’Elbe. La Reichswehr est ici chez elle et la ville est le siège du commandement du IVeme corps d’armée. Le lundi 11 juin, les membres du Stahlhelm se sont rassemblés pour accueillir leur ancien président aujourd’hui ministre du Travail du Reich.


Seldte s’est rallié à Hitler, Seldte a poussé son organisation vers le nazisme. Mais Seldte et les Casques d’acier, à Magdebourg comme à Halle, ne sont pas en faveur auprès des membres de la Sturmabteilung : à entendre les S.A., ces hommes n’ont rien fait pour la conquête du pouvoir et ils ont simplement couru vers le camp vainqueur. Quand le ministre Seldte arrive à Magdebourg, seuls les Casques d’acier et des représentants de la Reichswehr sont là pour l’accueillir. Dans la salle, près du Domplatz, alors qu’il s’apprête à prendre la parole, des S.A. interviennent ; il est bousculé, arrêté. Les hommes de la S.A. entrent dans la salle, dispersent la réunion, Seldte est entraîné, maintenu quelques heures sous surveillance par la Sturmabteilung. Des témoins appartenant à la Reichswehr et aux Casques d’acier ont essayé en vain de s’interposer, puis ils ont tenté de prendre contact avec le préfet de police, qui est aussi le général de la Sturmabteilung, Schragmuller. Le général-préfet est introuvable. Avec des sourires ironiques, son État-major répond qu’il est en tournée d’inspection ; quand les témoins insistent, racontent l’incident, criant presque que Seldte est ministre du Reich, on leur déclare tout ignorer de l’affaire. Dans son commentaire, le général Schragmuller se contentera de déclarer que Seldte n’avait pas été reconnu, qu’une enquête était ouverte.


A Berlin, au ministère de l’Intérieur, Nebe, Gisevius et tous ceux qui prennent connaissance de tels commentaires et de tels événements ne peuvent que conclure à la complicité bienveillante du préfet S.A. et à sa volonté de ne pas rechercher les coupables. Pourtant, ce même lundi 11 juin, le journaliste Erich Seipert, qui passe pour bien informé et dont les articles reflètent l’opinion du gouvernement du Reich, fait paraître un article intitulé « Sturmabteilung et désarmement », qui laisse entendre que les relations entre la S.A., la Reichswehr, le Parti, sont excellentes et que cela annonce une période de paix pour l’Allemagne. Manifestement dans les milieux proches de Hitler on essaye de rassurer l’opinion, peut-être même veut-on faire comprendre aux différents clans que le Führer reste partisan d’un accord entre tous ceux qui l’ont soutenu.

Rien d’étonnant donc si le mardi 12 juin aucun des journaux allemands ne fait mention des incidents de Halle ou de Magdebourg. Mieux, ce mardi une rencontre qui n’est connue que de quelques personnes marque que rien n’est encore tranché.


ROEHM ET GOEBBELS

C’est au début de la matinée que le propriétaire de la brasser Nürnberger Bratwurstglökl am Dom, située au n° 9 de la Frauenplatz à Munich, reçoit un visiteur qui lui demande de réserver une salle particulière pour la soirée, deux personnalités importantes devant s’y rencontrer. Le propriétaire comprend immédiatement qu’il s’agit de membres du Parti et il confirme qu’on peut compter sur la salle et sur son absolue discrétion.


La brasserie Bratwurstglöckl est bien connue à Munich : ses saucisses grillées sont célèbres dans toute la ville. Placée sur cette admirable Frauenplatz où convergent quatre rues, elle fait face à l’un des côtés de l’église Notre-Dame, la Frauenkirche, dont la raide grandeur, l’austère dessin sont un peu corrigés par la rougeur des briques et le blanc du marbre des pierres tombales insérées dans la façade. C’est un îlot du vieux Munich : la Frauenkirche a été construite au XVeme siècle.


