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SAMEDI 30 JUIN 1934


Aéroport de Bonn-Hangelar : 1 heure 45

(du lundi 18 juin au jeudi 21 juin 1934)


L’AÉROPORT DE BONN-HANGELAR

Samedi 30 juin. 1 h. 45. L’aéroport de Hangelar est signalé par de vastes panneaux avertissant les automobilistes de ne pas avoir à stationner sur les remblais. Les voitures, depuis quelques minutes, ont ralenti et suivent la route qui, venant de Bonn longe le terrain jusqu’à la large entrée qu’encadrent deux bâtiments de bois. Les pistes balisées de lampes jaunes se perdent vers le nord et quand les voitures arrivent devant le poste de garde on aperçoit, immobilisé, le trimoteur Junker du Führer, pris dans les projecteurs, l’équipage et les mécaniciens formant un groupe sur le terrain au-dessous des moteurs. Il y a de nombreux officiers que Hitler ne salue que d’un geste distrait, parlant avec Goebbels puis d’un pas rapide se dirigeant vers l’avion cependant que le pilote, vêtu d’un blouson à col de fourrure, s’avance vers son passager. Il fait les honneurs de l’appareil montrant le ciel légèrement brumeux, mais Hitler ne lui prête qu’une attention distraite et déjà il marche vers la carlingue à grandes enjambées, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau de cuir, le dos voûté.

Il faut faire vite. Il est un moment, quand la décision a été prise, où l’attente de sa conséquence devient insupportable et surtout quand, durant des semaines, le choix est resté suspendu, qui séparent la décision d’agir de l’acte et ce qui avait été longue hésitation devient fébrilité, rage d’intervenir. Hitler est, alors qu’il monte l’étroite échelle de fer, sans doute porté par de tels sentiments ; il a peur aussi qu’il ne soit trop tard. Peur de s’être laissé prendre de vitesse par l’une de ces conjurations qu’on lui signalait depuis des mois et que semblaient rythmer les communiqués de Roehm, le départ de François-Poncet ou le discours de Marburg.


DES PREUVES ?

II y a eu aussi ce rapport Daluege, transmis par Goering le lundi 18 juin dans lequel le général S.S. a rassemblé toutes les preuves de la culpabilité des chefs S.A., de leur volonté de s’emparer du pouvoir. À vrai dire, les preuves sont ténues, mais le rapport contient les doubles des lettres qu’ils échangent, l’enregistrement des écoutes téléphoniques qui révèlent la teneur de leurs conversations : les chefs S.A. ne disent rien de précis, mais ils se moquent du Führer, des ministres. Ils manient la lourde ironie roturière et cela Hitler ne le pardonne pas. Alors que chaque jour davantage l’humilité de façade et la flagornerie entourent le Führer, ces mots irrespectueux, grossiers, le blessent. De tels hommes – les Ernst, les Heines – qui lui doivent tout, qui ont accédé aux plus hautes charges, osent pourtant multiplier les critiques ; ils continuent de vouloir davantage. Comment avec un tel état d’esprit ne seraient-ils pas capables de participer aux complots de leurs ambitions et de leurs appétits ? Hitler, le rapport Daluege en main, écoute Goering, Himmler, Heydrich. Mais il y a plus grave que l’atteinte à l’orgueil du Führer : le rapport indique que les Obergruppen-führer Ernst et Heines ont, à plusieurs reprises, fait allusion à leur rôle lors de l’incendie du Reichstag. Ils bavardent, entre deux beuveries, ils multiplient les sous-entendus, ils se conduisent comme des complices sans talent et subalternes qui dans un gang s’imaginent avoir des droits sur le chef parce qu’ils ont participé à l’un de ses coups hasardeux. La règle des gangs en de telles circonstances ne laisse aucune place à la pitié. D’autant plus que le Chancelier reçoit en fin de journée, ce lundi 18 juin, un rapport de Ribbentrop.


