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SAMEDI 30 JUIN 1934 Bad Wiessee,


Pension Hanselbauer, 6 heures 30 Munich, 10 heures


LA ROUTE DE BAD WIESSEE

Très vite la route s’élève au milieu des prés et la lumière rasante et brillante, avec des teintes dorées, se réfléchit sur les carrosseries des voitures. Munich, derrière, vers le nord n’est déjà plus que cet assemblage de cubes gris dressés dans la plaine et dont certains paraissent percer une zone d’ombre qui stagne sur la ville. Bientôt c’est la forêt, noire, les arbres tendus, pressés les uns contre les autres, entremêlant leurs branches, hêtres noirs prêts à s’avancer à nouveau, à se rejoindre en recouvrant la route et que seule une attention inquiète des hommes d’Allemagne semble maintenir, disciplinés, surveillés. La route passe entre les arbres et l’air humide et froid, venu des sous-bois obscurs enveloppe les voitures dont le bruit du moteur est étouffé. Le Führer est silencieux près du chauffeur dans la première voiture. Derrière lui, Joseph Goebbels parle, intarissable, refaisant l’histoire du complot de la Sturmabteilung. Hitler se tait. Voilà plus de 24 heures que le Führer n’a pas pris de repos : la nuit de veille à Bad Godesberg pèse sur lui, la nuit de l’hésitation et du choix, l’attente, la route, le vol, la route encore, cette route qui s’enfonce maintenant dans la forêt allemande. Sur le visage de Hitler, gonflé, avec les yeux enfouis sous les paupières bouffies se devinent la fatigue, l’irritation crispante que donne le manque de sommeil. Il a laissé la vitre baissée et le vent frais lui fouette le visage, soulevant ses cheveux. Il a relevé le col de son manteau et il reste ainsi dans l’air humide qui sent la forêt, frileusement enfoui dans son siège, les bras croisés, regardant droit devant lui la route qui conduit au capitaine Ernst Roehm, son camarade. A une trentaine de kilomètres, le chauffeur prend, à droite, une route qui paraît entrer dans la forêt. Elle est étroite, les arbres au-dessus d’elle se rejoignent, voûte basse et irrégulière : parfois les branches frappent les voitures.


Au bout, il y a le lac : Tegernsee dans l’ombre encore, la nuit accrochée aux rives et à l’eau, les forêts des pentes se reflètent près des rives ; en haut, vers les sommets, la lumière règne déjà, éclatant parfois en un reflet aveuglant.


Le chauffeur a ralenti : la route longe le lac, sur la rive occidentale. Le bruit des moteurs résonne et, après le silence de la forêt, il paraît énorme, comme un avertissement lancé à la ronde. Le Führer s’est légèrement penché à la portière : le premier village, Gmund, avec ses maisons en bois apparaît. Ce n’est qu’un groupe de quelques habitations serrées autour d’une belle église, l’une de ces constructions orgueilleuses du XVIIeme siècle. Quelques paysans s’affairent devant les granges, une vieille conduit un troupeau de vaches. Déjà le village est traversé, une plaqué indique, à la sortie, que Bad Wiessee est à 5 kilomètres.

Dans la voiture du Führer, assis sur la banquette arrière, à côté de Goebbels, un officier de la Reichswehr, délégué par le Wehrkreis VII, écoute depuis Munich sans répondre, les bavardages passionnés du ministre de la propagande : l’officier représente le général Adam et l’Abwehr. Hitler se tourne vers lui : « Je sais, dit-il, que vous avez été longtemps le collaborateur du général von Schleicher. » L’officier n’a pas le temps de s’expliquer, le Führer parle vite : « Je dois, hélas ! vous dire, continue-t-il, que le gouvernement est obligé d’ouvrir une instruction contre lui car il est soupçonné d’être en contact avec Roehm et une puissance étrangère. » Puis le Führer se tait à nouveau, se redressant quelque peu sur son siège.


A cette heure, alors que sur les bords du lac de Tegernsee, son nom est tout à coup lâché comme une proie à abattre, le général Schleicher se prépare comme tous les matins à faire quelques exercices de gymnastique. La Griebnitzseestrasse, à Potsdam, où se dresse sa villa cossue est calme, déserte. La journée s’annonce paisible, le général n’a aucune inquiétude, aucun pressentiment. La colline boisée de Babelsberg qu’il regarde de sa fenêtre est enveloppée d’une brume légère sous le ciel bleu de juin.


