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SAMEDI 30 juin 1934


En vol au-dessus du Taunus. 2 heures 30

(du mardi 26 au jeudi 28 juin 1934)


LES S.S. A KAUFERING

Samedi 30 juin, 2 h 30. Le bruit des moteurs dans le Junkers rend difficile toute conversation. Il faut crier pour se faire entendre, et Joseph Goebbels s’y essaie, parlant avec Lutze. Cela fait environ une demi-heure que l’appareil a quitté Bonn-Hangelar. Le ciel est clair. Hitler est dans la cabine aux côtés du pilote, le col de son manteau de cuir relevé, il est penché en avant et, Goebbels l’indiquera plus tard, « il a le regard fixé devant lui, il regarde sans mouvement l’obscurité infinie ». Le Führer se tait. De temps en temps, le pilote lui donne une indication, criant un nom de ville et montrant du doigt le damier irrégulier dessiné par les lumières clignotantes. On a ainsi aperçu Ems, Nassau, laissées sur la droite de l’appareil, vite disparues ; l’avion, progressivement, a pris de la hauteur et maintenant il survole la ligne de crête du Feldberg qui fait une barre plus sombre. Légèrement à droite, encore, on distingue, scintillant faiblement, le confluent du Main et du Rhin et, paraissant voisines, Wiesbaden et Mayence entourées d’un halo lumineux. Régulièrement, résonnant dans la cabine, la voix du technicien d’une station de contrôle de vol, donne des indications sur le temps au-dessus du Steigerwald, de la Frankenhöhe, ces hauteurs moyennes qui courent comme des nervures sur le sol de l’Allemagne. Sur toute la région, jusqu’à Munich, le ciel est clair : le pilote signale au Führer qu’il va obliquer plus nettement vers le sud-est, gagner directement Munich.


Il est 2 h 30. Tout le monde dort dans la pension Hanselbauer au bord du lac de Tegernsee. Dans l’une des petites chambres, Edmund Heines a passé son bras autour de l’épaule d’un jeune S.A. et l’attire contre lui, lui demandant de rester avec lui, de ne pas rejoindre les autres, de prolonger les gestes amoureux par cette promiscuité du sommeil commun, côte à côte. Il aura bien le temps, au petit matin, de quitter discrètement la chambre. Le jeune S.A. somnolent, s’endort.


À Kaufering, les ordres claquent Les S.S. de la Leibstandarte dans le bruit des bottes qui frappent le sol exécutent mécaniquement les gestes de la mise en rang : ils redeviennent à nouveau un seul groupe, chacun d’eux lié à son voisin, pièce d’une machine efficace, exécutants sélectionnés et dressés. Le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich vient d’arriver. Il parle d’une voix gutturale : obéir, les traîtres doivent être mis hors d’état de nuire quelles que soient leurs fonctions, leur passé. L’état-major S.A. est un nid de traîtres, de débauchés, nous de la S.S. Leibstandarte, nous allons nettoyer ce bourbier, défendre l’honneur de l’Allemagne et protéger le Führer. Heil Hitler, Heil ! Dans la nuit, les cris achèvent de souder les hommes les uns aux autres. Les camions s’avancent. Les deux compagnies de S.S. s’installent en silence. Entouré des officiers, les mains derrière le dos, les jambes écartées dans une attitude qui lui est familière, un sourire de satisfaction sur les lèvres, le Gruppenführer Sepp Dietrich surveille la scène. Il connaît la direction du convoi : pension Hanselbauer, Bad Wiessee, sur les bords du lac de Tegernsee.


LE DOCUMENT SECRET DU CAPITAINE PATZIG

Sepp Dietrich n’est pas qu’un exécutant : il est l’un des chefs S.S. sur qui se sont appuyés Himmler et Heydrich pour monter leur piège. Un piège qu’il faut perfectionner chaque jour parce qu’il est menacé par tous ces impondérables qui font que tant de conspirations politiques minutieusement préparées, paraissant bénéficier de tous les appuis, se sont effondrées comme château de cartes pour une confidence imprudente ou l’action inattendue d’un homme pris de scrupule.

Heydrich sait cela : c’est un méthodique. Quand Reichenau l’avertit que les généraux von Kleist et von Fritsch commencent à avoir des doutes sur la réalité du complot S.A., il réagit. Il faut accentuer les inquiétudes des officiers : leur montrer que les S.A. les menacent réellement. La Gestapo est déjà experte en matière de fabrication de documents.


Le mardi 26 juin, Sepp Dietrich se présente à la Bendlerstrasse, demande à voir un officier du cabinet du général Blomberg, et lui transmet un document confidentiel qu’il aurait obtenu d’un Führer de la S.A., révolté par le texte du plan. Blomberg quand il prendra connaissance quelques instants plus tard du document sera saisi de panique et de colère : l’état-major de la Sturmabteilung prévoit la liquidation, au cours du putsch, de tous les officiers supérieurs de la Reichswehr. Il faut purger l’armée de ces conservateurs bornés, dit le texte, les remplacer par des officiers révolutionnaires ; les généraux Beck et Fritsch sont nommément désignés comme devant figurer parmi les premières victimes.