Le représentant personnel du Führer aux Affaires étrangères a rencontré à Paris, ce même lundi dans l’après-midi, le Président du Conseil français. Or, les informations qu’il câble à Berlin parce qu’elles s’ajoutent aux différents éléments contenus dans le dossier Daluege et aux indications fournies par Heydricb ou Himmler, sont graves. Ribbentrop signale que « dans son entretien avec le Président du Conseil français il a reçu confirmation de son impression que les milieux gouvernementaux français croyaient fermement à des difficultés économiques et internes en Allemagne et qu’on désirait à Paris, pour le moment, attendre les développements ultérieurs en Allemagne. En effet, l’attitude négative, rigide, du gouvernement français envers nous est fondée sur l’opinion française que des difficultés intérieures sérieuses étaient imminentes en Allemagne ».


Alors que des centaines d’exemplaires du discours de Papen à Marburg sont saisis, attestant la volonté des hommes proches du vice-chancelier d’engager une campagne ouverte contre le régime, alors que la Gestapo et le S.D. ne cessent de communiquer des indices – vrais ou faux – le rapport de Ribbentrop est un élément non négligeable : il est presque une preuve.


Le Führer pourtant ne prend toujours pas de décision ; les événements, les informations se succèdent à un tel rythme, jour après jour, qu’il semble ne pouvoir isoler ces quelques heures qui lui permettraient de se déterminer. Ceux qui ont choisi paraissent eux-mêmes bousculés, entraînés par les obligations quotidiennes, laissant à des hommes qui demeurent en retrait, Heydrich, Eicke, Sepp Dietrich, l’organisation du « nettoyage ». Hermann Goering qui est pourtant l’une des âmes du complot ne pense, semble-t-il, en ces jours de la mi-juin où la tension monte, qu’à tranférer le corps de sa première épouse Karin dans la crypte immense qu’il a fait aménager dans sa propriété.


KARIN.

Le mardi 19 juin, l’exhumation a lieu au cimetière de Lovöe. Le temps est beau, le ciel d’un bleu léger, il fait chaud de façon inattendue pour la Suède, même en juin. Il semble que le jour se soit installé pour ne plus être chassé par la nuit. Le cercueil où repose Karin est un long coffre de zinc brillant A 6 heures du matin, une cérémonie religieuse courte, mais émouvante se déroule en présence de quelques intimes.

Les représentants des trois partis nazis suédois sont là aussi, leurs étendards inclinés vers le sol. Peu à peu la masse des couronnes s’élargit, elles sont innombrables venant de toutes les régions d’Allemagne, de toutes les organisations du Parti, la plus grande de toutes porte la marque de Goering et l’inscription « A ma Karin ». Lentement le cercueil est placé dans un wagon spécial rattaché au train régulier qui rallie Berlin, puis le convoi s’ébranle emportant la dépouille de cette Suédoise qui avait voué sa vie à Hermann Goering et au nazisme. À Stockholm, la foule se presse sur le quai, les hommes, tête nue, saluent le bras tendu. Toutes les manoeuvres se font en silence, le wagon est placé sur le bac Drottning Viktoria où une garde rend les honneurs. La mer est calme, elle semble phosphorescente.


Goering a quitté Berlin et à 1 h 45, le mercredi 20 juin, il arrive à Sassnitz dans le port duquel le bac est déjà amarré. Le wagon est couvert de couronnes et quand Goering, après s’être incliné devant le cercueil, ressort du bac, le roulement sourd des tambours étouffés résonne, longue plainte qui annonce des cérémonies grandiloquentes. Car Goering n’a rien négligé. Ce transfert du corps de Karin doit être l’occasion pour lui et le régime d’ordonner une mise en scène païenne qui inaugurera les fêtes du solstice d’été et renouera avec les traditions germaniques. Pour cela Goering a convié les chefs nazis à Karinhall sauf un : Roehm. Ainsi, ce qui semblait ne devoir être que le premier service du culte de Karin devient aussi une manoeuvre politique : la rencontre des conjurés, comme dans une pièce de Shakespeare, autour du cercueil d’une femme.