LA PENSION HANSELBAUER.

Et le ciel se reflète aussi dans les eaux sombres du lac de Tegernsee. Les voitures ont encore ralenti mais le bruit des moteurs résonne toujours, répercuté par les pentes qui entourent le lac. Voici les premières maisons de Bad Wiessee, la forêt s’est écartée, refoulée plus haut au-delà des pâturages. Un camion, portant des S.S. de la Leibstandarte Adolf-Hitler et leur chef Sepp Dietrich, attend au dernier tournant. La colonne des voitures ne s’arrête pas : maintenant chaque seconde compte. Devant la pension Hanselbauer, avant même que les voitures ne soient immobilisées, les hommes bondissent courant le revolver au poing vers le bâtiment dont les volets sont clos. L’herbe et la mousse étouffent leurs pas ; ils encerclent la grosse bâtisse blanche, des officiers S.S. commandent par gestes la manoeuvre. Le silence, rendu encore plus perceptible par le gazouillis intarissable et joyeux des oiseaux. La paix.


Hitler est devant la porte principale, entouré de plusieurs S.S., Brückner est près de lui avec Emil Maurice, tous deux sont armés. Brusquement l’action se déchaîne : d’un coup de pied, la porte est ouverte, alors ce sont des cris gutturaux, les portes qui claquent des femmes de service qu’on bouscule et qu’on repousse dans l’entrée. Goebbels racontera plus tard : « Sans rencontrer de résistance, nous pouvons pénétrer dans la maison et surprendre la bande de conjurés encore plongée dans le sommeil et les mettre immédiatement en état d’arrestation. C’est le Füher lui-même qui procède aux arrestations. Un S.S. sans grade déclare : « Je voudrais qu’immédiatement les murs s’abattent et que le peuple allemand tout entier puisse être témoin de ces faits. Il comprendrait combien notre Führer a raison de demander des comptes impitoyablement et rigoureusement à ceux qui sont coupables. Combien il a raison de leur faire payer de leur vie le crime qu’ils ont commis envers la nation ».


Dans la pension Hanselbauer, tout le monde dort. Brutalement les portes sont ouvertes, certaines sont défoncées, les S.S. hurlent le revolver au poing. Ils courent dans les couloirs.

Dans cette demi-obscurité, des hommes ensommeillés, menacés de mort, puis avançant sous les coups et les cris, sont hébétés. Dans l’une des premières chambres, le comte Spreti, Standartenführer de Munich, n’a pas le temps de se lever : on l’arrache du lit à demi nu, on le pousse dans le couloir sous les insultes. Plus loin, Edmund Heines est surpris avec le jeune S.A. qu’il a gardé contre lui toute la nuit, dans son lit. Goebbels dira : « C’est une de ces scènes dégoûtantes qui vous donnent envie de vomir ». Heines insulté, arrêté, menacé d’être abattu immédiatement, tente de résister. Brückner l’étend de plusieurs coups de poing. Heines à demi assommé ne comprend pas. « Je n’ai rien fait, crie-t-il à Lutze, vous le savez bien, aidez-moi, je n’ai rien fait. » Lutze se contente de répéter : « Je ne peux rien ».


Dehors, dans le couloir, brusquement, le silence s’est fait. Hitler et de nombreux S.S. sont rassemblés devant une porte : c’est la chambre de Roehm. Le Führer est là, le revolver au poing : derrière cette mince paroi de bois, il y a son camarade, le temps passé, tout un versant de sa vie qui va s’abolir. Un policier frappe à la porte, puis le Führer lui-même se met à heurter et quand Roehm questionne, c’est lui qui répond, se nommant. Le chef d’État-major de la S.A. ouvre et le Führer se précipite : il insulte, il crie à la trahison, il menace, crie à nouveau à la trahison. Roehm est torse nu, son visage est rouge, gonflé par la nuit écourtée ; on distingue sur ses muscles adipeux la trace des cicatrices. Il se tait d’abord, puis mal réveillé, comprenant lentement, il commence à protester. Hitler hurle, déclare qu’on lui manque de respect, et annonce qu’il met Roehm en état d’arrestation. Et il court vers d’autres chambres cependant que des S.S. surveillent Ernst Roehm dont la puissance vient de s’effondrer, en quelques minutes, et qui n’est plus qu’un homme corpulent qui s’habille avec difficulté sous les regards ironiques des S.S. Dans une autre chambre, on s’empare du Standartenführer Julius Uhl. Plus tard, Hitler commentant la liquidation des S.A. déclarera : « Un homme avait été désigné pour me mettre complètement hors du jeu : le Standartenführer Uhl a avoué, quelques heures avant sa mort, qu’il était prêt à exécuter un ordre pareil sur ma personne ».