Ce même jour, le capitaine de corvette Patzig pénètre comme à l’habitude dans son bureau. Il a longtemps servi dans la marine, mais depuis quelques mois il dirige le service de renseignements de l’armée, l’Abwehr, que la défaite de 1918 n’a pu démanteler et qui a constitué dans les années noires l’âme secrète de la Reichswehr, âme de la nation vaincue. Or, sur sa table de travail, bien en évidence, le capitaine Patzig trouve un document. Consultés, les plantons, les officiers de service diront tout ignorer de sa provenance. Il est là, mystérieux, explosif : il s’agit en effet de la copie d’un ordre donné par Roehm à la S.A., pièce secrète décidant l’armement immédiat de la Sturmabteilung. N’est-ce pas la preuve décisive de la préparation d’un putsch S.A. ? Patzig avertit ses supérieurs et peu après le général von Reichenau pénètre dans le bureau du chef de l’Abwehr. Reichenau, son monocle fixé dans l’arcade sourcilière droite, lit le document puis sans un regard pour Patzig s’exclame : « La coupe est pleine. Je vais trouver le Führer. »


Mais le Chancelier Hitler n’est pas encore rentré à Berlin. Il s’attarde à Berchtesgaden, il laisse les uns et les autres abattre leurs cartes, se dévoiler : pour gagner avec certitude, il n’y a qu’une règle et le Führer ne l’ignore pas : il faut connaître le jeu de l’adversaire. Hitler reste donc dans son chalet. Il reçoit des délégués des villages voisins, caresse les joues des enfants des montagnards. Le général von Reichenau insiste auprès du secrétariat de la chancellerie, on lui répond que Hitler rentrera sans doute demain, mercredi 27 juin, mais il ne séjournera pas dans la capitale.


Reichenau regagne donc la Bendlerstrasse. L’absence de Hitler accentue le malaise général et le sentiment que tout demeure possible. Or l’Abwehr a un autre renseignement à soumettre à Reichenau. Dans un des bâtiments assignés à la S.A. (le siège de la Reiterstandarte 28), situé en face du domicile d’un diplomate français, les membres de la Sturmabteilung s’entraînent régulièrement au tir à la mitrailleuse lourde. Le diplomate français a sûrement transmis un rapport à Paris car les tirs s’entendent de la rue. Et il y a moins d’une semaine qu’ils sont commencés. L’indication est grave : plus sérieuse que celles contenues dans les documents transmis par l’Oberführer S.S. Sepp Dietrich ou trouvés par hasard sur le bureau du capitaine de corvette Patzig.


Les coups sourds des mitrailleuses S.A. résonnent dans la tête de tous ceux qui préparent l’action contre Roehm et ses hommes. Himmler, Heydrich, Reichenau, eux qui ont fabriqué ou utilisé les documents compromettants pour la Sturmabteilung, les voici devant des faits qui semblent prouver que la réalité est bien telle qu’ils ont voulu la présenter. Les S.A. s’entraînent, ils ont des mitrailleuses lourdes et si, effectivement, ils entraient en action, et si réellement, le putsch avait lieu ? Comme toujours ceux qui agissent dans l’ombre sont prêts à voir partout des hommes s’affairant dans l’ombre à d’autres conspirations. Chez Himmler et Heydrich la peur maintenant s’ajoute à la détermination.


Goering lui-même semble inquiet. Le mardi 26 juin, il parle à Hambourg. Auditoire mêlé où l’on reconnaît les grands bourgeois du port et les nazis dont certains sont parfois d’anciens employés modestes. On entend de temps en temps le bruit des sirènes des navires. Goering est tout bonhomie, il n’est plus le tribun tonitruant de Nuremberg. Il ne menace plus, il n’insulte plus les conservateurs, au contraire, il prêche l’union autour de Hitler et cela dit assez qu’il est, lui aussi, saisi par la crainte. « À ceux qui veulent l’ordre dans le pays, à ceux qui regrettent parfois la grandeur et la discipline de l’époque impériale, dit Goering, nous affirmons qu’Adolf Hitler est le seul homme capable de rendre à l’Allemagne sa force, le seul capable de faire respecter les anciens soldats des Hohenzollern... Nous qui vivons aujourd’hui, réjouissons-nous d’avoir Adolf Hitler. » Peut-être pour Goering le bruit des mitrailleuses de la Sturmabteilung efface-t-il un peu l’écho des paroles de Franz von Papen à Marburg. D’ailleurs, Hermann Goering, le héros de 14-18, élevé au grade de général par Hindenburg, veuf de Karin, l’aristocrate suédoise, est le plus conservateur des nazis, celui qui est le plus proche des Junkers, de l’Offiziers-korps, de la Reichswehr. Rien d’étonnant à ce qu’il essaie de maintenir les liens avec les conservateurs.

Parfois on le soupçonne de préparer son avenir personnel et de se soucier moins du régime nazi que de sa carrière. On l’observe, on le surveille : le général von Reichenau, cet ambitieux glacé, craint même qu’un jour Goering ne soit le grand ministre de la Reichswehr, peut-être d’un nouveau Reich. La hargne de Reichenau contre les S.A., les liens qu’il a noués avec la Gestapo et l’Ordre noir de Himmler et de Heydrich, peut-être ne sont-ils qu’un moyen de se défendre contre le général Goering, de le paralyser.

Dans ce grouillement d’ambitions, d’intrigues et de rivalités qu’est le grand IIIeme Reich nazi, chacun se défend contre tous. Sont vos alliés ceux que l’on tient. Hermann Goering, parce qu’il pense avoir besoin des conservateurs, peut bien pardonner le discours de Marburg, d’autres se souviennent et ne pardonnent pas.


LA DISPARITION DE JUNG

Le vice-chancelier Franz von Papen a décidé de passer la journée du mardi 26 juin en Westphalie, auprès des siens. Le banquet qui a suivi le mariage de sa nièce s’est prolongé fort tard dans la nuit, et Papen, fatigué par plusieurs jours d’activité, compte consacrer la journée du mardi au repos. Il a fait une longue promenade dans la matinée, bavardant avec son secrétaire, mais, au début de l’après-midi, une communication de Berlin met fin à sa brève quiétude : « Le 26 juin, raconte-t-il, Tschirschky m’appela au téléphone pour m’apprendre que Edgar Jung, un de mes collaborateurs officieux, venait d’être arrêté par la Gestapo ». Jung : c’est un journaliste, un homme de lettres au style brillant et au réel courage politique. Il a assuré pour le compte de Papen la liaison avec le maréchal Hindenburg, installé à Neudeck, et surtout il a rédigé le discours de Marburg, que Papen et ses collaborateurs ont à peine modifié. La Gestapo sait tout cela. Elle veut en savoir davantage et elle ne pardonne pas.