Et pendant que le train spécial chargé de fleurs passe les gares de Bergen, Stralsund, Greifswald, Ducherow, Pasewalk, Prenzlau, que sur les quais, figés dans un garde-à-vous de marbre, les représentants des différents mouvements nazis inclinent leurs drapeaux et que roulent sombrement les tambours, la campagne de l’Allemagne du Nord, immobile et humide, respire dans le printemps. Ce paysage semble être le reflet de ces fastes dénués de sensibilité, mais où vibre une grandeur sauvage et démesurée : le ciel ici est très haut sur l’horizon, les landes sableuses paraissent s’étendre à l’infini seulement coupées parfois par une vague de collines ou interrompues par un bois de pins ou de hêtres, noirs sur le sable et le ciel argentés.


À 8 h 30, le fourgon arrive à Eberswald. Goering en grand uniforme est là, entouré de la comtesse Rosen Willamovitz Mollendorf, la soeur de Karin, d’officiers, de princes prussiens, du général de la police Wecke. Devant la gare, sur la petite place, des délégations de tous les mouvements nazis sont rangées, les bannières sont cravatées de crêpe, la musique joue la marche funèbre de Beethoven et dans des claquements de talon le prince August Wilhelm Hohenzollern, Gruppenführer S.A., le Gauleiter Oberpräsident Kube saluent Goering. C’est une grande parade qui commence : le cercueil est porté alternativement par 8 officiers de police, 8 chefs de l’organisation nationale de sport aérien, 8 gardes forestiers, hommes qui, tous, appartiennent à l’une ou l’autre des sections que dirige Hermann Goering. Le long de la route, la population silencieuse fait la haie. Les femmes s’inclinent, les hommes se découvrent : ils sont là, en tenue de travail, habillés de leurs vêtements de paysans, souvent noirs, regardant avec respect passer les « seigneurs ». Car ce cortège mis en scène par Goering est un des visages du régime qui veut rappeler les temps autoritaires et durs de l’épopée teutonique.


À la maison forestière de Döllkranz, le cercueil est posé sur une voiture tirée par 6 chevaux, des groupes de cavaliers appartenant à la police personnelle de Goering ouvrent et ferment le cortège qui avance au milieu des bois noirs. C’est bien toute une Allemagne seigneuriale qui essaie de renaître – ou de ne pas mourir – avec le nazisme ; le descendant des Hohenzollern marche aux côtés de Goering et la foule des paysans, silencieuse, soumise, regarde passer les maîtres.

Peu à peu, les ministres, les hauts dignitaires se sont joints au cortège. Voici Adolf Hitler qui apparaît, suivi de Brückner, de Sepp Dietrich, de Meissner qui représente Hindenburg. Les cors retentissent, les uniformes noirs, les hêtres et les pins noirs, les têtes de mort sur les uniformes, la marche funèbre du Crépuscule des dieux, les visages lourds, la crypte entourée de blocs immenses, menhirs germaniques, et le sable argent, tout cela compose un tableau où se greffent le nazisme et le passé, unis pour honorer une morte et annoncer des temps de violence. Les choeurs s’élèvent : on chante le Trutzlied de Luther, on chante le choral Prends-moi dans tes mains. Au-delà de la clairière, on aperçoit les eaux scintillantes du lac Wackersee et retentit le son des trompes de chasse qui jouent l’hallali. Autour de la crypte, dans les larges vasques, les flammes oscillent couchées par le vent. La voix du pasteur, le Dr Fendt, s’élève : « Et maintenant, Karin Goering, c’est la forêt allemande, c’est le lac allemand qui te saluent ; au-dessus de toi brillent les étoiles de notre patrie qui est devenue ta deuxième patrie. Tu l’as cherchée d’une âme ardente, tu as souffert pour elle aux côtés de ton époux, tu as lutté pour elle et tu t’es réjouie pour elle jusque dans la mort ».

Autour de la crypte, les hommes sont figés, la voix du pasteur résonne nette et dure.


« La splendeur de la terre allemande t’enveloppe désormais pour toujours et dans la grandiose solitude de ces forêts, tu entendras retentir pour toi la gratitude, le salut et la paix de l’Allemagne ».


