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SAMEDI 30 JUIN 1934


Aéroport de Bonn-Hangelar, 1 heure 50

(du vendredi 22 au lundi 25 juin 1934)


L’ENVOL

Samedi 30 juin, 1 h 50. La brise s’est levée. Douce et régulière, elle vient du Rhin poussant vers les hauteurs la brume humide. Autour de l’avion, les personnalités nazies se sont rassemblées. Goebbels serre des mains. Hitler, soucieux, fait de brefs et mécaniques saluts nazis, puis le Führer monte l’étroite échelle de fer et le pilote qui est déjà dans l’appareil lui tend la main ; Goebbels, qui semble soulever avec peine sa jambe raide, grimpe à son tour ; Brückner disparait le dernier se courbant en deux pour pouvoir se glisser dans l’avion. Il est 1 h 50 du matin. De la tour de contrôle, une petite construction blanche, basse, éclairée, un signal lumineux confirme l’indication radio : le pilote lance les moteurs les uns après les autres et leur vrombissement aigre d’abord, puis régulier, résonne, répercuté au loin par les hauteurs qui bordent le fleuve. L’appareil commence à rouler lentement, cahotant, prenant la piste qui se dirige vers le Rhin, affrontant la brise de face, accélérant, arrachant d’abord son empennage du sol, puis augmentant encore sa vitesse et décollant enfin aux limites est du terrain, passant au-dessus des barrières, faisant courber les herbes. De la tour de contrôle au pied de laquelle quelques officiels se sont rassemblés, on n’aperçoit plus bientôt que les feux de position rouges et verts qui clignotent dans la nuit qui semble déjà, vers l’est, devenue moins noire et plus grise. Alors que les chefs nazis qui ont accompagné le Führer se dirigent vers les voitures, l’avion prend en enfilade la vallée du Rhin, puis amorce une courbe vers le sud-est, vers Munich.

Très vite l’avion a laissé à sa droite la ville de Bonn, signalée sous la brume par le pointillé des lampadaires.


LA MULTIPLICATION DES INCIDENTS.

Bonn : le vendredi 22 juin, il y a à peine une semaine, l’université de la ville a été le théâtre d’un incident qui inquiète les nazis. Ce matin du vendredi 22 juin, le Gauleiter Grohé, le responsable des organisations nazies, est reçu à l’université. Autour de l’ancien château des archevêques électeurs de Cologne qui abrite l’université, le service d’ordre des groupes nazis est impressionnant : jeunes de la Hitler-Jugend, S.S. et S.A. placés près de l’entrée principale et, dispersés dans le grand jardin qui se trouve derrière le château, de nombreux policiers déambulent dans les allées. Grohé doit parler dans la salle des fêtes de l’université, l’Aula monumentale. Les professeurs, les dignitaires nazis sont au premier rang. À l’entrée du Gauleiter, les étudiants se sont levés. Les représentants des Corporations sont placés sur l’un des côtés de l’amphithéâtre. Le Gauleiter commence son discours dans le silence : il parle du conflit qui oppose la jeunesse hitlérienne et les organisations confessionnelles d’étudiants, il évoque des incidents qui ont eu lieu, il excuse naturellement les violences des Hitler-Jugend : « Si la Hitler-Jugend a été parfois maladroite dans ses méthodes, c’est l’esprit de la jeunesse qui explique cela. Les responsables de la Hitler-Jugend ont pour tâche de ramener cet esprit révolutionnaire de la jeunesse dans les limites nécessaires ». Ainsi sont absoutes les agressions, les vindictes dont se sont souvent rendues coupables les Jeunesses Hitlériennes. Brusquement, alors que le Gauleiter Grohé continue de parler, les représentants des Corporations sans un mot se lèvent et quittent la salle en groupe. Grohé s’interrompt, un murmure parcourt l’assistance, un professeur se lève puis se rassied jugeant son intervention inutile, enfin la séance reprend, mais le malaise est perceptible et le Gauleiter abrège son intervention. Il quittera rapidement le château dans sa lourde voiture noire, salué par les autorités universitaires. Sur le visage du Recteur on lit l’inquiétude et le désespoir, le Gauleiter Grohé paraît hors de lui.


Le camouflet qu’il vient de recevoir est d’importance : la presse ne s’en fera pas l’écho, mais les nazis s’inquiètent. Après le discours du vice-chancelier Papen à Marburg et l’accueil qu’il a reçu des étudiants et des universitaires, l’incident de Bonn semble indiquer que les nazis ne parviennent pas à arrêter la montée de l’opposition dans les milieux intellectuels : n’est-ce pas un signe de plus indiquant que dans les cercles modérés, conservateurs, intellectuels, religieux, on s’écarte du régime ?

N’est-ce pas la preuve qu’il faut réagir vite, montrer à l’Allemagne, aux opposants de tous bords que le nazisme ne peut ni se dissoudre, ni se balayer, qu’il tient l’Allemagne et assurera l’ordre à n’importe quel prix ?


Les services de Berlin sont avertis par Bonn de l’incident. Himmler et Heydrich réunissent immédiatement leur État-major . Le général Reichenau est présent à la réunion qui se tient au siège de la Gestapo. Les premières décisions concernant la mise en oeuvre du plan de liquidation des opposants – et d’abord naturellement des S.A. – sont prises et transmises. Ce vendredi 22 juin, l’Oberabschnittsführer S.S. Freiherr von Eberstein reçoit l’ordre de mettre ses troupes en état d’alerte. Reichenau pour sa part s’engage à avertir les cadres supérieurs de la Reichswehr de l’imminence de l’action. Ce jour-là aussi, on essaie de prévenir la chancellerie du Reich. Mais le Führer vient de quitter Berlin. À peine rentré de Neudeck, après une nuit passée dans l’austère et massif bâtiment officiel, il a, tôt le matin de ce vendredi, gagné l’aéroport de Tempelhof, pris son avion et décollé vers la Bavière, les montagnes apaisantes de l’Obersalzberg et de Berchtesgaden. Fuite, refus de choisir, souci de laisser faire les autres et le temps ? Hitler ressemble à l’un de ces rois hésitants qui se réfugient loin des complots qu’ils ne veulent pas voir, ou bien à l’un de ces oiseaux de proie qui tournoyaient dans le ciel de l’Allemagne avant de plonger comme une pierre sur leurs victimes.