Et les amis de Jung, maintenant, relèvent des traces du passage des hommes de Himmler et de Heydrich. C’est la femme de ménage de Jung qui a donné l’alerte. Elle est arrivée ce mardi matin vers 9 heures. Elle a ses clés. Dès qu’elle a eu ouvert la porte, la peur l’a saisie. Des vêtements sont répandus sur le sol de l’entrée ; dans le bureau, les tiroirs sont ouverts, les papiers en désordre témoignent d’une perquisition hâtive. Dans la chambre, les meubles sont renversés, le lit défait ; sans doute Jung a-t-il été surpris durant son sommeil et a-t-il tenté de résister. La femme de ménage a téléphoné, affolée, à tous ceux dont elle sait qu’ils sont des amis de Jung. Elle n’a pas averti la police : sur un mur, elle a reconnu l’écriture de Jung qui a dû être autorisé à se rendre dans la salle de bains et a pu tracer ce mot au crayon : GESTAPO. Dans l’appartement bouleversé, les collaborateurs du vice-chancelier, les proches de Jung sont atterrés. Le désordre et la violence sont là dans les vêtements froissés et les papiers répandus, dans le mot GESTAPO, avertissement sinistre qui annonce pour l’Allemagne les malheurs à venir. Que peut-on faire ? On cherche Papen et finalement Tschirschky réussit à l’atteindre en Westphalie. Papen se fait répéter les détails pour pouvoir réfléchir en écoutant une nouvelle fois, mais en fait dès que le mot Gestapo a été prononcé, il a parfaitement compris : Heydrich et Himmler viennent de lancer leur offensive, ils commencent à serrer leurs collets, à rafler leurs proies, jusqu’où iront-ils ? Papen décide de rentrer immédiatement à Berlin. Il faut essayer de tirer Jung des griffes des tortionnaires, il faut savoir ce qu’ils veulent, qui ils veulent et Papen pense aussi à assurer sa sécurité. À Berlin, dans le monde officiel, le vice-chancelier sera davantage à l’abri des arrestations clandestines, des tueurs anonymes. Mardi 26 juin : arrestation de Jung ; la partie est engagée.


Papen est à Berlin le mercredi 27 juin. Sur la capitale des nuages noirâtres d’orage forment des masses crénelées qui s’avancent en front depuis le sud-ouest. À l’atterrissage, l’avion du vice-chancelier a été secoué et c’est épuisé, inquiet de cette inquiétude où se mêlent les préoccupations et les fatigues que Papen rencontre Tschirschky qui l’attend sur la piste même. Il faut tenir les chapeaux, le vent humide soulève les imperméables, créant des tourbillons de poussière. Après un rapide entretien, Papen décide d’entreprendre une série de démarches en faveur de son collaborateur : sauver Jung c’est aussi se protéger. Mais Franz von Papen ne peut rencontrer le Führer : à la chancellerie on répond que Hitler vient d’arriver de Munich et qu’il se repose. Goering est absent. Il prononce un discours à Cologne. Papen se fait conduire au 8, Prinz-Albrecht-Strasse, et finalement obtient d’être reçu par le Reichsführer S.S. Himmler. Le chef de l’Ordre noir est glacial, poli, rassurant : une simple enquête, dit-il, sur laquelle il ne pouvait rien dévoiler pour l’instant. Papen racontera plus tard cette journée où la tragédie s’annonce proche. «Rentré à Berlin, se souvient-il, j’essayai vainement de joindre Hitler ou Goering. En désespoir de cause, je protestai avec véhémence auprès de Himmler qui répondit que Jung avait été arrêté sous l’inculpation de contacts illégaux avec des puissances étrangères. Une enquête était en cours. Himmler affirma ne pouvoir me donner d’autres précisions pour le moment, mais me promit l’élargissement rapide de mon collaborateur. »

Papen est un homme prudent : parfois il faut accepter d’attendre, accepter de ne pas insister, de s’en tenir aux apparences, aux déclarations officielles. Papen est un homme d’expérience. L’attitude de Himmler, les dérobades de Hitler et de Goering lui ont permis de sentir que le climat n’était plus à la conciliation. Papen regagne donc son domicile berlinois et Jung reste entre les mains de la Gestapo. Personne ne saura ce qu’il a subi dans les caves du grand bâtiment du 8, Prinz-Albrecht-Strasse, personne ne sait encore qu’il est la première victime de la Nuit des longs couteaux.


Seuls d’ailleurs les initiés sentent monter la vague rageuse des règlements de compte. Pour la masse des Allemands, tout est calme. Ceux qui ont acheté la National Zeitung se sentent rassurés : en première page, sous le titre « Situation de l’économie allemande », on leur annonce que l’avenir est radieux. L’Allemagne du IIIeme Reich triomphe de la misère et du chômage et cela est inespéré : « Rendons grâce au Führer Adolf Hitler qui donne du travail à tous ».


À Radio-Berlin, Rosenberg s’adresse aux écoliers et aux lycéens. Dans tous les établissements d’enseignement, les élèves sont rassemblés : ils écoutent l’idéologue du Parti affirmer que « l’Allemagne se trouve plongée dans un combat politique qui est aussi un combat spirituel sans précédent dans l’histoire ». Il faut, martèle-t-il, que nos compatriotes aient le « sentiment de l’unité allemande. Servez cette unité en entretenant entre vous une véritable camaraderie ». Dans les classes, les professeurs commentent le discours de Rosenberg avec les élèves : qu’est-ce que dans le nouveau Reich la véritable camaraderie ? Les membres de la Hitler-Jugend répondent les premiers. C’est la camaraderie des soldats du front, l’indestructible camaraderie des Alte Kämpfer. Les jeunes gens blonds, un foulard autour du cou, en chemise blanche et en culotte courte noire, pendant que Rosenberg parle ou qu’un camarade lit sa réponse à la question, laissent rêver leur imagination : ils vivent la virile amitié des temps de guerre qui se prolonge dans le parti nazi.