Brusquement alors qu’on s’apprête à descendre le cercueil, la foule s’ouvre. Himmler apparaît, son visage exprime la colère et l’émotion, il se dirige vers Goering et Hitler, leur parle à voix basse, Brückner s’approche, puis donne des ordres. Enfin la cérémonie reprend et Goering, accompagné du seul Chancelier du Reich, descend se recueillir dans la crypte. Himmler, entouré de quelques S.S. de haut grade, parle rapidement. Sur la route de Berlin à Karinhall, à quelques kilomètres à peine d’ici, on a tiré sur sa voiture des coups de feu : son pare-brise a été traversé. C’est un véritable miracle qu’il n’ait pas été blessé ou tué. Himmler réclame des représailles : il faudrait exécuter 40 communistes, car ce sont des communistes, entrés dans la S.A., précise le Reichsführer S.S., qui ont perpétré l’attentat. On se dirige vers sa voiture : le pare-brise est en effet étoilé. Bodenschatz, l’aide de camp de Goering, ancien pilote comme lui, examine le verre : une balle n’aurait jamais pu faire si peu de dégâts, l’incident est dû tout au plus à une pierre de la route. Mais il ne dit rien. Himmler parle toujours de l’attentat. Maintenant le mot même de communiste a disparu, il n’est plus question que de la menace S.A., du complot S.A. qui cherche à supprimer les chefs fidèles à Hitler.


Autour du cercueil de Karin, autour de cette crypte massive comme un rocher surgi des sables gris et cernée par la forêt noirâtre, alors que retentissent les cors de chasse et que Hitler, le visage grave, s’avance aux côtés de Goering, communiant avec lui dans cette cérémonie païenne, la Sturmabteilung de Roehm reparaît, isolée, menaçante, désignée à la vindicte, une vindicte qui sera le reflet violent de cette inhumation au coeur de la forêt profonde.


Après la cérémonie Hitler est rentré à Berlin. Ceux qui le côtoient durant le voyage de retour, puis à son arrivée à la chancellerie du Reich à la fin de la journée, sont frappés par l’expression recueillie et grave de son visage plus sévère que de coutume : le Führer paraît avoir été marqué par la mise en scène teutonique de l’inhumation, frappé par la place qui lui a été faite par Goering alors que descendait dans la crypte le cercueil de Karin. Sans doute est-il sensible aux liens d’un mysticisme païen qu’entre la morte, Goering et lui, la cérémonie a tissés. Le ministre-président a atteint son but : Roehm, ses S.A., exclus de ce monde mystérieux qui puise ses sources dans la mythologie germanique, là où dans les immenses forêts résonnent les cors, viennent de perdre dans l’esprit du Führer une nouvelle bataille. Le clan Goering-Himmler s’est par contre renforcé.


Ce mercredi 20 juin, à la Chancellerie, Hitler prend d’abord connaissance de l’article qu’Alfred Rosenberg publie dans le Völkischer Beobachter et qui est l’une des premières réponses au discours de Papen à Marburg. Le théoricien nazi affirme au nom du parti : « Nous n’avons pas fait la révolution de notre temps pour qu’une époque surannée puisse proclamer sous le mot d’ordre « révolution conservatrice » la restauration de l’État d’il y a cinq cents ans... » Hitler donne de nouveaux ordres : les chefs du Parti, Goebbels, Hess, doivent eux aussi contre-attaquer, montrer que le régime n’acceptera pas d’être vidé de son contenu par Messieurs les seigneurs conservateurs.


Au moment où le Führer s’apprête à regagner ses appartements, Franz von Papen demande à être reçu immédiatement. En fait, le vice-chancelier patiente depuis plusieurs heures et Hitler va être contraint d’affronter l’homme de Marburg, celui contre lequel « il monte » une vigoureuse campagne de presse. Les deux hommes se craignent ; il y a quelques mois montrant le bâtiment de la vice-chancellerie, le Führer avait dit à Rosenberg : « C’est de là que viennent toutes nos difficultés, un jour je nettoierai tout cela ». Mais, ce soir, les deux hommes se saluent cérémonieusement, pourtant derrière la façade des politesses la tension est présente. L’entrevue menace d’être orageuse. Papen proteste contre la censure imposée par Goebbels : un ministre peut-il interdire la diffusion des discours du vice-chancelier du Reich ? « J’expliquai à Hitler, raconte Papen, que je considérais comme mon devoir de prendre nettement position, car la situation était devenue critique. Le moment était venu, afflrmai-je, où lui-même devait prendre position. »