Au soir du mardi 12 juin, deux voitures, à quelques minutes d’intervalle, s’arrêtent dans l’ombre de l’église et stationnent au coin de la Filserstrasse, là où la rue marque, débouchant sur la place, un décrochement. De chaque voiture un homme est descendu et seul il a gagné la brasserie. Deux hommes en civil, l’un portant un large chapeau, l’autre tête nue ; l’un gros, vêtu sans élégance, la démarche lourde, l’autre boitillant, fluet. Dans le brouhaha de la salle enfumée où des chants d’après boire sont repris en choeur par l’assistance, cependant que le martèlement de dizaines de grosses chopes sur les tables de bois rythme les refrains, les deux hommes sont passés inaperçus. Un maître d’hôtel qui les attendait tout au fond, les a guidés vers la salle retenue que ferme une lourde porte : les bruits ne parviennent qu’assourdis. Le maître d’hôtel, quand les deux hommes se rejoignent qu’ils se serrent la main, ne peut que reconnaître Ernst Roehm et Joseph Goebbels, qui, seuls, assis en face l’un de l’autre dans cette brasserie munichoise, buvant de la bière, vont parler longuement. Avant d’entrer pour apporter les commandes, le maître d’hôtel frappe et attend un long moment. La discrétion est de règle. La Gestapo pourtant qui suit Roehm à la trace et qui piste aussi toutes les personnalités importantes du régime a pu faire un rapport. Pour Heydrich, Himmler et Goering, la nouvelle est grave, de celles qu’il faut soupeser, évaluer, pour en tirer les conséquences : Goebbels agit-il de son propre chef, choisissant le camp de Roehm, retrouvant son passé de nazi de « gauche », prompt à la démagogie, ou bien se contente-t-il à sa manière prudente et habile de flairer le terrain avant de prendre son parti, ou bien encore est-il l’envoyé de Hitler, le Führer ne voulant pas perdre le contact avec Roehm, Hitler n’ayant pas, lui non plus, encore choisi définitivement de quel côté il va pencher ; répression, liquidation comme le veulent la Gestapo, la S.S. et la Reichswehr ou bien compromis ?


Or, dans la soirée du mercredi 13 juin le S.D. et la Gestapo font parvenir au 8, Prinz-Albrecht-Strasse une nouvelle information qui semble prouver que Goebbels a agi pour le compte de Hitler : ce qui, pour tous les adversaires de la Sturmabteilung est l’hypothèse la plus grave. L’information est inattendue, spectaculaire même : le Führer a rencontré dans l’après-midi Gregor Strasser. L’ancien pharmacien bavarois, l’ancien chef de la propagande du Parti nazi, celui qui a dirigé la fraction nazie au Landtag de Bavière puis au Reichstag, n’exerce pas, depuis plus de deux ans, de fonctions officielles. Mais il reste un homme dont le nom peut résonner dans le Parti et Adolf Hitler le sait. Peut-être aussi se souvient-il de ce jour où, protestant contre la détention de Hitler dans la forteresse de Landsberg, Gregor Strasser s’était écrié : « L’emprisonnement de ce juste est un stigmate d’infamie pour la Bavière. ». Le visage large, le crâne rasé, le puissant Gregor Strasser, même passif, est encore une ombre trop grande pour Hitler. Heydrich et Goering le savent bien qui ont inscrit leur ancien camarade sur leurs listes. Mais le Chancelier Hitler semble, face à Strasser, encore disposé à la conciliation. Les agents de la Gestapo rapportent que Strasser a obtenu à nouveau le droit de porter son insigne d’honneur du Parti où est gravé le n° 9. Certains informateurs affirment que Hitler aurait proposé à Strasser le ministère de l’Economie nationale, mais Strasser, sûr – comme Roehm – de sa position, aurait demandé l’élimination de Goering et de Goebbels.


Et de qui d’autre encore ? Au siège de la Gestapo, dans le palais présidentiel de Goering, c’est le silence. Les nouvelles sont là, brutales. Les « conjurés » mesurent le prix qu’il leur faudrait payer un retournement de Hitler. Peut-être aussi Roehm a-t-il fait établir des listes, peut-être les équipes de tueurs S.A. sont-elles prêtes, réellement, comme déjà s’entraînent les S.S. du commandant de Dachau, l’Oberführer Eicke. Quand un piège est monté il doit s’abattre, saisir l’adversaire, l’écraser, sinon la vengeance vient et le piège se retourne. Plus que jamais, alors qu’il leur semble que Hitler hésite, le Reichsführer Himmler, Heydrich et Goering sont décidés à agir, à faire pression sur le Führer. Mais Hitler n’est plus à Berlin.