À quelques centaines de mètres de l’une de ces écoles berlinoises où la jeunesse allemande s’enivre de mots, au siège de la Gestapo, Himmler préside une conférence de travail. Dans son bureau sont rassemblés le Oberabschnittsführer du Sicherheitsdienst, le S.D. (service de sûreté du Reichsführer S.S.) qui surveillent les unités et les hommes de la Sturmabteilung. L’action, déclare Himmler, est pour bientôt. Chacun des chefs régionaux du S.D. expose son plan, met au point avec Himmler les dernières consignes. Ce même jour, Sepp Dietrich, est reçu à la Bendlerstrasse et demande une attribution d’armes pour ses unités de la Leibstandarte Adolf-Hitler afin d’accomplir une « mission très importante qui lui a été confiée par le Führer ».


Cependant, à Berlin, à la Chancellerie, Adolf Hitler donne un thé en l’honneur de quelques personnalités du régime et de diplomates étrangers. Il apparaît faussement détendu, encore hâlé par l’air vif de Berchtesgaden, mais nerveux. L’un des participants l’entend déclarer à un chef nazi, d’une voix rageuse :


« Chaque groupe croit l’autre capable de frapper le premier. » À qui peut-il faire allusion, sinon aux S.S. de Roehm et à leurs adversaires ? Mais cette phrase colportée dans Berlin inquiète Himmler et Heydrich, elle semble prouver que le Führer n’a pas encore choisi. Tout peut donc être compromis et les S.A. ne paraissent-ils pas persuadés de la neutralité bienveillante de Hitler ?

Le soir du mercredi 27 juin, ils festoient dans la résidence berlinoise de Roehm. Les éclats de rire, les chants se mêlent au bruit des verres, au pétillement du Champagne. Dehors, dans la Standartenstrasse, les voitures des invités rendent la circulation presque impossible. Les passants s’attardent, regardent les fenêtres ouvertes d’où jaillissent les refrains et les musiques ; on célèbre les vacances prochaines, le mariage d’Ernst, les fiançailles d’un autre compagnon de Roehm, le lieutenant Scholz. Les policiers qui assurent le service d’ordre devant le bâtiment, le font de façon débonnaire et blasée. Ils vont par groupes de deux, invitant les passants à circuler, dirigeant les voitures, ne levant même pas la tête, ce sont les hommes de Hermann Goering et leur chef, alors qu’Ernst et Scholz portent un toast à l’avenir de la Sturmabteilung, parle à Cologne, dans le hall de la foire.


GOERING ET TERBOVEN

Des milliers d’hommes et de femmes sont là, serrés les uns contre les autres dans une chaleur accablante. Depuis le matin toute la ville est paralysée par les parades, les réceptions, en l’honneur du ministre du Reich. Il est arrivé à 13 h 20, dans un Junker rouge, qui a, à trois reprises, survolé le terrain d’aviation à basse altitude, puis s’est posé, roulant jusqu’au groupe des personnalités – le Gauleiter Grohé, le Regierungs- präsident Diels, le Landeshauptmann Hake, les Gruppenführer Weizel et Knickmann. Les saluts, l’amabilité de Goering envers son ancien collaborateur Diels, tout cela marque les premières minutes du séjour de Goering à Cologne. Les S.S. forment la haie devant la salle des séances de l’Hôtel de Ville : le Oberburgermeister, le docteur Reisen, offre à Goering le glaive celte, vieux de 3 000 ans. On déjeune dans la Muschel Sali (la salle des rocailles) avant le grand défilé devant l’Opéra : police, S.S., S.A., Motor-S.A., service du travail de la Jeunesse hitlérienne. Dans un ordre mécanique, portant des centaines de drapeaux à croix gammée, les hommes passent et le martèlement de leurs bottes sur l’asphalte gris couvre parfois les fanfares. Goering, sur la tribune, Goering déjà obèse, tourne son corps lourd à droite et à gauche, souriant d’aise, la vanité inscrite sur son visage et dans toute son attitude. Les S.A. défilent. Déjà c’était la Sturm d’honneur du S.A. Präsentiermarsch qui avait accueilli Goering sur le terrain d’aviation. Maintenant, les hommes aux chemises brunes passent devant la tribune ornée de branches de sapin : qui pourrait croire que c’est sur eux, sur cette Sturmabteilung que va se refermer le piège monté par les S.S., et aussi par Hermann Goering, qui les salue, martial et satisfait ?

Et le soir la foule est là, dans le hall de la foire, à écouter Goering, à l’acclamer, à se rassurer encore : « Personne, dit-il, que ce soit à l’étranger ou en Allemagne n’a le droit de construire des raisonnements selon lesquels, ici, en quelque sorte, quelque chose se passe sous un régime de terreur sanglante. » Et rien en effet ne semble refléter la « terreur sanglante », rien ne semble l’annoncer.


À quelques kilomètres de Cologne, à Essen, c’est aussi la fête. Jamais, de Berlin à Cologne, de Hambourg à Nuremberg ou à Essen, l’Allemagne n’a autant défilé, autant écouté de discours.


À Essen, depuis 21 heures, la Huyssenallee est interdite à la circulation : c’est un hommage rendu par la municipalité au Gauleiter Terboven qui se marie demain. Les nouveaux seigneurs font participer leur bon peuple à leurs joies intimes. Devant le Parkhotel, on a dressé un arc de triomphe et dans le balancement des flammes agitées par le vent le cortège des porteurs de torches avance vers cet arc de triomphe. Il suit la Holzstrasse, l’Adolf-Hitler-Strasse et les voici, ces milliers de jeunes gens, des fanfares, les mineurs en uniforme de parade, la Jeunesse hitlérienne, le S.A. Standarte 58, le corps de gendarmerie arrivant au pas de l’oie, d’autres régiments S.A. et puis, unité d’élite vers qui tous les regards se tournent le Sturmbann S.S. n° 1 séparé du reste du défilé par un grand espace et qui dans ses uniformes noirs, avec ses gants blancs, paraît sortir d’une création mythologique et maléfique, les voici ces milliers d’hommes qui passent devant l’estrade.