Hitler écoute : il a parfaitement compris qu’on l’invite à mettre de l’ordre, à freiner l’ardeur des S.A., les violations de la légalité que commettent les nazis. Toutes les forces – Reichswehr, Gestapo, conservateurs – le poussent à rompre l’équilibre établi entre les différents courants qui l’ont porté au pouvoir. Mais chacun des hommes – Himmler, Heydrich, Blomberg, Goering et aussi Papen – qui veulent voir l’équilibre rompu, se tourne vers le Führer. Franz von Papen n’échappe pas à la règle : « II devait se rendre compte, continue le vice-chancelier, que je tenais toujours à notre association, c’était justement pour cette raison que je le suppliais de réfléchir aux problèmes que j’avais soulevés ». On a besoin du Führer, et cela Hitler le sait, on a besoin de lui dans tous les camps, y compris dans celui des S.A.

Puis Papen hausse le ton, son attitude se fait plus arrogante. « De toute façon, dit-il, le vice-chancelier du Reich ne peut tolérer qu’un nouveau ministre (Goebbels) interdise la publication d’un discours officiel ».

Papen ménage ses effets, puis il lance : « J’ai parlé en mandataire du président. L’intervention de Goebbels va m’obliger à démissionner. J’en avertirai immédiatement Hindenburg... »


Voilà la carte des conservateurs pour contraindre Hitler à céder, à rompre avec les S.A., à respecter la légalité. Hindenburg, statue du commandeur qui pourrait foudroyer Hitler en ralliant autour de lui l’armée, les conservateurs, la masse des Allemands. « À moins que l’interdiction de mon discours ne soit rapportée, continue Papen, et que Hitler lui-même ne prenne l’engagement d’adopter la ligne de conduite que j’ai préconisée ».


Hitler paraît hésiter. « Il essaya de me calmer, raconte Papen. Il admit que Goebbels avait gaffé pour essayer d’éviter une aggravation de la tension déjà existante ». Mais Papen menace encore, il va démissionner et von Neurath, ministre des Affaires étrangères, Schwerin von Krosigk, ministre des Finances, partiront avec lui. « Je vais à Neudeck, ajoute-t-il, et je demande que le discours soit publié ». Hitler saisit la balle au bond : il ira à Neudeck avec Papen. Les collaborateurs du vice- chancelier l’ont mis en garde contre cette proposition de Hitler. Papen ne doit pas accepter une visite commune à Hindenburg qui viderait de toute signification le discours de Marburg. Mais Papen, comme il l’a dit, ne veut pas rompre son « association avec Hitler ». Le Führer insiste. « Il faut examiner l’ensemble de la situation, dit-il, la discussion ne pourra avoir de résultats tangibles que si le chancelier y assiste. » Papen, finalement, accepte la proposition du Führer. Alors, celui-ci promet d’ordonner à Goebbels de lever l’interdiction du discours de Marburg, puis « il se lance dans une violente tirade contre l’insubordination générale des S.A. Elles compliquent de plus en plus sa tâche et il va être forcé de les ramener coûte que coûte à la raison ». Les Sections d’Assaut : une fois de plus ce sont elles, qui dans cette journée du 20 juin, subissent le contrecoup de l’événement. Pour se protéger de l’attaque de Papen, de Hindenburg, pour éviter de se couper de l’aile « conservatrice » de son gouvernement Hitler charge la S.A. Ira-t-il jusqu’à la sacrifier ?


LA FÊTE DE L’ETE

La nuit du mercredi 20 au jeudi 21 juin est pour l’Allemagne une nuit de veille. Sur les stades, sur les places, dans les clairières, partout brûlent des feux de bois et se rassemblent des milliers de membres des organisations nazies. Jeunes gens portant des torches, chantant des hymnes, marchant au pas cadencé. Pour la première fois en cette nuit, la plus courte de l’année, l’Allemagne célèbre une nouvelle solennité, la fête du Solstice d’été. Déjà l’inhumation de Karin avait annoncé, la veille, le début du cycle païen, maintenant il atteint sa plénitude et durant plusieurs jours il va se poursuivre.


