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NUIT DU SAMEDI 30 JUIN 1934
du dimance 1er juillet au lundi 2 juillet , vers 4 heures du matin.
Les voitures officielles ont quitté Tempelhof et les unités des S.S. et de l’armée de l’air commencent à embarquer dans les camions. Des commandements brefs et gutturaux résonnent dans le silence du champ d’aviation déserté : le soleil à l’horizon a disparu et il ne reste plus qu’un embrasement rouge-gorge barré de traînées grises.
Gisevius, avant de retourner au ministère de l’Intérieur, dîne rapidement dans un petit restaurant de la Kurfurstendamm où se retrouvent des fonctionnaires des différents services. Là, discrètement assis à une table au fond de la salle, il remarque le colonel Hans Oster, l’un des chefs de l’Abwehr, déjà réticent à l’égard du nazisme. Gisevius s’installe face à Oster, puis les deux hommes, tout en dînant, échangent discrètement leurs informations et, écrit Gisevius : « Je me rends compte qu’on ignore encore au ministère de la Guerre la plupart des fusillades. » En fait si certains officiers sont restés en dehors des événements, Reichenau et Blomberg les ont préparés et favorisés. Mais naturellement, Oster est de ceux qu’on a tenu dans l’ignorance ; maintenant il s’indigne avec Gisevius des méthodes du Reichsführer Himmler et de Heydrich. Gisevius l’approuve et en se séparant les deux antinazis concluent : « Les gens de la Gestapo seront appelés à rendre des comptes pour avoir au vrai sens du mot dépassé la cible. »
Mais le règne de la Gestapo ne fait pourtant que commencer et pour Himmler et Heydrich la journée n’est qu’une étape cruciale de l’irrésistible ascension des forces qu’ils contrôlent. Les deux hommes, ce samedi dans la nuit, sont à la Chancellerie du Reich avec le Führer et Hermann Goering. Heydrich est en retrait et au bout de quelques instants, il laissera Hitler seul avec les deux chefs nazis. Ils parlent d’abondance, ils font état des succès remportés ; ces hommes exécutés avant même d’avoir compris ce qui leur arrivait, ils les exhibent comme des preuves de leur détermination. Puis, Goering, le premier, a parlé de Roehm : Roehm toujours vivant dans sa cellule de Stadelheim. L’hésitation du Führer les inquiète : ne va-t-il pas en tirer argument contre eux, se présenter comme l’arbitre aux mains pures et laisser le sang retomber seulement sur leurs têtes ? Il faut qu’ils l’entraînent à accomplir l’acte décisif qui, pour toujours, liera son destin aux leurs. Alors ils rappellent les responsabilités de Roehm, ses moeurs dissolues, comment chaque jour éclatait un nouveau scandale ; la malle que le chef d’État-major avait oubliée dans l’escalier d’une maison de rendez-vous et tous les subterfuges qu’il avait fallu employer pour éviter que l’opinion internationale ne soit avertie de l’affaire. Il y a aussi l’armée qui réclame sa tête : hier, il était exclu par Blomberg de l’Offizierskorps, aujourd’hui que Schleicher a été abattu, comment la Reichswehr accepterait-elle que Roehm survive ? Il ne saurait y avoir d’exception dans la justice. Le mot remplit la bouche de Goering : au nom de la justice, Roehm doit mourir. Hitler hésite encore et quand Goering et Himmler quittent la Chancellerie du Reich, rien encore n’est décidé pour le chef d’État-major de la Sturmabteilung qui somnole péniblement dans la chaleur lourde de sa cellule.