Le Gauleiter Terboven, à l’allure juvénile, se tient raide, près de sa fiancée, jolie, souriante, en robe longue à fleurs. Ils symbolisent les nouvelles élites, le nouveau régime et autour d’eux se presse la foule des officiels en uniforme : S.S., S.A., membres de la Reichswehr. De 22 h 10 à 23 h 15, les unités, impeccablement alignées passent et la population de Essen applaudit cette démonstration d’ordre et de force. Le régime du IIIeme Reich paraît à ces milliers de spectateurs comme un bloc, semblable à ce régiment de S.S. où la précision des pas, l’immobilité des visages et des épaules, rendent impossible la séparation d’un homme de l’ensemble. On ne voit que ce groupe noir qui avance, volume aux angles vifs, hérissé de fusils, recouvert d’acier, le Sturmbann S.S. n° 1, image du régime nouveau, force en marche qui, peu à peu, doit tout niveler, tout encadrer, tout contrôler. Goering à Cologne a répété que le IIIeme Reich n’est pas « le régime de la terreur sanglante », mais il a ajouté : « Chacun, ici, peut rester tranquillement couché sur son sofa, vraiment à celui-là, je ne ferai rien. » Mais aux autres ? Ceux qui veulent agir ou ont agi, quel sera leur sort ? Goering parle à Cologne en cette fin du mercredi 27 juin. Depuis l’aube de ce jour, le docteur Edgar Jung sait ce qu’il en coûte de ne pas « rester tranquillement couché sur son sofa ».


UN MARIAGE NAZI

Maintenant c’est l’aube du jeudi 28 juin 1934, le ciel blanchit à l’est de Berlin comme une plage immense recouverte par une mince marée, et les remparts sombres de l’obscurité reculent peu à peu. Dans les rues de la capitale, les premiers travailleurs font résonner leurs pas dans le silence. Devant le bâtiment de la chancellerie, c’est la relève de la garde. Un sous-officier et trois hommes casqués, marchant au pas de l’oie, comme des figurines sortant de l’une de ces horloges allemandes en bois sculpté, exécutent la première passation des consignes de la journée, et dans ce temps suspendu de l’aube, ce temps calme, immobile comme une mer apaisée, les deux groupes se saluent et les soldats prennent position de part et d’autre de la grande entrée.


Jeudi 28 juin 1934. À la Bendlerstrasse, dans la cour, un autre peloton de soldats répond aux premiers commandements de l’officier de service et les hommes se rangent autour du mât où chaque matin est hissé le drapeau de l’Allemagne. Dans chaque caserne, les mêmes gestes se répètent, les talons claquent, les bottes ferrées crissent sur les pavés des cours où, parfois depuis plus d’un siècle, des soldats de la Grande Prusse ont, avec la même discipline, aligné leurs corps sous le regard des jeunes officiers implacables.


Il est 7 h 30 maintenant. La ville est animée. Les cyclistes en file glissent le long des rues de banlieue : dans les cours des casernes, des compagnies sont rangées l’arme au pied, et voici qu’arrivent les chefs de corps. Ils saluent les hommes figés dans le garde-à-vous et le drapeau s’élève enfin lentement et s’arrête au milieu du mât ; il pend le long de la hampe, à peine soulevé par une brise fraiche. Partout, aux mâts des édifices publics, à Cologne ou à Dresde, au mât de la chancellerie du Reich ou à celui du siège de la Gestapo, le drapeau est en berne. Il y a 15 ans en effet, le 28 juin 1919, l’Allemagne était contrainte de signer le traité de Versailles : d’accepter le diktat des vainqueurs. Depuis, Erzberger, le signataire du traité, est mort assassiné par les jeunes demi-solde, par ces officiers humiliés qui rêvent à la revanche ; depuis la Reichswehr s’est reconstituée, indestructible comme une force vitale qu’on peut réduire, mais qu’on ne peut écraser, depuis Hitler est parvenu au pouvoir et Versailles est devenu la grande honte, l’odieuse trahison. Et, ce matin du 28 juin 1934, 15 ans plus tard, le deuil officiel, proclamé dans le ciel clair par ces drapeaux en berne dit bien que le IIIeme Reich n’oublie pas, ne veut pas oublier l’affront et la défaite. « Il y a vingt-cinq ans, dit un texte qui est lu dans les casernes, la glorieuse armée allemande, vos camarades, étaient trahis, poignardés dans le dos, cela jamais plus ne se reproduira. »


À l’aérodrome de Tempelhof, les drapeaux aussi sont en berne. Des S.S. en tenue de parade, le blanc des baudriers et des gants tranchant sur l’uniforme noir forment une allée jusqu’à l’avion. Le ciel s’est déjà couvert et les premières gouttes tombent quand, un peu avant 9 heures, arrivent Goering et Hitler. L’avion porte en lettres noires le nom du Generalfeldmarschall von Hindenburg. L’équipage est rangé près de la petite échelle de fer. Hermann Goering et Adolf Hitler paraissent joyeux. Goering en grand uniforme de général, une cape jetée sur les épaules, parle avec animation ; Hitler est en manteau de cuir, sa chemise blanche fait ressortir son teint pâle, il tient sa casquette à la main. Le Führer salue l’équipage ; Goering plaisante avec le pilote, puis les deux hommes disparaissent dans l’appareil. Il est 9 heures. L’immense et lourd drapeau rouge à croix gammée claque maintenant dans le vent et la pluie s’est mise à tomber régulière.

Elle tombe à flots quand l’avion se pose sur l’aérodrome de Essen-Mülhleim. L’arrivée du Führer a été tenue secrète jusqu’à la dernière minute. Depuis le matin pourtant des S.A. sont là, sous la pluie, postés tous les dix mètres le long de la route qui conduit à Essen et que les voitures officielles suivent maintenant. Dans la ville, les guirlandes, les drapeaux, la foule dense sur les trottoirs annoncent un jour de fête : hier soir, c’était le défilé aux torches, aujourd’hui, c’est le mariage du Gauleiter Terboven. Devant l’hôtel Kaiserhof, la foule est nombreuse, elle stationne malgré la pluie, acclame Goering et Hitler et les attendra près d’une heure avant de les revoir rapidement, suivis de l’aide de camp Brückner, du docteur Dietrich, de l’Oberführer Schaub, au moment où, quittant l’hôtel, ils gagnent la mairie d’Essen.