À Verden, une petite ville de Westphalie, située sur l’Aller, Alfred Rosenberg, qui est à l’origine de ce retour au paganisme, magnifie la mémoire des 4 500 Saxons rebelles que Charlemagne fit exécuter là, en 782. Alors que les flammes hautes s’élèvent des foyers dans la nuit fraîche et claire, que les torches grésillent, Rosenberg prononce une allocution inspirée : « Hitler, déclare-t-il, est pour nous le continuateur direct de Hermann le Chérusque et du duc Witikind. L’histoire a donné raison à ce duc des Saxons. La Terre sainte n’est pas pour nous en Orient. Elle est partout, ici, en Allemagne. » Ainsi la fête de l’été devient-elle exaltation du Reich et de son Führer.


Dans l’après-midi du jeudi, à Berlin, Goebbels prend le relais de Rosenberg. Sur l’immense stade de Neuköln, devant des dizaines de milliers de Chemises brunes, la mythologie à nouveau s’anime à l’occasion de cette fête du Solstice. Pourtant ici, il n’est plus question du passé, mais du présent : « Un petit cercle de critiques s’est constitué pour saboter notre travail, dans la pénombre mystérieuse du café du Commerce... Ce sont de ridicules galopins ! » hurle Goebbels et continuant sous les applaudissements frénétiques, le ministre ajoute : « Ces cercleux qui discutent gravement de politique en se prélassant dans de bons fauteuils n’ont pas le monopole de l’intelligence... Ils représentent la réaction. L’histoire ne gardera pas leurs noms, mais les nôtres ».


Papen, membre du Club des seigneurs, vice-chancelier du Reich, est clairement désigné par Goebbels, ministre de la Propagande qui ne peut parler qu’avec l’accord du Führer. Papen lit et relit les dernières phrases de Goebbels : « Pas de Kronprinz, pas de conseiller, pas de grand banquier, pas de cacique parlementaire ! »


Cela signifie-t-il que Hitler, une fois encore, a changé de cap, choisissant le chemin de la seconde révolution ? Qu’il veut rompre avec ceux qui, éléments traditionnels et raisonnables, se sont ralliés à lui ? Hitler a-t-il décidé de rejoindre le camp de la S.A. et de Roehm, avec qui précisément Goebbels, peut-être avec l’accord du Führer, entretient encore des contacts ? Ou cela indique-t-il simplement que le Führer hésite ? L’inquiétude est grande autour de Papen, mais aussi dans les milieux proches de Himmler, de Goering ou encore à la Bendlerstrasse. Il faut donc essayer, une fois encore, de « sonder » Hitler et l’occasion se présente puisque, ce jeudi 21 juin, il doit saluer le Reichspräsident Hindenburg à Neudeck.


HITLER ET LE VIEUX MARÉCHAL.

Cependant, Hitler se rend auprès de Hindenburg, seul. Papen apprendra le voyage plus tard. Officiellement la visite de Hitler auprès du président du Reich a un but précis : faire connaître à la plus haute autorité d’Allemagne le contenu des entretiens de Venise avec Mussolini. À Neudeck au bout d’une large allée, il y a la demeure austère et massive du Feldmarschall. Des officiers, Meissner, secrétaire général de la présidence, le comte Von der Schulenburg, le colonel Oskar von Hindenburg, accueillent cérémonieusement le Führer sur le perron. On pénètre lentement à l’intérieur. Dans les vastes pièces froides semble régner déjà le silence pesant d’un mausolée. Les familiers précisent à Hitler que les visites doivent être brèves : d’ailleurs, pour l’heure, Hindenburg se repose, il somnole, il ne pourra recevoir Hitler que dans la soirée après que les médecins l’auront une nouvelle fois examiné. Le Führer mesure encore combien l’échéance est proche : il lui faudra être prêt à saisir le pouvoir suprême au moment de la mort de Hindenburg et pour cela, l’armé devra se ranger derrière lui.