LES CONSEILS DU DUCE

Le jeudi 14 juin c’est, sur le terrain d’aviation de Munich Oberwiesenfeld, une succession d’ordres, de précautions. A 8 h 10, le Führer est arrivé dans sa Mercedes noire. Peu après, descendent d’autres voitures officielles Brückner, Otto Dietrich, Schaub, Hoffmann puis des fonctionnaires de la Wilhelmstrasse. On reconnaît Neurath, le Ministerialrat Thomson, le Legationsrat von Kotze et l’Oberführer directeur du service de presse de Bavière. Hitler plaisante, serre familièrement la main de Bauer son pilote, puis se dirige vers son avion personnel dont les moteurs viennent d’être arrêtés, après un essai. On peut lire sur le haut de la carlingue le nom de l’avion, Immelmann, et sur le fuselage gris le numéro d’immatriculation, 2 600. Ceux qui connaissent bien le Führer décèlent chez lui, malgré sa bonne humeur, des signes de nervosité, un geste fréquent de main vers les cheveux, une démarche saccadée. Il garde son chapeau, à la main et, serré dans un imperméable beige, légèrement voûté, il ressemble à un petit et médiocre fonctionnaire allemand. Pourtant cet homme qui monte l’échelle de fer, que saluent les officiels va rencontrer le chef du gouvernement dont le monde et l’Europe parlent le plus, un homme aux apparences vigoureuses, à la tête rasée, au ton déclamatoire : le Duce Benito Mussolini. Par bien des aspects il a servi de modèle à Hitler et le Chancelier se souvient sans doute de ce jour de 1923 – avant le putsch de novembre, à Munich, imitation de la Marche sur Rome de 1922 – où agitateur politique presque inconnu, il sollicitait du Duce une photo dédicacée que, hautain, Mussolini, refusa d’envoyer. Aujourd’hui, Hitler doit rencontrer Mussolini à Venise.


A 8 h 20 l’avion de Hitler décolle suivi par un deuxième appareil piloté par Schnäbele et qui emporte les différents experts allemands. La discussion, la première entre les deux dictateurs depuis la prise du pouvoir de Hitler, peut être capitale : on doit évoquer l’avenir de l’Autriche, passer en revue les problèmes posés par les rapports entre les deux partis. Surtout, dans les couloirs de la Wilhelmstrasse des réunions discrètes ont eu lieu : des émissaires envoyés par le vice-chancelier Papen, d’autres agissant pour le compte de Goering ont expliqué que le Duce avec sa grande autorité pouvait conseiller au Führer d’en finir avec l’anarchie au sein de son parti. Des envoyés spéciaux ont gagné l’ambassade allemande à Rome ; là, les diplomates ont écouté, demandé des rendez-vous, vu leurs collègues italiens sûrs et surtout les membres du cabinet du Duce – ils ont à mots couverts parlé de Roehm, des violences des S.A. : Hitler écouterait sûrement un conseil du Duce – Rien n’a été dit précisément mais les Allemands se sont fait comprendre, maintenant il faut attendre. Le Duce parlera-t-il et le Führer écoutera-t-il ?

Les deux avions s’élèvent lentement Immédiatement on distingue les sommets des Alpes et, fichées au fond des vallées, les petites plaques brillantes des lacs glaciaires. Au bord de l’un d’eux, le Tegernsee qu’on ne peut voir car l’avion a viré sur l’aile vers l’est, la ville de Bad Wiessee où vient d’arriver le chef d’État-major , le capitaine Roehm. Peu à peu, le ciel, d’abord légèrement nuageux, se découvre et, au-delà du Brenner on aperçoit Brixen, les Dolomites. Hitler, comme il a souvent l’habitude de le faire, s’asseoit près du pilote. Il aime l’avion ; ses campagnes électorales ils les a couvertes, allant de ville en ville, dans son avion personnel. Maintenant ses visites d’inspection, il les réalise avec le même moyen, sautant ainsi en quelques heures d’une région à l’autre. Le pilote montre à Hitler le massif blanchâtre de la Marmelata, sorte de château fort naturel, puis les Alpes vénitiennes et bientôt long et sinueux ruban couché dans les teintes sombres, le Pô. Les avions allemands font deux fois le tour des lagunes, descendant chaque fois un peu plus. Des points scintillants apparaissent dans le ciel : ce sont les escadrilles italiennes qui viennent à la rencontre du Führer. Bientôt les avions survolent Murano et le Lido. A 10 heures, ils se posent sur l’aéroport de San Nicolo.