Les voitures avancent lentement par la Huyssenallee et enfin se rangent devant l’Hôtel de ville. La foule est immense : elle crie son attachement au Führer. lise Stahl, la mariée, est là, drapée dans une robe longue de soie blanche, un large diadème dans les cheveux, son regard est fixe, comme dans une extase et elle serre contre elle un bouquet de roses. À ses côtés, marche le Gauleiter Terboven, son bras gauche entouré par le brassard à croix gammée, la Croix de fer à sa poitrine. Avec ses cheveux lisses, sa raie sur le côté, son visage résolu et glabre, il semble un très jeune homme. Deux enfants – une fille et un garçon – des Jeunesses hitlériennes tiennent la traîne de la mariée et derrière eux, sévères, Hitler et Goering. Tout est lent, lourd, emphatique dans cette grande salle de l’Hôtel de ville d’Essen : les femmes, au fond de la pièce, sont elles aussi en robes longues, les hommes en uniforme ; on reconnaît parmi eux des S.A. – Führer et d’abord Karl Ernst, le S.A. – Gruppenführer de Berlin qui, hier soir, festoyait encore dans la capitale et qui a tenu à assister au mariage avant de partir pour son propre voyage de noces. Ils sont là, S.A. et S.S., côte à côte, se demandant sans doute pourquoi le Führer et Goering ont jugé bon d’honorer de leur présence ce mariage. Ernst se penche vers son voisin, un officier de l’Ordre noir : l’entente politique et humaine paraît régner ici. Une femme en robe longue salue, le bras tendu, seule, regardant fixement le Führer, cependant que s’immobilisent lise Stahl et le Gauleiter Terboven devant le docteur Reismann-Grone, maire d’Essen. S.A. et S.S. sont côte à côte, écoutant le discours qui va célébrer ces noces des nouveaux temps, solennelles, symboliques et que, dans quelques heures, quand le sang aura jailli, que les corps des S.A. tomberont sous les balles de leurs camarades, Ernst exécuté lui aussi, on n’appellera plus que « les noces sanglantes d’Essen ».


« Un étrange bonheur est répandu aujourd’hui sur Essen, commence Reismann-Grone. Sur le tronc antique du chêne qui est l’arbre généalogique des DarBoven et qui, depuis 1550, enfonce ses racines dans notre lourde terre, la terre de notre Stift (monastère), le rejeton Joseph Terboven a conclu une alliance. »


Tout le monde s’est assis. Hitler, les mains posées l’une sur l’autre, semble écouter intensément. Goering, à ses côtés, a le visage figé par un sourire. Le maire d’Essen parle : « Le chef politique de la province rhénane du Nord-Ouest est pour nous les anciens, une promesse d’avenir » dit-il. Dehors la foule crie et on entend les hourras poussés par les jeunes de la Hitler-Jugend. Ernst et le S.A. Obergruppenführer Prinz August Wilhelm sont côte à côte, tranquilles et près d’eux des officiers S.S., impassibles. Qui sait déjà dans cette salle de l’Hôtel de ville d’Essen qu’un ordre secret de mobilisation de toutes les unités S.S. a été transmis ? Qui sait que le capitaine Ernst Roehm, qui, ce jeudi 28 juin au matin, fait comme à son habitude sa promenade sur les bords du lac de Tegernsee, vient d’être exclu du Cercle des officiers allemands et de toutes les associations d’anciens combattants, qu’ainsi l’Offizierskorps vient de le rejeter, de le livrer ? « Le Gauleiter Joseph Terboven, continue le maire, épouse une jeune fille venue de l’Est le plus lointain, dont les ancêtres étaient résistants comme l’acier (ne s’appelle-t-elle pas Stahl ?) c’est un heureux symbole. Car cette tendre fleur qui arrive d’une province éloignée n’est pas une étrangère. Elle aussi est membre de notre parti et nous avons tant d’amour pour elle qu’elle trouve ici sa nouvelle patrie. »


Assourdis, lointains, parviennent les hurlements des sirènes qui signalent un changement d’équipes dans les usines sombres et noires qui ceinturent Essen : là-bas, dans les galeries bruyantes où résonnent les coups sourds des marteaux-pilons, où éclatent les gerbes d’étincelles, où l’acier flamboyant roule sur les laminoirs, on forge la puissance de l’Allemagne nazie, ce IIIeme Reich dont les chefs sont rassemblés ici. « Cette cérémonie constitue un événement historique et politique, poursuit le docteur Reismann-Grone. Notre Essen, la millénaire Assindi, a vu Charlemagne, elle a vu Otto le Grand, elle a vu le dernier des Hohenzollern. C’est une citadelle solide. C’est un lieu d’accueil paisible. Mein Führer, et vous, Monsieur le Premier Ministre, vous êtes les hôtes bienvenus de la grande cité de la métallurgie. »


Dehors retentissent les Sieg Heil en l’honneur du Führer et du couple, Hitler et Goering se lèvent et inaugurent le nouveau livre d’or de la cité. Puis, à travers la ville et les hourras, le cortège officiel se dirige vers la cathédrale pour le mariage religieux. Devant l’église, sur la Adolf-Hitler-Platz, les jeunes gens de la Hitler-Jugend ne vont pas cesser de crier en cadence leur enthousiasme, attendant la sortie du Führer ; c’est seulement quand les dernières voitures ont quitté la place qu’ils se dispersent.


L’ATTITUDE DE LA REICHSWEHR.