LA PEUR
Il est entre 23 heures et minuit, ce samedi 30 juin 1934. À Lichterfelde, les exécutions sont suspendues : les habitants des résidences voisines de l’École militaire des Cadets peuvent enfin cesser de vivre dans l’angoisse de ces salves ponctuées de commandements et de cris qui ont troué le silence de ce quartier éloigné toute la journée. Dans le centre de Berlin, les cafés se vident peu à peu : des familles tranquilles qui sont allées se promener jusqu’à la porte de Brandebourg redescendent Unter den Linden et passent devant le ministère de l’Intérieur du Reich. Tout paraît calme dans le grand bâtiment. Et pourtant de hauts fonctionnaires y ont peur. Daluege, chef de la police prussienne, général, converse avec Gisevius et Grauert : ils font le bilan des événements de la journée, établissant un rapport Puis Daluege annonce que, compte tenu de la situation, il va faire dresser un lit de camp dans son bureau pour y passer la nuit Gisevius décide alors de faire de même et de choisir un bureau appartenant à un collègue absent : qui aura l’idée de le trouver au ministère et derrière une porte qui arbore un nom différent ? Avant de s’installer, il bavarde avec l’aide de camp de Daluege : « Je lui fais entendre, raconte-t-il, quelle belle preuve de zèle montre notre chef en passant la nuit dans son bureau. « Quoi ? me réplique ce loyal aide de camp, du zèle ? du zèle ? « Il devient soudain rouge à éclater et sa voix tremble. « Il a la trouille, il a la trouille, c’est pour ça qu’il ne rentre pas chez lui. »
Dans toutes les villes du Reich, des hommes sont ainsi saisis par la peur : dans les cellules de Stadelheim, de Lichterfelde, du Colombus Haus ou dans les caves de la Prinz-Albrecht-Strasse, ils guettent le pas des S.S. qui peuvent d’un instant à l’autre venir les abattre ou les conduire devant le peloton d’exécution. Ils écoutent la nuit pour y repérer le pas des soldats qui se rangent en file et le bruit des fusils qu’on arme. Ils ont peur et leur terreur est encore plus grande de ne rien savoir de leur sort et des raisons qui font qu’ils sont là, soumis au bon vouloir d’une institution et d’un régime qu’ils connaissent comme impitoyables. Car ils étaient ce régime, et leur désarroi d’avoir été frappés par lui ajoute à leur peur. Dans des appartements étrangers dans des vêtements d’emprunt, sous des identités de circonstance d’autres hommes tentent dans l’angoisse de fuir les tueurs ; des blessés, échappés miraculeusement aux recherches, marchent courbés dans les bois qui entourent Berlin, la peur et la douleur déformant leurs traits. Et d’autres hommes qu’apparemment rien ne menace puisqu’ils sont du côté des tueurs, avec eux, ont peur aussi parce qu’ils éprouvent que l’arbitraire règne souverainement sur le Reich, et qu’ils peuvent être demain, tout à l’heure, dans ce dimanche 1er juillet qui commence, les prochaines victimes désignées.
La peur, la terreur, l’angoisse sont ainsi pour des milliers d’hommes, la marque de cette courte nuit. Et à 7 heures du matin, le dimanche, alors que la lumière claire et joyeuse inonde l’Allemagne, la voix métallique et exaltée de Joseph Goebbels entre dans les foyers, porteuse d’insultes, de menaces et de mort. Goebbels, à la radio, raconte la Nuit des longs couteaux et accable les victimes, ses anciens camarades.
« Ils ont, dit-il, discrédité l’honneur et le prestige de notre Sturmabteilung. Par une vie de débauche sans pareille, par leur étalage de luxe et leurs bombances, ils ont porté atteinte aux principes de simplicité et de propreté personnelle qui sont ceux de notre mouvement. Ils étaient sur le point d’attirer sur toute la direction du Parti le soupçon d’une anomalie sexuelle honteuse et dégoûtante. »
Des dizaines de milliers de familles allemandes avant de partir pour l’église ou le temple s’indignent calmement de cette débauche honteuse : heureusement Hitler, le père juste et sévère, a puni : « On avait cru, continue Goebbels, que l’indulgence du Führer à leur égard était de la faiblesse... Les avertissements avaient été accueillis avec un sourire cynique. La bonté étant inutile, la dureté devenait nécessaire ; de même que le Führer peut être grand dans la bonté, il peut l’être dans la dureté... »
Les enfants se lèvent : ils écoutent. Les mères préparent le déjeuner et dans les campagnes par les fenêtres ouvertes entre l’odeur têtue des foins. L’Allemagne vit, tranquille, docile, respectueuse : la Nuit des longs couteaux semble être passée en dehors d’elle.