C’est le soleil d’ahord. Puis la foule des officiels italiens, puis Mussolini en grand uniforme, les diplomates, les Squadre fascistes. Le petit groupe des Allemands fait piètre figure. Hitler dans ses vêtements mal coupés paraît encore plus tassé, plus emprunté. Il marche vers Mussolini, lui serre la main avec respect. Le Duce, la poitrine bombée, condescendant, souriant, montre Venise, ruisselante de lumière, Venise dans sa beauté éclatante et séculaire et qu’un printemps léger paraît rendre encore plus étrangère au temps. L’ambassadeur d’Allemagne, von Hassel, salue le Führer, il est de ceux qui ont fait comprendre au Duce qu’il fallait inciter Hitler à remettre de l’ordre dans les rangs tumultueux de la Sturmabteilung.

Bientôt Mussolini et Hitler embarquent dans un bateau à moteur escorté d’une flottille, et les embarcations, au milieu des hululements des sirènes, des cris de la foule, s’engagent dans la lagune ; des torpilleurs où les uniformes des marins tracent des lignes blanches rendent les honneurs aux deux chefs de gouvernement. Puis c’est l’eau noirâtre du Grand Canal, les gondoles fleuries, le Palais des Doges, le Grand Hôtel où va descendre le Führer, la villa Pisani Di Stra où Hitler et Mussolini se retrouvent pour une longue conversation en tête à tête de deux heures. Le Duce a-t-il parlé de Roehm ? Les diplomates italiens observent le Führer : « Physiquement il a l’aspect très boche, mais quelque chose dans les yeux qui exprime la profondeur de pensée », note le baron Aloisi.


Le soir de cette première visite de Hitler à l’étranger, un grand concert est donné au Palais des Doges « Décor et lustres merveilleux, raconte un diplomate, mais organisation médiocre. De plus, la foule a acclamé le Duce durant tout le concert ce qui produisait une violente cacophonie. La popularité du Duce est immence ». Le Führer, avec un sourire crispé, regarde ces démonstrations désordonnées où l’on semble l’ignorer. Vendredi 15 juin, foules délirantes autour du Führer et du Duce, 70 000 personnes sur la place San Marco, bal à l’Excelsior en l’honneur du chancelier allemand. Samedi 16 juin, au matin, c’est le départ. Le hangar où le Immelmann du Führer est rangé, est décoré aux couleurs italiennes et allemandes, la croix gammée et les faisceaux fascistes s’entremêlent les fanfares jouent puis à 7 h 50, c’est le décollage et deux heures plus tard, les deux avions allemands atterrissent sur l’aéroport de Munich-Oberwiesenfeld. Ici aussi des fanfares, le Deutschland über alles et comme à l’habitude la Badenweilermarsch, la marche préférée de Hitler.

Le Führer semble fatigué, nerveux, un peu déçu : les cris allaient vers le Duce, seigneur tout-puissant d’un pays en ordre. Lui, il n’est apparu que comme un comparse, encore mal assuré. Les conseils de Mussolini – car le Duce a parlé – l’ont irrité. Maintenant, cependant que la voiture roule vers Munich sur la large route au milieu des prés, Hitler sait qu’il retrouve avec l’Allemagne toutes les questions en suspens. Et il sait aussi qu’on le guette.


A Berlin, Heydrich communique déjà à Goering que le Duce a effectivement dit au Führer qu’il lui fallait rétablir l’ordre sur tout le parti, sur les S.A. Le Duce a évoqué son exemple personnel, les années 24. Alors il a su faire plier les anciens squadristi. L’ordre dans un Etat totalitaire est nécessaire, l’ordre et l’obéissance de tous au Chef. Comment Hitler a-t-il reçu cette nouvelle pression ?


Dans à peine deux semaines les S.A. vont partir pour leur long congé d’un mois. Il faudrait frapper avant Hitler se décidera-t-il à temps ?

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