Il vient donc de quitter Berlin laissant une fois de plus les chefs de la S.S., de la Gestapo et de l’armée dans l’incertitude. Mais maintenant, les hommes du Freiherr von Eberstein dans les casernes S.S. vérifient leurs armes, les gardes sont renforcées, les permissions supprimées. Hitler semble ne rien vouloir savoir de tout cela, de ce grouillement d’ombres qui placent leurs pièges et préparent l’assaut.


Ils utilisent tous les événements, les faits divers pour accroître l’inquiétude. Le vendredi 22 juin, toujours, un corps affreusement mutilé est découvert à Gollmütz, près de Schwerin, dans cette région où les collines boisées et les lacs donnent au Mecklembourg le visage d’une contrée riante et douce. Le corps est là, dans l’herbe : les bras sont presque détachés du tronc, le cou est à demi tranché comme si le meurtrier avait essayé en vain de dépecer le cadavre. Les officiers de police, le médecin légiste, les fonctionnaires de l’identité judiciaire entourent le corps. Finalement un témoin reconnaît la victime : il s’agit du régisseur Elsholtz qui administre un domaine avec l’autorité de ces « chefs » d’exploitation agricole rudes avec la terre, les animaux et les hommes. Mais Elsholtz n’est pas que cela : il est aussi trésorier général du parti nazi. Le meurtre dès lors devient une affaire politique. Un certain Meissner est arrêté, il serait le coupable, assassin par vengeance, ulcéré par ces rivalités « paysannes » qui rongent les hommes liés au sol. Cependant les milieux nazis ne se contentent pas de cette explication : Meissner serait proche des milieux catholiques ; l’agence D.N.B. dément mais le bruit est répandu à Berlin par les agents de Heydrich et de Himmler. L’enquête d’ailleurs s’oriente vers la thèse du meurtre politique : 11 personnes sont arrêtées dont 9 font partie de la Deutsche Jugendkraft, organisation de la jeunesse catholique. Le samedi 23 juin, le Westdeutscher Beobachter, publie un article incendiaire, le parti catholique Zentrum, le journal du Zentrum, Germania, sont déclarés responsables de l’assassinat d’Elsholtz : si ces milieux n’attaquaient pas constamment les nazis, écrit le journal nazi, de tels actes ne se produiraient pas. Messieurs les catholiques conservateurs poussent au meurtre des bons Allemands ! L’accusation est précise et elle contient une menace grave. Les hommes du Zentrum protestent, mais leurs démentis se perdent dans le flot des nouvelles orientées. La tension monte donc et les dirigeants nazis l’utilise pour préparer l’opinion.


Le samedi, à Potsdam dans la ville de Frédéric le Grand, a lieu l’enterrement d’Elsholtz. La cérémonie est imposante : les tambours résonnent lugubrement dans la grande allée qui conduit à la Nikolaikirche, la grande église à dôme, qui se trouve sur la place de l’Altmarkt. Le cortège s’approche d’un pas lent, les groupes se scindent passant de part et d’autre de l’obélisque dressé au milieu de la place, décoré de médaillons du Grand Électeur et des trois premiers grands rois de Prusse. Le cortège funèbre avance : en tête marchent le ministre Ley et le Gauleiter Oberpräsident de Berlin Kube. Après la cérémonie à la Nikolaikirche, le cortège s’ébranle à nouveau, se dirigeant vers le cimetière de Potsdam : là, l’inhumation a lieu alors que s’inclinent les étendards à croix gammée. Les nazis ont un nouveau martyr.


Après la cérémonie à Potsdam, les personnalités regagnent Berlin rapidement : la plupart sont mobilisées pour prendre la parole à l’une ou l’autre des grandes manifestations que les nazis continuent d’organiser pour célébrer la fête païenne du Solstice d’été.


LA MISE EN CONDITION.

Et tout semble se prêter à cette exaltation de l’épanouissement de la nature. Le ciel, au-dessus de l’Allemagne, en ce samedi 23 juin est d’une beauté légère, les couleurs des lacs et des prés sont douces, c’est moins l’été que l’éclat du printemps. Ley ne s’arrête pas à Berlin. Il se fait immédiatement conduire à Tempelhof où un appareil Junkers l’attend. Dans l’avion, il revoit son discours : il doit parler au début de l’après-midi à Oberhausen, dans la Ruhr. De la carlingue, étroite, où sont assis les uns derrière les autres de part et d’autre les collaborateurs du ministre, on aperçoit les hauteurs qui, au sud, marquent le début de ce coeur hercynien de l’Allemagne avec les masses sombres des forêts, les nuages bourgeonnants et blancs qui commencent à s’élever au-dessus des sommets. Au loin, vers l’avant, une couverture grise et floconneuse que crèvent des colonnes de fumées noires annonce la Ruhr, ses aciéries, le royaume de Krupp et le coeur martelant de la puissance germanique.


Précisément, ce 23 juin, le général Blomberg transmet à la chancellerie du Reich, pour le Führer, un mémorandum, préparé par le général Thomas, spécialiste des questions économiques de la Reichswehr, et qui réclame un dictateur économique pour organiser le réarmement de l’Allemagne : ce dictateur ce devrait être Schacht. Il faudrait liquider l’actuel ministre Schmitt qui veut favoriser une hausse du niveau de vie. Avec Schacht, la production passera avant la consommation et tout sera orienté vers la fabrication de ces barres d’acier qui deviennent des tubes de canon ou des affûts de pièce et qu’on forge depuis plus d’un siècle dans cette Ruhr vers laquelle se dirige l’avion de Ley.


C’est une fois de plus le miracle de l’avion utilisé systématiquement par Hitler et les nazis qui leur permet d’être ainsi dans plusieurs villes d’Allemagne dans la même journée. Le matin, enterrant Elsholtz à Potsdam, l’après-midi parlant aux ouvriers d’Oberhausen.