« Des millions de membres de notre Parti, des S.A. et des S.S., se félicitent de cet orage purificateur. Toute la nation respire, délivrée d’un cauchemar », poursuit Goebbels.
Et il est vrai que beaucoup d’Allemands se sentent soulagés en ce dimanche matin. Ils achètent les journaux et ils y découvrent la liste des six Obergruppenführer de la S.A. fusillés, ils lisent que Lutze remplace Roehm : les S.A. sont donc mis à la raison. Et cesseront sans doute ces ripailles, ces beuveries, ces rixes, ces scandales qui troublaient les petites villes : l’ordre enfin, cet ordre pour lequel les Allemands ont voté en faveur des nazis, le voici qui s’annonce. Ils n’ont pas eu tort de faire confiance au Führer. Comme l’a dit Goebbels à la radio : « Le Führer est résolu à agir sans pitié quand le principe de la convenance, de la simplicité, et de la propreté publique est en jeu et la punition est d’autant plus sévère que celui qu’elle atteint est plus haut placé ».
Les lecteurs respectables de la respectable Deutsche Allgemeine Zeitung sont rassurés. On ne parlera plus, en Allemagne, de seconde révolution comme le faisaient les S.A. « Un gouvernement énergique a frappé au bon moment, lisent-ils dans leur journal. Il a frappé avec une précision ahurissante. Il a fait le nécessaire pour qu’aucun patriote n’ait plus à craindre quoi que ce soit... Nous avons maintenant un État fort, consolidé, purifié. Nous ne nous attarderons pas ici aux détails répugnants qui auraient constitué l’arrière-plan d’une pseudo-révolution politique ».
Ainsi se rassurent des millions d’Allemands à la lecture de leurs journaux avant de partir pour les promenades le long des avenues ensoleillées, bavarder sur les places des villages ou faire du canotage sur le Griebnitzsee, face à la villa aux volets fermés du général Kurt Schleicher.
Tout est donc tranquille. Berlin resplendit dans cette matinée d’été, les jardins sont pleins d’enfants joyeux. L’ambassadeur américain Dodd circule lentement en voiture, il passe à deux reprises devant la résidence du vice-chancelier Franz von Papen, mais à l’exception d’un véhicule de la police qui stationne à proximité, tout semble normal. L’agence officielle D.N.B. multiplie depuis ce matin les communiqués que la radio retransmet et qui paraissent confirmer que la situation en Allemagne est parfaitement normale.
« En Silésie, dit un premier communiqué, les actions rendues nécessaires pour mettre fin à la révolution se sont déroulées dans le calme et une tranquillité parfaite. L’ensemble de la S.A. se tient derrière le Führer. La nuit du samedi au dimanche a été également très tranquille dans toute la Silésie. La S.A. a adressé un télégramme de fidélité au Führer. Le Gauleiter a télégraphié à Adolf Hitler pour affirmer le calme et la fidélité de la Silésie. » Le S.A.- Führer Wilhelm Scheppmann commandant les groupes Niederrhein et Westphalie télégraphie : « Nous continuons de marcher sur la voie qui nous a été tracée et vers le but que nous a désigné le Führer et nous sommes sûrs d’être ainsi au service du peuple. » Le Gauleiter de Hambourg, Kaufmann, assure que tout est calme et jure fidélité au Führer ; Loeper, Reichsstatthater du Braunschweig-Anhalt, réaffirme son obéissance aveugle au Führer ; Marschler, Gauleiter de Thuringe, jure fidélité au Führer : « Le Führer et son oeuvre sont intouchables », écrit-il. Streicher, Gauleiter de Franconie déclare que les éléments nuisibles ont été arrêtés : « Le Führer a triomphé, nous lui jurons fidélité. »