Le Führer est sorti dans le jardin. L’air y est vif, les couleurs de cette première journée d’été sont nettes et franches, le sol est sec, crissant sous les pas, tout le paysage est précis, presque gai. C’est dans ce jardin que ce jour-là, Hitler a sans doute rencontré le général von Blomberg. Le ministre de la Guerre accomplissait une visite d’inspection en Prusse-Orientale et, apprenant que Hitler se trouvait à Neudeck, il s’y est rendu sous le prétexte de présenter ses devoirs au Feldmarschall Hindenburg. Autour de Hindenburg, statue de la vieille Allemagne prussienne que le temps achève d’abattre, le représentant de l’armée et le Führer du nouveau Reich ne peuvent qu’évoquer l’avenir, rappeler le pacte du Deutschland. L’élégant général veut savoir si Hitler, depuis avril, n’a pas varié, s’il est toujours prêt à sacrifier la S.A. Les deux hommes marchent côte à côte dans un jour qui semble ne pas vouloir finir, le général et le chancelier, l’officier de tradition et l’ancien Gefreiter, ce caporal parvenu au sommet du pouvoir, mais vulnérable encore. Blomberg a dû être précis parce que la santé de Hindenburg décline vite, parce que la tension monte en Allemagne, parce que Papen, Bose, Jung, Klausener, Schleicher, agissent de leur côté, font pression sur certains éléments de l’armée, parce que la Bendlerstrasse craint que cette tension ne favorise une tentative d’invasion à l’Est ou à l’Ouest, de la part de la Pologne et de la France, parce qu’il faut mettre fin au désordre que provoquent les S.A. et assurer à l’armée une réserve stable de recrues sur laquelle elle aurait la haute main.

Les deux hommes, côte à côte, avancent dans l’allée. Naturellement, si Hitler renouvelle le marché, la Reichswehr prêtera serment de fidélité au nouveau chef d’État du Reich. Sur le perron, le secrétaire général Meissner attend le Führer : Hindenburg est réveillé, il peut recevoir Hitler pour quelques minutes. Le vieux maréchal est assis dans un immense fauteuil au dossier droit, il est en civil, vêtu d’une longue redingote noire, un col blanc cassé serré par une cravate noire bâille autour de son cou où se dessinent les deux sillons profonds de la vieillesse. Quand Hitler parait, Hindenburg se lève, le poing gauche serré, la main droite appuyée sur une canne, il salue Hitler d’une inclination de tête. Le lourd visage carré, creusé, couronné de cheveux blancs coupés en brosse, n’exprime aucune sensation : un marbre impassible. Puis Hindenburg se rassied et un chambellan chamarré avance un siège pour le Chancelier. Hitler commence à parler de Venise, du Duce, de l’amitié de l’Italie, mais Hindenburg va l’interrompre par quelques mots et des interrogations qui sont des ordres : Roehm ? La seconde révolution ? Il faut rétablir le calme en Allemagne, tel doit être le rôle d’un chancelier du Reich, telle est la mission du président du Reich. Le pays a besoin d’ordre, insiste-t-il, l’armée a besoin de calme pour préparer la défense du Reich. Puis, avec l’aide du chambellan, Hindenburg se lève à nouveau, il s’avance lentement, traversant les pièces pesamment ; à ses côtés, Hitler parait frêle, insignifiant, sans lien avec l’histoire de l’Allemagne que Hindenburg semble exprimer par sa seule façon d’être, par son visage même. Il reconduit Hitler jusqu’au perron et là, entouré de ses proches, d’officiers, de chambellans, appuyé sur sa canne, il regarde partir le Führer avec cette indifférence sévère, ces yeux vides qu’ont les vieillards puissants et qui suscitent toujours l’inquiétude chez ceux qui dépendent d’eux.


Or, Hitler, pendant qu’il roule dans le paysage plat de la Prusse-Orientale, mer moutonneuse de landes et de sables qui continue la Baltique, sait que pour quelques semaines encore son sort dépend de Hindenburg, de l’entourage du Feldmarschall et surtout de l’armée : depuis avril, depuis la croisière sur le Deutschland rien n’a changé fondamentalement, mais simplement tout s’accélère. Les choix s’imposent, les engrenages tournent : il faut trancher sinon l’armée peut basculer, Hindenburg peut décréter la loi martiale, confier le pouvoir réel aux généraux, balayer les S.A. et que restera-t-il alors du pouvoir de Hitler ?