« Le national-socialisme, s’écrie Ley, veillera à ce que tous prennent leur part des sacrifices nécessaires et il ne tolérera pas que quelques hyènes du champ de bataille tirent profit de ces sacrifices. »

Les groupes nazis applaudissent, les ouvriers sont plus réservés. « Que personne, lance encore Ley, ne s’imagine qu’il pourra vivre comme autrefois... Celui qui espère pouvoir se réfugier sur une île des bienheureux, celui-là commet une erreur immense... »

La mise en condition continue ; pas de pitié pour l’ancien monde, pas de survie possible pour les moeurs d’autrefois, répètent les chefs nazis. On ne peut plus vivre comme avant. Gare à ceux qui s’obstinent.


À quelques kilomètres à peine d’Oberhausen où parle le ministre Ley, à Duisbourg, le grand port enfumé de la Ruhr, le ministre Joseph Goebbels s’est chargé d’animer le Gauparteitag (la journée du Parti pour le Gau d’Essen). Il arrive à 14 heures sur le terrain d’aviation pavoisé. Puis ce sont les réceptions, les visites au Hall de la foire d’exposition d’Essen où sont réunis les membres des organisations féminines du Parti. On présente au malingre Goebbels la présidente Madame ScholzKlink : les musiques jouent, les oriflammes nazies sont agitées à bout de bras par des jeunes filles. Goebbels ravi, sourit et son visage paraît encore plus grimaçant. Entre 16 heures et 17 heures au milieu des hurlements des sirènes, Goebbels parcourt les eaux noires du port de Duisbourg où les lourdes péniches chargées de charbon et de minerai de fer ne cessent d’accoster. Enfin, sur le grand stade de Duisbourg c’est la parade attendue : cent cinquante fanfares de la Jeunesse hitlérienne jouent à tour de rôle. Il fait frais : les flammes des torches s’allongent en même temps, couchées par la brise. À 20 heures 57, 1 000 garçons et filles des organisations nazies entonnent le chant des reîtres. L’Allemagne éternelle faite de sève acide et brutale, l’Allemagne des forêts sombres, bondissante, fascinante et puissante semble s’être réveillée sous ce ciel gris chargé de fumées industrielles qui rappellent la force immense des aciéries ; le chant s’élève dans ce décor de cheminées et de poutrelles, de superstructures de grues et de puits de mine. À 21 heures, Terboven, le dirigeant nazi d’Essen prend la parole : quelques mots couverts par les acclamations pour annoncer Joseph Goebbels, cette petite silhouette nerveuse et blême qui monte à la tribune dans la lumière des projecteurs. Il ne mâche pas ses mots : « Il faudra maintenir un bas niveau de salaires, dit-il, parce qu’il a fallu donner du travail à 4 millions de chômeurs. » Les haut-parleurs répercutent au loin, dans la nuit, la voix nasillarde de Joseph Goebbels. Il brosse le programme du parti, « construire un avenir heureux... Ce sera la mission de la jeunesse de le réaliser ». Les cris montent des milliers de poitrines juvéniles : la ferveur et l’enthousiasme éclatent dans cette nuit joyeuse. « Notre mouvement est devenu notre deuxième patrie, nous avons lutté pour qu’il devienne grand. Nous voulons veiller sur ce mouvement comme sur la prunelle de nos yeux », achève-t-il en martelant ces mots. Déjà il avait lancé les mots de fidélité, de constance, de simplicité dans le style de vie. Comment les initiés ne penseraient-ils pas à la Sturmabteilung ? Goebbels a parlé une vingtaine de minutes. À 21 heures 30, le défilé commence au chant du Horst Wessel Lied. Les 150 fanfares accompagnent la marche et à 22 heures 05 s’ouvre la fête du Solstice. Le nazisme tient la jeunesse dans son poing et elle s’exalte croyant avec l’ardeur de ses vingt ans retrouver une force profonde et naturelle. À 22 heures 30, Goebbels quitte le stade où la joie est générale et prend la route pour Osnabrück où il doit à nouveau parler le lendemain.


En arrivant à Osnabrück tard dans la nuit, Joseph Goebbels trouve les nazis de la ville préoccupés. Des nouvelles parvenues de Quentzin, près de Greifenhagen font état d’incidents entre les S.A. et l’association nationale-socialiste des anciens combattants. Le Sturmführer S.A. Moltzahn, l’un des plus anciens chefs S.A. de Poméranie – il fait partie du mouvement national-socialiste depuis 1924 – était à l’honneur ce samedi 23 juin. Dans la petite ville grise, on célébrait aussi la fête du Solstice d’été. Les S.A., les membres des organisations de jeunesse écoutaient le discours du Sturmführer. Les Heil se répètent, scandant les phrases du chef S.A. Mais quand celui-ci veut donner des ordres au chef de la formation des combattants, l’ancien combattant Kummerow, celui-ci refuse. Kummerow s’empare d’un gourdin de chêne, en menace le S.A., puis on en vient aux mains et finalement Kummerow se saisit du poignard du S.A. et frappe Moltzahn à l’abdomen. Les S.A. se précipitent au milieu du tumulte, Moltzahn dont la chemise brune se rougit de sang s’est effondré : on arrête Kummerow. L’État-major de la Sturmabteilung s’enflamme. Goebbels à Osnabrück lit les premiers communiqués. La S.A. réclame la dissolution de l’Association d’anciens combattants, « le coup de poignard de Quentzin a atteint tous les Allemands ». Les autres communiqués de la S.A. condamnent par avance tous ceux qui voudront faire de l’incident une affaire individuelle. C’est, selon la Sturmabteilung, une affaire politique « Je ne connais rien de pire que toi et ta S.A. » avait à plusieurs reprises répété Kummerow en s’adressant à des S.A. Après avoir frappé Moltzahn, Kummerow a même lancé : « Si seulement j’avais pu lui transpercer les tripes. » « Un chef de la S.A. qui a sauvé l’Allemagne a été tué », répètent les S.A. Il est sûr qu’ils cherchent à se présenter en victimes : ce ne sont pas eux qui sont responsables du désordre. C’est eux qu’on frappe quand on veut frapper le national-socialisme. Voilà quels sont les résultats de la politique « modérée » des hommes qui conseillent le Führer. Il faut réagir, lance comme mot d’ordre la S.A. après l’incident de Quentzin. On ne peut plus laisser massacrer les héros du national-socialisme, les valeureux chefs S.A. Que va tenter la S.A. ? Dans le climat tendu de cette fin de juin, la question circule, angoissante, de la Bendlsrstrasse au 8 Prinz-Albrecht-Strasse, le siège de la Gestapo. Ceux-là même qui ont fait naître les faux bruits d’un complot S.A. qu’il faudrait déjouer commencent à s’inquiéter. Si réellement les hommes de Roehm prenaient de vitesse leurs adversaires et frappaient en se servant du moindre prétexte comme l’incident Quentzin ? On essaie, en ce 23 juin, de toucher Hitler, mais il est en route pour son chalet de Berchtesgaden et on ne peut le joindre. Goebbels téléphone longuement à Heydrich, puis à Himmler.