Il n’est pas un chef d’organisation nazie qui n’adresse son télégramme de soumission : et les officiers de la Sturmabteilung sont les premiers à le faire. Ils survivent, qu’importe si c’est à genoux. La victoire du Führer est donc totale dès ce dimanche matin. Et la Reichswehr à son tour le félicite. Il est vrai qu’elle vient – en apparence – de l’emporter. Dans son ordre du jour dicté à Lutze, Hitler n’indiquait-il pas que, « avant toutes choses, chaque chef S.A. règle sa conduite à l’égard de l’armée dans un esprit de franchise, de loyauté et de fidélité parfaites ? » Ainsi, c’en est bien fini des ambitions de Roehm qui voulait faire de la S.A. la base de la nouvelle armée du Reich. Les armes accumulées par les Sections d’Assaut sont livrées à la Reichswehr. Inspectant (le 5 juillet) les dépôts de la Sturmabteilung, le général Liese, chef du Waffenamt, pourra s’écrier : « Je n’ai plus besoin, pendant longtemps, d’acheter des fusils. » Pour prix de ces concessions, Hitler reçoit ce dimanche 1er juillet, la proclamation que le général Blomberg adresse aux troupes. Elle sera affichée dans les casernes, lue dans les mess d’officiers et devant les soldats rangés au garde-à-vous.
« Avec une détermination toute militaire et un courage exemplaire, écrit Blomberg, le Führer a attaqué et écrasé lui-même les traîtres et les rebelles. L’armée qui porte les armes de la nation tout entière, se tient en dehors des luttes politiques intérieures. Elle exprime sa reconnaissance par son dévouement et sa fidélité. Le Führer demande qu’il existe de bonnes relations entre l’armée et les nouvelles Sections d’Assaut. L’armée s’appliquera à cultiver ces bonnes relations dans la pleine conscience de l’idéal commun. »
Le Führer l’a donc emporté : le voici désigné sur le front des troupes par le général-ministre de la Défense, comme l’exemple même du soldat le modèle à suivre. Le sang des généraux Schleicher et Bredow a vite séché : tout semble terminé. Et pourtant quand l’ambassadeur Dodd essaye de téléphoner à von Papen, le numéro ne répond pas : la ligne est toujours interrompue. Dans le quartier de Lichterfelde, brutalement, ont éclaté au milieu de la matinée de nouvelles salves : les exécutions ont repris à l’École militaire. Régulièrement, toutes les vingt minutes, on entend hurler le commandement avant que les coups de feu ne retentissent, puis isolé, séparé par quelques secondes, le claquement sec du coup de grâce. Pour les familles d’officiers qui habitent la caserne, la tension est telle que beaucoup abandonnent leur appartement pour se réfugier chez des parents en ville.
DIMANCHE 1er JUILLET, 13 HEURES.
Malgré les apparences, l’affaire continue donc et comment d’ailleurs pourrait-elle être achevée alors que Ernst Roehm vit toujours ? Himmler et Goering sont retournés en fin de matinée à la Chancellerie au mât de laquelle flotte le pavillon à croix gammée du Führer. Des Berlinois, badauds endimanchés, applaudissent les voitures officielles : personne parmi ces employés qui soulèvent leurs enfants pour leur permettre d’apercevoir le général Goering et le Reichsführer S.S. ne se doute que les deux hommes vont essayer d’obtenir de Hitler la mort de Roehm. La discussion est ardue. Hitler, reposé par une longue nuit, résiste. Il ne peut pas avouer que Roehm vivant est une arme contre Goering et Himmler, alors il évoque les années passées, les services rendus, mais ce sont de piètres arguments car ils auraient pu jouer pour Heydebreck ou Ernst, pour le général Schleicher ou pour Strasser. Hitler recule pas à pas, et un peu avant 13 heures, ce dimanche 1er juillet, il cède. Goering se lève, marche dans le salon, satisfait, rayonnant, et Himmler, modeste, parait méditer, dissimulant la joie dure qui le saisit. Quelques instants plus tard, le Führer entre en communication avec le ministère de l’Intérieur à Munich. Le bâtiment est devenu le Quartier général de la répression. Les officiers de la S.S. Leibstandarte Adolf-Hitler y ont établi leur quartier : là se trouve aussi l’Oberführer Theodore Eicke, le commandant de Dachau, qui a été l’un des premiers avertis par Heydrich de ce qui se préparait. Maintenant il attend les ordres de Berlin. Ils sont précis et émanent directement de Hitler. Supprimer Roehm en l’invitant, si cela est possible, à se suicider. Immédiatement Eicke choisit deux S.S. sûrs, le Sturmbannführer Michael Lippert et le Gruppenführer Schmauser et tous trois, après avoir vérifié leurs armes, se rendent à la prison de Stadelheim.