À Berlin, alors que Hitler grimpe dans son avion pour le retour, Goebbels donne un thé « politique ». Ses réunions d’apparence mondaine sont un moyen commode pour faire se rencontrer des hommes de différents milieux, pour échanger des idées, nouer des contacts, influencer des personnalités. Goering et Goebbels, mais aussi Hitler, affectionnent ce genre d’assemblées. Le jeudi 21 juin, autour de Goebbels, des hommes d’affaires et des hommes politiques sont réunis : on reconnaît le capitaine d’industrie, le Dr Dorpmuller et le magicien des finances, le Dr Schacht, puis, un peu à l’écart, le vice-chancelier Franz von Papen qui a donc – et cela donne la mesure de sa « souplesse politique » – accepté l’invitation du ministre de la Propagande qui censure pourtant ses discours ; on voit aussi le conseiller d’État Gorlitzer, le secrétaire d’État von Bülow, l’nspecteur des troupes des transmissions von Kluge, Gordeler. Une assemblée choisie, où se mêlent, comme à l’image du IIIeme Reich, l’Allemagne prussienne et traditionnelle, les représentants de l’armée, les barons des affaires, les hommes politiques conservateurs et les nazis. Goebbels demande un moment d’attention pour Schacht qui veut exposer le problème des réparations : le président de la Reichsbank a un programme ambitieux. Un moratoire sera établi qui favorisera le transfert des intérêts des créanciers étrangers du Reich ce qui les incitera à acheter des produits allemands. Ces exportations accrues permettront au Reich de se procurer des matières premières ce qui aura pour effet de faciliter le réarmement. Papen, Kluge, écoutent avec passion : l’un est lié à la grande industrie de la Ruhr et l’autre à l’armée, or Schacht bénéficie de l’appui total de l’État-major et des milieux de l’industrie sidérurgique. Mais Schacht a un adversaire en la personne de Schmitt, ministre de l’Économie, plus favorable à un développement de la consommation intérieure : et Schmitt a le soutien de Roehm. Le thé politique de Goebbels, façon de présenter la politique de Schacht et l’aide-mémoire qu’il prépare pour le Führer avec l’appui de la Reichswehr est donc loin d’être anodin. Les options économiques de Schacht imposent aussi qu’on en finisse avec Roehm pour pouvoir se lancer enfin, vraiment, sur la voie du réarmement.


Ses derniers invités partis, Goebbels se fait conduire à l’aéroport de Tempelhof. Rudolf Hess est déjà arrivé et tous deux, sous un ciel rouge d’été, arpentent la piste cimentée : Goebbels, bavard, souriant nerveusement, ayant du mal à se tenir à la hauteur de Hess, qui, l’air soucieux, les mains derrière le dos, écoute, la tête légèrement penchée avec ce visage obstiné et un peu hagard qu’il a toujours. Dans l’immense ciel de l’Allemagne du Nord, l’avion de Hitler apparaît enfin, point noir dans le crépuscule, bientôt le vrombissement des moteurs est distinct et après un premier passage, l’avion, un Junker gris trimoteur, se pose et roule lentement vers le groupe des officiels. L’appareil immobilisé, Hitler descend le premier : il salue Goebbels et Hess, remercie le pilote, puis se met à parler à ses deux ministres. Sans doute fait-il le récit de son entrevue de Neudeck, évoque-t-il la silhouette massive et autoritaire de Hindenburg, le sourire légèrement ironique du Gummilöwe le « lion de caoutchouc » Blomberg. Même s’il n’insiste pas sur le choix qu’on lui impose, ceux qui l’écoutent, ceux qui le voient, le visage crispé, comprennent qu’inéluctablement le temps des décisions vient.


Hitler sur cette plaine de Tempelhof avec sa démarche saccadée, ressemble un peu à ces chefs de pièces qui vont et viennent derrière les artilleurs, scrutant le ciel, écoutant les rapports, enregistrant toutes les données et ne se décidant pas pourtant à commander le feu, parce qu’ils savent d’expérience, qu’une fois partis, les obus ne peuvent plus retourner dans les tubes des canons.

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