À Berlin, dans tous les groupes qui sont hostiles aux S.A., un pas de plus est ainsi franchi : l’inquiétude, la crainte d’être devancés poussent les uns et les autres à brûler leurs vaisseaux.


Ce samedi 23 juin, en fin de journée, le Generaloberst Fromm, chef des services généraux de l’armée, a rassemblé les officiers qui sont sous ses ordres pour une conférence confidentielle. Elle se tient à la Bendlerstrasse. Ne sont présents dans la salle au sol pavé de marbre blanc, raides sur leurs chaises à haut dossier symétriquement rangées autour de la longue table noire, que des officiers supérieurs. Le Generaloberst après un bref salut annonce solennellement qu’il tient de source sûre qu’un projet de coup d’État – un coup d’État imminent – a été mis au point par le capitaine Roehm qui compte agir avec l’aide des hommes de la S.A. L’armée doit être prête à intervenir pour assurer la défense de la légalité. Les officiers restent immobiles : ce n’est pas le lieu où l’on peut faire des commentaires.


Le lendemain, dimanche 24 juin, la nouvelle donnée par le generaloberst Fromm est confirmée : le général von Fritsch rassemble à son tour les officiers supérieurs présents à Berlin et leur ordonne de se préparer à faire échec à une tentative de putsch S.A. Toutes les informations, déclare Fritsch, tendent à prouver que le putsch S.A. est pour bientôt : quelques heures ou quelques jours au plus. Nécessairement, avant la mise en congé de la Sturmabteilung qui doit intervenir le 1er juillet. Les officiers supérieurs sont tenus de rassembler avec le maximum de discrétion leurs troupes et de les mettre en état d’alerte. Ainsi, après les S. S., la Reichswehr est donc à son tour sur pied de guerre. Et à Berlin, ce dimanche 24, les promeneurs d’Unter der Linden voient passer de nombreuses voitures de la police : depuis ce matin, elle aussi est en alerte. Autour des Sections d’Assaut, le piège se referme inexorablement.


Pourtant ces combattants des premières heures du nazisme, ces hommes qui ont participé aux assassinats et dont certains ont été mêlés à l’affaire de l’incendie du Reichstag, ces chefs S.A. qui, parce qu’ils connaissent le passé de leurs camarades aujourd’hui membres des S.S. ou de la Gestapo, qu’ils n’ignorent rien de tant de règlements de comptes maquillés en faits divers anodins, ces vieux Alte Kämpfer ne paraissent pas se méfier.


Devant la pension Hanselbauer face au lac, les voitures stationnent, les visites se succèdent, les S.A. de la région, les responsables qui arrivent de toute l’Allemagne sont détendus, joyeux. Certains, ce dimanche 24 juin, se précipitent dans l’eau glacée du lac de Tegernsee ; d’autres somnolent ou boivent. Roehm plastronne, entouré de ses jeunes aides de camp, il répète, devant des auditeurs nouveaux chaque fois, qu’il a confiance dans le jugement du Führer, son vieux camarade Adolf Hitler qui, finalement tranchera en faveur de la Sturmabteilung. Certains chefs S.A. expriment des inquiétudes : Roehm éclate de rire ou balaie d’un geste les objections : quand le Führer aura pris connaissance, ici-même, dans la grande salle de la pension Hanselbauer, des doléances des S.A., il ne pourra que s’incliner et leur donner raison. Et puis si... Le capitaine Roehm n’achève pas ses menaces à demi formulées, de toute façon, elles se situent dans l’univers de l’impossible. Et la fête éclate dans ce dernier dimanche de juin, on chante le Horst Wessel Lied, on boit la bière légère de Munich. Tour à tour, les chefs S.A. présents lèvent leurs chopes, prononcent des allocutions à la gloire de la Sturmabteilung. On flétrit les associations d’anciens combattants responsables du meurtre de Quentzin. Roehm dit quelques mots, puis l’on reprend en choeur des chants de guerre. Dans la petite ville, les curistes, paisiblement, longent le bord du lac. Des Munichois sont venus passer ce dimanche à la montagne : certains applaudissent ou saluent quand ils croisent les voitures des S.A. Il fait beau, l’air est vif et les uns encourageant les autres, des S.A. plongent à nouveau dans les eaux du lac.


LES DERNIERS PRÉPARATIFS

Pendant que les S.A., le corps nu, s’ébrouent dans l’eau bleutée du Tegernsee, au siège de la Gestapo, à Berlin, Himmler et Heydrich reçoivent les responsables S.S. d’Allemagne : la plupart sont arrivés à Berlin la veille et ont passé la nuit dans les casernes S.S. ou bien au 8 Prinz-Albrecht-Strasse. Maintenant, alors que Berlin sous le ciel d’été s’apprête à vivre un dimanche de détente, les officiers de l’Ordre noir sont réunis autour de leurs chefs. C’est Heydrich qui parle : toujours efficace et glacé, il va droit au but ; l’État-major de la Sturmabteilung, dit-il, prépare une révolte qui va être déclenchée avant peu, d’ici à quelques jours. Les mots tombent comme un couperet ; cette révolte S.A. devra être prévenue – Heydrich insiste sur le terme – et réprimée avec la plus extrême rigueur. Les listes des conjurés S.A. et de leurs complices ont été fournies déjà sous pli scellé aux différentes formations S.S. Le moment venu, l’exécution des ordres devra se faire sans défaillance. Avec la rigueur nationale-socialiste. Les complices qui n’appartiennent pas à la S.A. devront aussi être pourchassés. Il faudra suivre les consignes, sans considération du passé des complices, de leur grade dans la S.A. ou la Reichswehr.