Il est 13 heures. Devant les hautes portes de la Chancellerie à Berlin une foule nombreuse attend : les enfants crient joyeusement, échappent à la surveillance de leurs pères. Les S.S. du service d’ordre, débonnaires, se laissent bousculer, les enfants blonds passant sous leurs bras. Dimanche 13 heures : la relève de la garde de la Chancellerie du Reich est une des plus courues parmi les attractions de Berlin. Voici d’ailleurs les unités de la relève qui arrivent, mannequins de chair, avançant au pas de parade et faisant claquer en cadence leurs talons ferrés sur l’asphalte. Un immense tambour-major fait pirouetter un étendard muni de clochettes et la fanfare joue le Horst Wessel Lied, puis, pendant que les soldats manoeuvrent, elle continue avec le Deutschland Lied puis le Badenweiler marsch. C’est alors que le Führer apparaît à la fenêtre de la Chancellerie, au premier étage, cette fenêtre où tant de fois déjà, et d’abord dans les jours qui ont suivi son investiture il a salué les foules enthousiastes ou les porteurs de torches. On l’aperçoit et des cris de joie s’élèvent de la foule. Le Führer apparaît, reposé, les cheveux soigneusement peignés, il parle avec animation au général Litzmann, commandant la garde, et au ministre Frick. Il salue de la main et se retire lentement comme à regret. La foule l’acclame encore, puis pendant que les soldats commencent leur quadrille minutieusement réglé, elle se disperse et beaucoup de promeneurs se dirigent avec leurs enfants vers le Tiergarten, ses allées fraîches, alors que l’après-midi berlinois s’annonce brûlant et lourd.
14 h 30 : Eicke, Lippert, Schmauser arrivent à la prison de Stadelheim. Le bâtiment est endormi. Les S.S. de garde saluent leurs officiers qui, rapidement, gagnent le bureau du docteur Koch, le directeur. Celui-ci n’a pratiquement pas pris de repos depuis hier : sur son visage quelconque, la fatigue et la peur ont laissé des traces. Quand il fait entrer l’Oberführer Eicke et que celui-ci lui demande de livrer Roehm, l’accablement paraît écraser Koch. Alors, comme il l’a déjà fait avec Sepp Dietrich, il demande un ordre écrit : consulté par téléphone, le ministre de la Justice Frank, l’approuve. Eicke proteste, tempête, parle à Frank et finalement Koch cède : un gardien est chargé de conduire les trois officiers S.S. à la cellule de Roehm : elle porte le numéro 474. Roehm, toujours torse nu, semblant avoir perdu toute volonté, regarde entrer Eicke qui pose sur la table de la cellule un exemplaire du Völkischer Beobachter où sont indiqués la destitution de Roehm et les noms des S.A. exécutés et, en même temps, il laisse un revolver chargé d’une seule balle. Puis Eicke se retire.