Le repas de noce est solennel, Goering y prend la parole, des Sieg Heil sont lancés, puis le S.S. – Gruppenführer Zech, dans une courte allocution, tourné vers les S.A. déclare : « Je célèbre ici la vieille camaraderie, la bonne vieille camaraderie, entre S.S. et S.A., la camaraderie de combat qui unit les S.S. et les S.A. aux travailleurs manuels et intellectuels. »


Il est environ 16 h 30 le jeudi 28 juin. C’est exactement l’heure à laquelle le général Beck, chef du Truppenamt, rappelle à ses officiers qu’ils doivent avoir constamment une arme à portée de la main. Dans la cour de la Bendlerstrasse, des coups de sifflets retentissent, des soldats courent, se rangent rapidement devant le Hauptmann de service. Les faisceaux sont formés avec les fusils et les hommes montent dans la cour, en créneaux, des chevaux de frise. Des officiers qui rentrent de permission sont sévèrement contrôlés à l’entrée du ministère et, ahuris, regardent la cour de la Bendlerstrasse organisée comme pour soutenir un siège. On les avertit qu’ils sont consignés car la menace d’un putsch S.A. ou d’éléments communistes qui ont noyauté la Sturmabteilung est sérieuse. Le putsch serait imminent. De la Bendlerstrasse, par téléphone, les dernières directives partent pour les Etats-majors des différentes régions militaires. Elles sont précises :


1) avertir dans chaque caserne un officier sûr de la menace du putsch SA. ;


2) vérifier les consignes d’alerte ;


3) vérifier la garde des casernes ;


4) vérifier la garde des dépôts d’armes et de munitions ;


5) ne pas éveiller l’attention.

La dernière consigne étonne certains officiers : mais peut-être veut-on prendre les S.A. la main dans le sac ?

Cependant Ernst a regagné Berlin et il prépare ses bagages pour son voyage de noces : les noces d’Essen, la présence de Hitler, l’unité affirmée des S.S. et des S.A., comment tout cela n’aurait-il pas rassuré le S.A. – Gruppenführer ? Le congé de la Sturmabteilung commence le 1er juillet, dans deux jours : que peut-il se passer en quarante-huit heures alors que le Führer, loin de Berlin, honore une union de sa présence ou visite les usines Krupp ?


C’est vers 17 heures en effet, que Adolf Hitler, accompagné par Brückner, les Oberführer Dietrich et Schaub, est arrivé devant les bâtiments de la Firme. La haute cheminée de 69 mètres et de 9,50 m de diamètre à la base est couronnée d’un grand drapeau nazi. Dans le hall d’honneur du bâtiment administratif principal Krupp von Bohlen und Halbach et Mademoiselle Irmgard von Bohlen accueillent le Führer comme d’autres Krupp avaient accueilli les empereurs d’Allemagne et les rois allemands. Un éminent technicien fait au Führer les honneurs de l’usine : on visite la forge, les ateliers, les laminoirs, la fabrique de camions. Dans la pénombre fraîche ou brûlante, dans l’air chargé des odeurs fortes et âcres de l’acier en fusion, Hitler fasciné écoute à peine les indications. Il regarde ces jets d’or et de rouge qui jaillissent dans les creusets, ces lingots incandescents qui roulent et s’aplatissent sous la pression tonitruante des marteaux-pilons hauts comme deux étages. Ici, il puise sa force, ici est un empire, l’empire Krupp dont son empire à lui, le Reich, ne peut se passer. Krupp montre au Führer une plaque commémorative où on lit : « A la mémoire des camarades de l’entreprise qui, le 31 mars 1923, sont tombés sous les balles françaises à cet endroit ».


C’était le vendredi saint, les troupes françaises occupaient la Ruhr. Un de leurs détachements est entré dans l’usine en grève vers 9 heures du matin, là, dans le hall de montage des camions Krupp. Les ouvriers protestent, se groupent, deviennent menaçants. Vers 11 heures du matin, les Français tirent : on relèvera sur le sol gris couvert de poussière de charbon et d’éclats de métal 11 morts et 30 blessés graves. Les ouvriers, dit Krupp, exprimaient leur solidarité avec l’entreprise, avec l’Allemagne.

Hitler écoute : 1923, l’occupation de la Ruhr, c’était le temps des débuts quand, fouetté par l’action française, le nationalisme allemand se redressait vigoureusement et que le nazisme y puisait ses premières forces. Aujourd’hui, vingt-cinq ans après Versailles revoici le Reich debout et les usines Krupp puissantes. Autour du Führer les ouvriers se sont rassemblés et applaudissent. Puis, Hitler a un long entretien avec Krupp : peut-être le Führer de la sidérurgie allemande s’est-il, comme on l’a dit, plaint de l’activité des S.A., de leurs revendications, du désordre qu’ils font régner, de leurs appels incessants à une seconde révolution.

Quand Hitler quitte les bâtiments de Krupp, il semble préoccupé. Les voitures officielles filent à vive allure vers le centre d’Essen, vers l’hôtel Kaiserhof où Hitler doit séjourner. Là, dans le grand salon de l’hôtel transformé en bureau de travail, le Führer dépouille les messages. Himmler les a multipliés : ils font tous état du putsch S.A. qui se prépare, ils contiennent les indications précises sur l’armement de telle ou telle unité de la Sturmabteilung, sur les propos des membres des Sections d’Assaut. Hitler réunit ses collaborateurs : Goering est toujours présent ; Lutze, le Führer S.A. digne de confiance assiste à l’entretien. Himmler continue de téléphoner : la S.A. selon lui va s’attaquer à la Reichswehr. Au même moment, les services du S.D. de Rhénanie communiquent une nouvelle information : des S.A. auraient molesté un diplomate étranger dans la région du Rhin. Tout dans le récit est imprécis, vague, sent la provocation ou l’événement forgé de toutes pièces. Mais Hitler explose : la S.A. est un danger pour la sécurité de l’Allemagne. S’il est vrai que Krupp lui-même l’a mis en garde contre les Sections d’Assaut, la colère du Führer s’explique. Les trois éléments essentiels de sa politique : la puissance économique, la puissance militaire et les relations extérieures, sont perturbés par les S.A.