Les chefs S.S. écoutent, enregistrent la détermination de Heydrich et de Himmler. Chez certains d’entre eux qui ont, pour différentes raisons, eu à souffrir des S.A., que la réussite de tel ou tel ancien camarade a ulcérés, la joie monte : enfin le jour est proche où leur rancoeur accumulée deviendra action politique bienfaisante pour l’Allemagne. Et ils liquideront aussi ces prétentieux qui ergotent et contestent parce qu’ils sont généraux de la Reichswehr ou conseillers de Franz von Papen.


Ce jour précisément, ce dimanche tranquille de juin où un degré de plus est franchi, le général von Schleicher regagne Berlin. Des amis sûrs, sans doute en poste à la Bendlerstrasse, l’avaient averti, au printemps, du danger qu’il pouvait courir. Il a entrepris un long voyage en voiture, après avoir séjourné un temps sur les rives apaisantes et verdoyantes du lac de Starnberg.


Maintenant, avec sa femme, il rentre dans la capitale et retrouve sa villa bourgeoise et cossue des faubourgs. Une fois de plus, il lui semble que son flair ne l’a pas trompé : le calme règne. Ses amis s’étaient inquiétés à tort. La vie va reprendre son cours. Schleicher ne se doute pas que ce même jour Heydrich, Himmler et les chefs S.S. achèvent leurs derniers préparatifs. Il ne sait pas qu’il figure sur leurs listes et que le dimanche 24 juin, coloré par la joie qu’il éprouve à retrouver Berlin, est son dernier dimanche.

Il ne voit pas, lui qui s’imagine être le général le plus politique et le plus habile de la Reichswehr, les signes qui s’accumulent : non seulement les voitures de police qui circulent lentement comme pour surveiller la ville pourtant tranquille, mais aussi cette interview du Chancelier Hitler qui paraît dans le News Chronicle et dans laquelle le Führer parle du « sacrifice », peut-être nécessaire « des amis des premiers jours ». Sans doute le général Schleicher comme tant d’autres Allemands et les chefs S.A., est-il rassuré par l’absence de Hitler dont la radio et la presse annoncent qu’il se repose dans son chalet de Berchtesgaden. Comment une opération brutale pourrait-elle se préparer alors que le Führer n’est pas à Berlin, qu’il pose pour les photographes en culotte tyrolienne et reçoit ses intimes dans le grand salon vitré qui domine les alpages ?


Et les cinquante mille personnes qui se rassemblent dans un grand parc de la banlieue sud de Berlin pour assister à la messe dominicale célébrée par Mgr Barres sont, elles aussi, tranquilles. Dans l’herbe courte et drue, les fidèles s’agenouillent, en longues files, ils se dirigent vers l’autel pour communier, puis le Dr Klausener, directeur général des Travaux publics du Reich, qui fait figure de leader des catholiques allemands, prend la parole. Son discours est modéré : il adresse même quelques éloges au gouvernement et se contente de réclamer le droit, pour les catholiques, de célébrer dignement leur culte. Mais n’est-ce pas précisément ce qu’ils font, ce qu’ils viennent de faire et n’y a-t-il pas là la preuve que tout est calme dans le IIIeme Reich ?

Le Dr Klausener est applaudi vigoureusement avec calme, résolution et tranquillité.


Au même moment dans une autre banlieue, l’enthousiasme se déchaîne sur le stade de Berlin. Des dizaines de milliers de spectateurs crient leur joie en agitant des drapeaux à croix gammée et des drapeaux bavarois ; à la dernière minute de jeu, l’équipe de football de Oberhausen, la célèbre Schalke 04 vient de briser le match nul et de marquer le but décisif contre le I.F.C. Nuremberg : elle remporte le championnat d’Allemagne. La foule reste longtemps sur les gradins à commenter les dernières passes : Kalwitzki a « feinté » deux défenseurs et glissé la balle à l’avant de Oberhausen Kuzonna qui a marqué. Puis la foule s’écoule joyeusement, les enfants sont sur les épaules de leurs pères, des ouvriers endimanchés des faubourgs de Berlin discutent âprement avant de se rendre dans les brasseries trinquer au vainqueur. Tout paraît normal dans la capitale, joyeux même, parce que la journée d’été est longue.


Les voitures noires des chefs S.S. qui regagnent leurs régions croisent à la sortie de la ville des groupes qui reviennent du rassemblement catholique ou du stade. Les S.S. passent, la foule s’écarte, des S.A. mêlés à elle saluent, goguenards.


Ces hommes en chemise brune que peuvent-ils craindre ? Ne sont-ils pas toujours les puissants Alte Kämpfer auxquels les ministres eux-mêmes rendent hommage ? Les S.A. de la Ruhr, mêlés aux travailleurs aux visages burinés, à la peau racornie et comme brunie par la lueur des forges et des fours sont rassemblés depuis le dimanche matin 8 heures 40 dans le hall n° 5 de la foire-exposition d’Essen-Mülheim. Ce grand bâtiment de ciment armé, démesurément long, gris, triste, avec sa voûte en arc brisé, ressemble au temple austère de l’industrie, puissante et sinistre. Une large allée a été aménagée au centre et les sièges ont été disposés de part et d’autre. Des drapeaux, d’immenses étendards à croix gammée, pendent des balcons, couvrent la tribune qui a été aménagée au milieu du hall. S.A., travailleurs, jeunes des organisations nazies attendent depuis le matin et sous la voûte résonnent les éclats de voix, montent les vapeurs de milliers d’haleines car, dans ce hall de ciment, la température n’est pas élevée. À 8 heures 45, le chef régional de la Hitler-Jugend grimpe à la tribune : la grande démonstration a commencé. Il faut lutter contre les préjugés sociaux et l’esprit de classe, on va brûler, lance-t-il, les casquettes des lycéens et des étudiants qui sont le signe des hiérarchies passées. Certains, dans le hall, commencent à hurler de joie, et les cris redoublent quand on annonce l’arrivée de Rudolf Hess : « Il faut une discipline à la jeunesse » dit l’adjoint du Führer, et les cris d’exploser. Bientôt, après que Hess a terminé son allocution, ce sont les chants qui retentissent, les S.A. présents crient avec les jeunes et quand, vers 10 heures, la voiture découverte où ont pris place Ley et Goebbels arrive devant le hall, c’est un salut violent qui court sous la voûte.