À Berlin, cet après-midi du dimanche 1er juillet, le Führer donne un thé dans les jardins de la chancellerie du Reich. Réunion mondaine à laquelle assistent les diplomates, les ministres, les officiers supérieurs de la Reichswehr. Dans les vastes salles, les valets en tenue offrent toutes sortes de boissons, on rit et les enfants de Goebbels courent dans les couloirs. On entend la foule qui, massée devant la Chancellerie, réclame le Führer. Qui sait que, à Lichterfelde, régulièrement, toutes les vingt minutes, les salves des pelotons d’exécution retentissent encore et qu’à Stadelheim, Roehm a le droit de choisir de mourir de sa main ? Hitler, rayonnant, s’approche de la fenêtre et salue la foule qui hurle. Gisevius est là, ayant suivi son chef Daluege, auquel la mort de Ernst a valu d’être nommé chef des S.A. de Berlin, du Brandebourg et de Poméranie. Hitler qui vient de serrer la main des deux S.S. aperçoit Gisevius : « Il fait un pas de côté, puis lève la main pour me saluer dans la même attitude immobile que je lui ai vu prendre par deux fois et me regarde comme si j’étais à moi seul une foule admirative. J’aurais plutôt envie de rentrer en moi-même sous l’insistance de ce regard césarien, l’idée me vient qu’il pourrait lire mes pensées et me faire fusiller. Mais il ne semble me vouloir aucun mal. Il tient seulement à jouer complètement son rôle. »
Puis Hitler regagne le centre de la pièce et Gisevius qui l’a observé conclut : « J’ai compris au moment de cette rencontre, combien cet homme était crispé ce jour-là et qu’il essayait d’échapper à son trouble intérieur en se réfugiant dans la pose qui est devenue, dès lors, son arme la plus efficace. » Au milieu de la salle, entouré de femmes élégantes qui rient à ses moindres propos, Hitler esquisse presque quelques pas de danse : enjoué, on le sent heureux de cette attention déférente qu’on lui témoigne, et avec sa chemise blanche, sa large veste d’uniforme sur laquelle il porte la Croix de fer et le brassard à croix gammée, ses gestes détendus, il semble être autre que l’homme qui à grandes enjambées nerveuses, avançait sur la piste de Munich-Oberwiesenfeld, hier samedi à 4 heures du matin.
« ROEHM, TENEZ-VOUS PRÊT. »
Pourtant, tout cela n’a pas été qu’une vision tragique ou un simple cauchemar. Roehm est bien là dans sa cellule et il n’a pas bougé. Au bout d’une dizaine de minutes, les S.S. Lippert et Eicke ouvrent la porte. « Roehm, tenez-vous prêt », crie Eicke. Lippert, dont la main tremble, tire deux coups de feu, Roehm a encore le temps de murmurer « Mein Führer, mein Führer », puis une nouvelle balle l’achève.
À Berlin, Hitler au milieu des hourras de la foule apparaît une nouvelle fois à la fenêtre de la Chancellerie. Quand il s’écarte un officier S.S. lui tend un message : il annonce la mort de Roehm. Hitler retourne vers ses invités, plus lentement, quelques minutes plus tard il se retirera dans ses appartements. Himmler et les S.S. viennent de remporter une victoire. Les Goering, les Heydrich, les Goebbels, les Borman, les Buch, tous les complices peuvent désormais, sans craindre le désordre de la rue et les violences des S.A., dominer l’Allemagne dans l’organisation et la tranquillité. Le temps des demi-solde, des revendications tumultueuses, est révolu. La S.A. est décapitée, Roehm gît dans une mare de sang. Hitler a une fois de plus choisi l’ordre et tranché avec son vieux camarade. Rares sont ceux qui, comme le ministre Frick, oseront dire à Hitler : « Mon Führer, si vous n’agissez pas aussi radicalement avec Himmler et les S.S. qu’avec Roehm et ses S.A. vous n’aurez fait que remplacer le diable par Belzébuth. »
Mais il sera plus difficile de se débarrasser des S.S. que des S.A. D’ailleurs, en ce dimanche 1er juillet, il n’est encore question que d’en finir avec Roehm et les siens. La radio annonce que le Gruppenführer von Obernitz, chef de la S.A. de Franconie, ordonne :
1) que sur les poignards d’honneur le nom de Roehm soit limé ;
2) que partout les portraits de Roehm soient retirés ;
3) que le Ernst-Roehm Haus soit rebaptisé et porte désormais le nom de Service administratif du groupe S.A. de Franconie.