Il demande immédiatement, de l’hôtel Kaiserhof, à communiquer avec la pension Hanselbauer, à Bad Wiessee. À Roehm, il confirme la nécessité d’une explication urgente : il sera à Bad Wiessee, comme convenu, le 30 juin à 11 heures, tous les Obergruppenführer de la S.A., les Gruppenführer, les inspecteurs de la S.A. devront être convoqués par Roehm pour cette confrontation. Roehm ne s’étonne pas : il a commandé, dit-il, un grand banquet à l’hôtel Vierjahreszeiten, il y aura un menu végétarien à l’intention du Führer.

Après ce coup de téléphone, Hitler se détend. Il échange quelques mots avec le personnel de l’hôtel, accompagne Goering jusque sur le perron du Kaiserhof puisque le ministre de Prusse regagne Berlin. Pendant que la voiture de Goering démarre, Hitler salue la foule qui l’acclame. Pourtant Lutze a l’impression que le Führer, rentré dans l’hôtel, retrouve son inquiétude, ses hésitations, maintenant que Goering est parti, qu’il est à nouveau seul en face d’une décision à prendre qui engage son pouvoir, qui tranche avec tout un pan de son passé, avec son vieux camarade Roehm : une décision qui, comme tout choix, est un coup de dés.

Mais si Hitler est encore, alors que s’achève cette journée du jeudi 28 juin irrésolu, hésitant, seulement sûr qu’il ira à Bad Wiessee, d’autres savent ce qu’ils veulent et pourquoi, et comment l’obtenir. « J’ai eu le sentiment, dira Lutze plus tard, que certaines gens avaient intérêt à profiter de l’absence de Hitler pour accélérer le train de l’affaire et parvenir à une conclusion rapide. »

Et pour eux, chaque heure compte. Ils créent, ils amplifient les différents bruits, les plus alarmistes, ils font pression sur les officiers qui, à l’état-major de la Reichswehr, ont leur confiance pour que les consignes d’alerte soient renforcées et précisées : il leur faut créer dans les cercles officiels une atmosphère d’inquiétude qui permettra toutes les exactions. Il faut accuser les S.A. pour pouvoir les abattre ou simplement pour qu’on les laisse abattre. Il faut faire naître un état de crise.


Dans la nuit du 28 au 29 juin, à Munich, l’officier de la Reichswehr Stapf, qui commande la nouvelle section motorisée de reconnaissance n° 7 reçoit ainsi des précisions de l’état-major : les officiers ne doivent pas quitter les casernes, l’ordre est impératif. Le texte ajoute qu’ils sont menacés directement, les S.A. ayant établi des listes d’officiers à abattre. Dans les unités, les services de l’armement reçoivent l’ordre de distribuer aux hommes de garde des munitions de guerre. Dans les cours des casernes de Munich, devant les magasins d’armes et de munitions, les hommes des compagnies de garde, à tour de rôle, viennent prendre leurs cartouches. Des officiers surveillent la distribution. Les plus vieux évoquent les années 23, le temps des putschs.


À quelques dizaines de kilomètres de Munich, jeudi 28 juin, alors qu’on distribue ces munitions, Roehm, que le corps des officiers a abandonné, fait expédier les premiers télégrammes qu’il adresse aux Obergruppenführer des S.A., aux principaux chefs et inspecteurs des Sections d’Assaut pour les convoquer à la réunion du samedi 30 juin 1934 à 11 heures, en présence du Führer. Dans la pension Hanselbauer, l’atmosphère est toujours à la confiance, à l’attente tranquille de l’arrivée du Führer. Roehm est allé en personne à l’hôtel Vierjahreszeiten pour indiquer au directeur que la présence du Führer est confirmée et qu’il importe de veiller tout particulièrement au banquet. La garde personnelle de Roehm assurera la protection du Führer et dès le vendredi 29 juin, elle viendra protéger l’hôtel. Puis le chef d’État-major est rentré à la pension Hanselbauer.


À Berlin, les premières épreuves d’un texte, des feuilles grasses encore d’encre noire, viennent d’être posées sur les larges tables de l’imprimerie. Deux officiers d’état-major, envoyés de la Bendlerstrasse, sont là, à les lire attentivement avec le rédacteur en chef, cependant que tournent les rotatives et que dans le bruit feutré du papier que l’on presse et de l’encre qui s’imprègne, minutieusement, les deux officiers lisent le texte. « La Reichswehr se sent en union étroite avec le Reich d’Adolf Hitler. Les temps sont passés où les gens intéressés des divers camps se posaient en oracles de l’énigme de la Reichswehr. Le rôle de l’armée est clairement déterminé : elle doit servir l’État national-socialiste qu’elle reconnaît. Son coeur bat à l’unisson avec le sien... Elle porte avec fierté l’insigne de la reconnaissance allemande sur son casque et sur son uniforme. Elle se range disciplinée et fidèle, derrière les dirigeants de l’État, derrière le Maréchal de la Grande Guerre, le président von Hindenburg, son chef suprême, ainsi que derrière le Führer du Reich Adolf Hitler, qui, issu des rangs de l’armée est et restera toujours l’un des nôtres. » Au bas de l’article, un nom en grosses lettres, général von Blomberg, ministre de la Défense : Gummilöwe (le lion en caoutchouc).


Les officiers donnent leur accord : l’article de l’homme qui incarne l’armée va être imprimé en première page du Völ kischer Beobachter du vendredi 29 juin. Il dit que la Reichswehr, par la plume de la plus haute autorité, approuve par avance les actions du Führer. Déjà, la Reichswehr a, ce matin, rejeté Roehm de ses rangs, maintenant elle proclame que, prête à suivre Hitler, avant même que les premières rafales claquent elle accepte toutes ses décisions.


Il reste au Führer, alors que les premiers exemplaires du journal s’entassent les uns sur les autres dans l’imprimerie berlinoise, à choisir, à agir.

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