Les deux ministres portent une casquette, Goebbels, sur sa veste, arbore un brassard à croix gammée et assis à côté de Ley, Ley corpulent et massif, le ministre de la Propagande ressemble à un être inachevé, rabougri, grimaçant. Les deux ministres vont faire appel à la discipline. « Le pouvoir atteint son apogée, lorsque la violence n’est pas nécessaire » dit Ley. Pourtant Goebbels après avoir répété une formule voisine, lance, le poing serré, des attaques contre les ennemis du régime : « Ils se manifestent sous bien des masques, tantôt ils apparaissent comme des officiers de réserve ou comme des intellectuels ou comme des journalistes ou encore comme des prêtres », dit-il. Les S.A. présents hurlent à tout rompre. Karl Kuhder se souvient, il était au fond du hall, près de la porte avec d’autres S.A. Quand Goebbels a ajouté : « En fait, c’est toujours la même clique... Elle n’a rien appris. Elle ferait aujourd’hui ce qu’elle a fait hier », lui et ses camarades ont « reconnu leur Goebbels et leur Reich ». Enfin, à nouveau dur aux Junkers, aux officiers, aux intellectuels. Karl Kuhder et ses camarades ont acclamé Goebbels. « Nous avions tellement crié, dit-il, que nous étions totalement sans voix. » Ils n’ont pas écouté Goebbels répéter : « Notre révolution s’est développée sous le signe de la discipline et de la loyauté », mais ils ont hurlé de joie quand il a lancé : « Je suis persuadé que nous avons le pouvoir de faire tout ce que nous jugeons utile. Notre pouvoir est illimité. »


« Notre pouvoir est illimité » reprennent les S.A. et les jeunes de la Hitler-Jugend. Ils courent le long de l’allée, accompagnant Goebbels jusqu’à sa voiture. Une ovation salue son départ. « Nous croyions que l’on nous avait enfin donné raison, nous en étions sûrs », dit encore Karl Kuhder. Goebbels ne venait-il pas de condamner tous les Papen d’Allemagne, ceux que Roehm et les siens dénonçaient depuis des mois et des mois ? Karl Kuhder ajoute : « C’est vers 12 heures que Goebbels a quitté le hall d’Essen. On disait qu’il partait en avion pour Hambourg, qu’il devait assister au Derby allemand. »


LE DERBY DE HAMBOURG

Le ciel, au-dessus de Hambourg, est gris, des nuages légers, mais tenaces s’effilochent en bandes parallèles. Il tombe une petite pluie fine : la foule est considérable. Le Derby, créé en 1869, attire toutes les catégories sociales. Sur la pelouse, de nombreux ouvriers de Hambourg, des employés se pressent malgré la pluie. Un train spécial a amené, de Berlin, de nombreux diplomates qui doivent aussi assister à la Kieler-Woche – les régates de Kiel. Les personnalités, la plupart en uniforme, se saluent dans les tribunes. On reconnaît des membres du gouvernement du Reich, du gouvernement de Prusse, le Reichssportführer Tschammer von Osten. Sur la route qui vient de Hambourg, s’étire une file de voitures longue de plus de 5 kilomètres. Brusquement, une automobile officielle, escortée par deux motocyclistes double la file et on reconnaît Franz von Papen qui assiste au Derby. Il gagne la tribune centrale. De toutes parts, on accourt vers lui, les applaudissements éclatent. Le vice-chancelier raconte : « Je me rendis à Hambourg, pour assister au Derby d’Allemagne. À peine eus-je atteint les tribunes que des milliers de gens accoururent vers moi en criant « Heil Marburg, Marburg ! » Une manifestation vraiment inattendue de la part des Hambourgeois d’habitude plutôt flegmatiques, d’autant plus qu’il s’agissait d’une fête purement sportive ». Au fur et à mesure que la foule apprend la raison de ces applaudissements ils redoublent, on s’avance vers les tribunes. « Je pouvais à peine faire un pas sans me trouver bloqué par des centaines d’hommes enthousiastes, si bien que je commençais à me sentir quelque peu gêné », dit encore Franz von Papen.


Des officiers S.S. affichent leur mépris. Des S.A. bardés de décorations quittent les tribunes : la manifestation spontanée a un sens politique clair. On approuve Papen d’avoir su clamer quelques vérités sur le fonctionnement du IIIeme Reich.


Cependant les chevaux se sont présentés et l’attention se détourne de Papen. C’est la première course : Orchauf, à l’extérieur, une magnifique bête nerveuse, tendue, piaffe, alors que les jockeys tiennent bien en main Agalire qui est à l’intérieur, Palander au deuxième rang. Très vite, Graf Almaviva prend la tête du peloton qui court sous le ciel bas, dans le silence entrecoupé d’acclamations lointaines qui déferlent brutalement quand Athanasius, l’un des favoris, démarre, talonné par Blintzen. Course magnifique que ne trouble même pas le temps puisque la pluie a cessé : on voit simplement jaillir sous les sabots rageurs des chevaux des éclats de boue. À la fin de la première course, on entend à l’entrée du champ de course des acclamations, des mouvements agitent la foule, des officiers courent : le ministre Joseph Goebbels arrive d’Essen où il vient de prononcer un discours. On l’aperçoit qui gesticule, paraît s’indigner. Des informateurs lui racontent la manifestation en faveur de Papen. Il proteste, refuse de se trouver assis, à la tribune d’honneur, aux côtés de l’homme qu’il vient d’attaquer à Essen et qui symbolise cette « clique qui n’a rien appris ». Il se rend donc sur la pelouse parmi « les travailleurs du poing », le peuple des ouvriers allemands. On le reconnaît, on l’acclame. Papen note seulement : « Il obtint quelques applaudissements isolés – les Hambourgeois sont des gens polis –, mais ce fut tout. »

Papen hésite un instant puis sentant que la foule lui est favorable, il prend la décision d’affronter Goebbels. « Je résolus, raconte-t-il, de profiter au maximum des bonnes dispositions du public. C’était au fond une excellente occasion de me rendre compte si mon discours de Marburg avait plu aux seules classes supérieures ou s’il avait rencontré l’approbation des masses laborieuses. Je suivis donc Goebbels aux places à bon marché. Là, ma réception fut encore plus chaleureuse. Débardeurs, étudiants, ouvriers me firent une ovation délirante. Cette fois, c’en fut trop pour Goebbels. Vert de rage, il décida de ne pas assister au banquet officiel ».