Dans les maisons d’édition des livres du Parti, déjà la décision est prise, les photos de Roehm, son souvenir même, doivent disparaître. Quant aux S.A., il leur est répété qu’ils sont en congé : « Le congé, dit un communiqué, accordé à tous les S.A., sera sur l’ordre du chef d’État-major Lutze respecté intégralement afin que les membres de la S.A. après un an et demi de service rigoureux aient enfin l’occasion de se reposer et de vivre de nouveau au sein de leur famille. » La mort de Roehm signifie en fait la fin de la Sturmabteilung en tant que force autonome. Et la mort de Roehm signifie aussi dans cette nuit du dimanche 1er juillet au lundi 2 juillet la mort d’un certain nombre de S.A. jusque-là épargnés ou même, un temps, graciés par le Führer et qu’on vient chercher dans les cellules de l’école de Lichterfelde ou dans celles du Colombus Haus.
Les S.S., baïonnette au canon, accompagnent les condamnés jusqu’au mur puis c’est le bref commandement « Le Führer l’exige. En joue. Feu ! » Parfois ceux de Colombus Haus sont conduits en voiture jusqu’à Lichterfelde et exécutés, là-bas, dans la cour de l’École des cadets. C’est le sort qui est promis au Gruppenführer S.A. Karl Schreyer. Mais au moment de l’emmener à Lichterfelde on se rend compte que la voiture n’est pas encore arrivée. Quand enfin Schreyer va être poussé dans la voiture, une grosse Mercedes noire surgit à toute vitesse et freine devant Colombus Haus. Il est autour de 4 heures du matin, le lundi 2 juillet 1934. Le Standartenführer qui bondit de la voiture en criant « Halte ! halte » annonce que le Führer vient d’ordonner la fin des exécutions. Peut-être Hitler a-t-il jugé que le nombre des victimes – au moins une centaine, mais qui peut réellement affirmer qu’elles ne sont pas un millier ? – suffisait et qu’il devait pour garder tout son prestige aux yeux des survivants jouer au modérateur, juste et magnanime. Peut-être aussi a-t-il craint une réaction du vieux maréchal Hindenburg.
Certes, le Reichspräsident est complètement isolé à Neudeck dans sa vaste propriété, et pour plus de précautions des S.S. ont pris position au milieu des arbres du parc, contrôlant les visiteurs. D’ailleurs, le chambellan, le comte Schulenburg, fait respecter scrupuleusement la consigne : quand un ami de Hindenburg, le comte d’Oldenburg-Januschau, un Junker voisin alerté par Papen, demande à voir le Président du Reich, pour l’avertir de ce qui se passe à Berlin, il est éloigné : Hindenburg serait malade et ne pourrait recevoir de visites. Pourtant Hitler ne veut pas prendre de risques et puisque la S.A. est brisée, ses chefs décimés, et de vieux adversaires liquidés, pourquoi poursuivre ? Quelques tracts signés de S.A. révolutionnaires sont sans doute distribués à Berlin dans la nuit du 1er au 2 juillet, mais leur appel « camarades S.A., ne vous laissez pas désarmer, cachez vos armes, ne devenez jamais les bourreaux de la classe ouvrière » n’entraîne personne. Tout est calme, plié, soumis. La population, les élites, l’armée, le Parti, applaudissent.
Le Reich ignore, approuve ou se tait. Et puisque les principales victimes ont été exécutées, la clémence est possible. Elle intervient ce lundi 2 juillet à 4 heures.
Quarante-huit heures plus tôt Roehm, Spreti, Heines et son jeune S.A. reposaient dans les petites chambres de la pension Hanselbauer. Schleicher, Bredow, Schmidt Kahr, dormaient ou travaillaient chez eux, paisiblement. Tant d’autres comme eux, innocents ou coupables de nombreux forfaits, qui allaient être abattus sans jamais être jugés au cours de ces quarante-huit heures d’un bel été et qui ne sont qu’une longue nuit, la Nuit des longs couteaux.