Le ministre de la Propagande quitte donc le champ de courses. Il regagne la capitale allemande. À Goerlitzer, Gauleiter adjoint de Berlin, il déclare : « Cet animal de Papen est beaucoup trop populaire. Essayez donc, dans vos journaux, de le rendre ridicule. » Heydrich et Himmler sont immédiatement avertis de la manifestation du Derby. Hitler, dans son chalet de Berchtesgaden reçoit aussi de Goebbels un récit détaillé. Il y a les clameurs enthousiastes d’Essen, la Jeunesse hitlérienne qui a hurlé sa joie, les fêtes du Solstice durant lesquelles ont brûlé les torches et les feux de la ferveur germanique où communient le nazisme et les mythes païens. Mais, il y a aussi tous les Papen, les Klausener ; cette constellation imprécise d’opposants plus ou moins déterminés, et aussi ces S.A. qui, autour de Roehm, à Bad Wiessee attendent, espèrent tirer parti des agitations de la « clique » réactionnaire dénoncée par Goebbels.


Le Führer écoute, médite, se repose. Il regarde les sommets glacés. Il lui faut choisir : de part et d’autre il sent l’impatience monter. Papen pousse ses avantages, Roehm rassemble ses troupes, Himmler et Heydrich lancent déjà leurs tueurs sur les routes du Reich et les soldats de l’Ordre noir n’attendent plus qu’un signe pour traquer leurs victimes. Heure après heure, alors que l’Allemagne se passionne pour les résultats du Championnat national de football, que les joueurs enregistent que, dans le pari couplé du Derby de Hambourg, lors des deuxième et troisième courses, Tilly et Mitternach sont dans les rapports gagnant 204 et placé 10, que les Munichois, après la journée du dimanche passée à Bad Wiessee, regagnent la capitale bavaroise, que dans la pension Hanselbauer les chefs S.A. somnolent, heure après heure, alors que l’Allemagne vit dans l’ignorance et la quiétude de ce dernier dimanche de juin, le moment du choix et de l’action s’est encore rapproché pour le Führer.


Franz von Papen rejoint Berlin quelques heures après Goebbels. Le banquet offert par la ville de Hambourg aux différentes personnalités présentes au Derby a été animé. Seuls, agressifs, quelques officiers de la Sturmabteilung qui boivent beaucoup et parlent haut ont ignoré ostensiblement le vice-chancelier. Après une courte nuit de sommeil, Papen a, à nouveau, quitté la capitale dès le matin du lundi 25 juin. Il doit assister, en Westphalie, au mariage de sa nièce.

Mais, durant toute la cérémonie solennelle, à laquelle assistent de nombreux officiers de la Reichswehr, Franz von Papen se montre distrait, inquiet. Son secrétaire particulier, à plusieurs reprises, lui remet de courts messages, des dépêches. Et le visage du vice-chancelier se crispe : il sourit aux jeunes époux, aux parents, mais on devine que son esprit est ailleurs. C’est que de Nuremberg à Cologne, les attaques contre lui se multiplient. Papen a trop pratiqué les milieux gouvernementaux et politiques pour ne pas sentir que l’atmosphère se tend en Allemagne, que les nazis – le pouvoir – se préparent à agir.


À Nuremberg, c’est Goering qui prend la parole. « Nous n’avons pas besoin de froide raison, il nous faut de l’ardeur » martèle-t-il. Son lourd visage empâté, où le dessin régulier des traits est enseveli sous la graisse pâle, est secoué tout entier par l’effort. De grands événements se préparent, dit-il, menaçant. « On verra bientôt que l’Allemagne diffamée est la plus grande des nations civilisées ». Papen médite ; quels sont ces grands événements ? On lui transmet un autre texte : Hess parle en ce moment même à la radio de Cologne et son discours est retransmis par tous les émetteurs d’Allemagne. Ce discours du deuxième personnage du Parti, un lundi, ne peut que surprendre. Pourquoi cette visite inopinée de Hess à Cologne, ces officiels rassemblés à la hâte sur le terrain d’aviation de Butzweilerhof, le Sturm S.A. qui rend les honneurs constitué en dernière minute et le Gauleiter Grohé, le Brigadeführer Hovel qu’on a retrouvés in extremis pour les conduire au champ d’aviation afin d’accueillir le ministre du Reich ? Celui-ci n’a qu’un seul but : se rendre à la maison de la radio et y prononcer un discours, puis repartir pour Berlin. Étrange procédé qui marque à la fois la détermination et l’improvisation, comme si une décision venait d’être prise qui mûrissait depuis longtemps et qu’il fallait immédiatement faire passer dans les actes, fût-ce un lundi, fût-ce sans aucune apparence de prétexte. Et le discours de Hess est violent, exalté, mais aussi imprécis, menaçant tout le monde, Papen et Roehm, répétant seulement : « Une seule personne est au-dessus de toute critique : le Führer. Chacun sait qu’il a toujours eu raison et qu’il aura toujours raison. Dans la fidélité aveugle, dans l’abandon total au Führer sans que jamais on ne demande le pourquoi des choses, dans l’exécution sans restriction de tous ses ordres, est la racine même de notre national-socialisme. Le Führer obéit à un appel, à une vocation plus haute. Il a la tâche de former les destins de l’Allemagne. » Hess attaque les « critiqueurs » puis il détache mot à mot les phrases qui sont autant de sombres avertissements. « Malheur à celui qui, chaussé de lourdes bottes, veut avec maladresse se glisser dans la trame subtile des plans stratégiques du Führer, s’imaginant parvenir au but plus rapidement. C’est un ennemi de la révolution. » Qui, sinon Roehm et ses S.A. impatients, peut être visé ? Et l’avertissement retentit encore : « Seuls les ordres du Führer à qui nous avons juré fidélité sont valables. Malheur à celui qui devient infidèle, malheur à celui qui croit pouvoir servir la révolution par une révolte ! »

Malheur sur celui-là ! Et qui d’autre que Roehm cette malédiction peut-elle viser ? Mais Franz von Papen demeure inquiet : il sait que les révolutions pratiquent souvent l’amalgame et que dans les charrettes qui cahotaient sur les pavés de Paris en 1794 on trouvait, côte à côte, destinés à la même guillotine, un ci-devant noble, officier de l’armée royale et un enragé ou un girondin, révolutionnaires rejetés ou dépassés. Pourquoi Hitler ne jetterait-il pas dans le panier de son, la tête de certains S.A. et celles de certains modérés, la tête du reître Roehm et la tête du gentlemen-rider Papen ?


Les radios de toutes les villes d’Allemagne reprennent le discours de Hess, les journaux l’impriment à la hâte sous le titre « Seul le Führer ordonne les révolutions ». Et pourtant les chefs S.A., à Bad Wiessee ne se sentent pas concernés. Hitler ne doit-il pas venir s’expliquer avec eux ? Que craindraient-ils de leur Führer ? Ailleurs dans les villes et les villages d’Allemagne c’est aussi la même passivité comme si la politique, les avertissements de Hess, répétés pourtant, ne concernaient que quelques groupes.


« IL EST TROP TARD MAINTENANT »

À Oberhausen, on se soucie bien peu de ce que dit le ministre Hess. Toute la ville est dans la rue pour accueillir la Schalke 04 qui rentre de Berlin après son match victorieux ; la gare est assiégée : les S.A., les S.S., la police ferroviaire, tous sont débordés par la marée humaine qui acclame les joueurs, et surtout l’avant Kuzonna qui a marqué le but décisif. On lui pose sur les épaules une couronne en feuillage, énorme, qui lui descend au-dessous des genoux, puis le défilé commence dans la ville pavoisée. L’équipe de football est entassée dans deux voitures découvertes et toute la population la salue avec enthousiasme. Qui se soucie de Hess, des S.A., de la Gestapo ? La foule est là dans la fête populaire, toute une ville détendue et joyeuse agitant des drapeaux, ovationnant les vainqueurs d’un match de football comme dans n’importe quel régime démocratique où personne ne craint la brutale intervention des hommes armés, les persécutions des S.S. et des S.A. qui saluent le bras levé, mais que la foule ignore. On se croirait en Angleterre, dans l’une de ces villes industrielles où l’acier est roi ou bien en Suède. Oberhausen, ce lundi 25 juin, ce pourrait être la cité ouvrière de l’un de ces pays tranquilles, qu’enthousiasme le sport et qui ont oublié depuis des siècles les putschs, les complots, les polices secrètes et leurs tueurs, qui n’ont pas au coeur de l’État, une puissance respectée, inquiétante, la Reichswehr.


La Reichswehr, alors qu’on crie dans les rues d’Oberhausen, est sur ses gardes. Elle attend le putsch des S.A. Les officiers sont tenus d’avoir en permanence à portée de la main une arme. Certains s’insurgent : ils ne croient pas à la menace et refusent d’être dupes de ce qu’ils sentent être une machination. Quand un lieutenant vient, parce qu’il en a reçu la consigne, placer dans le bureau du colonel Gotthard Heinrici, des services généraux de l’armée, un fusil, pour qu’il puisse se défendre contre les S.A., Gotthard Heinrici s’emporte : « Je vous en prie, crie-t-il, ne vous rendez donc pas ridicule ! » Dans de nombreuses casernes ou dans les bureaux d’État-major, des officiers ont des réactions semblables.


En Silésie, le général Ewald von Kleist commande les troupes de la région militaire. C’est un officier remarquable, un militaire qui a le sens de l’honneur et une haute idée des principes. Depuis plusieurs jours des avertissements lui annoncent que la Sturmabteilung s’apprête à agir. Les dépêches proviennent de la Bendlerstrasse et de la Gestapo. Finalement, le général prend contact avec Heines qui commande les S.A. en Silésie : celui-ci nie, jure tout ignorer, et Kleist, sceptique déjà, se rend à ses arguments. Ne se trouve-t-on pas avec ces fausses alertes, ces rumeurs, en face d’une provocation montée par un groupe, sans doute les S.S., afin de dresser l’armée contre les S.A. pour permettre à l’Ordre noir de tirer parti de l’affrontement ? Kleist se rend immédiatement à Berlin. À la Bendlerstrasse, il lui est impossible d’attendre patiemment, il fait les cent pas dans l’antichambre du général Fritsch qui, sur la foi de nombreux rapports, a transmis les ordres d’alerte aux différentes unités. Finalement Kleist est reçu. Après quelques mots, sans hésiter, il dit son inquiétude, analyse le cas de la Silésie où tout est calme chez les S.A., il multiplie les arguments, et Fritsch peu à peu est ébranlé. La Reichswehr serait-elle dupe ?


On convoque Reichenau. Il arrive, raide, sanglé dans son uniforme. Il écoute sans bouger, sans manifester la moindre surprise ; Reichenau est au coeur de la machination. Il sait, mais pendant que le général Fritsch parle, et malgré son impassibilité distante, Reichenau s’inquiète : les scrupules d’hommes comme Kleist peuvent fort bien freiner l’action, sinon la compromettre. Et plus le temps passe, plus les doutes et les réticences d’officiers peuvent s’accroître. Il faut aller de l’avant, prendre de vitesse les hésitants, entraîner les tièdes, passer aux actes pour créer l’irréversible. Reichenau dans le grand bureau du général Fritsch regarde Kleist puis Fritsch et ne se donne même pas la peine de discuter leurs thèses.

« De toute façon, dit Reichenau sèchement, il est trop tard maintenant. »

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