Les prisonniers sont, au fur et à mesure, poussés vers la cave, placés sous bonne garde : des S.S., des agents de la Bay Po Po, les surveillent l’arme au poing. Bientôt Hitler, Goebbels, Lutze, Brückner, Maurice, Dietrich, ressortent dans le jardin. Face à eux, le lac, coupé maintenant par une bande claire de lumière, est à peine ridé par une brise douce. La paix, les grands arbres, la mousse et l’herbe humide de rosée. Goebbels rit et des S.S. eux aussi parlent fort, avec la joie de ceux qui l’ont emporté plus facilement qu’ils ne l’escomptaient Hitler est entouré : il ne parle pas, il paraît écouter ses hommes qui commentent les quelques instants qu’ils viennent de vivre. Il se tait. Il a joué et gagné. Autour de lui la détente : dans les voix, dans les gestes. Mais Hitler sait qu’une partie n’est gagnée que lorsqu’elle est finie, que les adversaires sont morts.


Brusquement, un bruit de moteur. Goebbels raconte : « À ce moment, la Stabswache, la garde personnelle de Roehm, arrive de Munich. Le Führer lui ordonne de faire demi-tour. » Deux phrases, deux courtes phrases pour marquer que le destin a hésité, ce matin-là, au bord du lac de Tegernsee. Les S.A. de la Stabswache sont des fidèles de Roehm, à toute épreuve. Ils sautent du camion, lourdement armés. Leurs officiers regardent avec surprise les S.S., la pension Hanselbauer. Leur chef est ce Julius Uhl dont ils ignorent qu’il n’est plus, comme Roehm, qu’un prisonnier. Ils hésitent, incertains, et les S.S., face à eux, tout à coup silencieux, les observent. Tout peut basculer. Hitler fait quelques pas. Il est entre ces hommes armés, seul à vouloir, seul à pouvoir. Les officiers S.A. le saluent. Il commence à parler, sa voix s’affermit : je suis le chef responsable, votre Führer, vous devez retourner à Munich, attendre mes ordres. Les officiers S.A. se consultent du regard, puis remontent dans le camion avec leurs hommes et le véhicule démarre lentement, passant le portail de la pension Hanselbauer. Pendant quelques minutes on entend encore le bruit du moteur puis c’est à nouveau le silence, la paix.


Personne ne commente l’incident, mais les rires ont cessé. Tout le monde se tait ; seuls quelques ordres, des hommes – Uhl, Spreti, Roehm, leurs camarades – sont poussés vers les voitures, les portières claquent, le camion chargé des S.S. de la Leibstandarte se range en queue du convoi. Le Führer est dans la première voiture, il a repris sa place à côté du chauffeur et c’est lui qui donne le signal du départ.


UN CONVOI VERS MUNICH

Maintenant le jour règne : le lac est presque entièrement pris dans sa lumière. La brise est déjà tombée et les eaux sont lisses, sans une ondulation ; l’air paraît lui-même immobile comme cela arrive souvent, l’été, durant quelques heures, le matin, en montagne, peu après le lever du soleil, avant que la chaleur n’ait mis en mouvement la nature tout entière. Les voitures longent à nouveau le lac, mais le Führer d’un geste a changé de route : on rentre à Munich par le sud, en faisant le tour du Tegernsee. Hitler est un homme prudent et le départ de la garde personnelle de Roehm ne l’a pas tout à fait rassuré. Les S.A. peuvent se reprendre, revenir à la pension Hanselbauer, croiser le convoi. En passant par le sud, on augmente les chances de les éviter. Effectivement les officiers S.A. sont inquiets, incertains. Tout leur paraît anormal, imprévu : la présence matinale de Hitler, les S.S. armés et la pension Hanselbauer qui semblait vidée de ses occupants. Ils décident de faire arrêter le camion entre Wiessee et Gmund. Mais la colonne de Hitler passe sur l’autre rive.


Wiessee, Rottach-Egern, Tegernsee : des petites villes s’éveillent. Il est un peu plus de 7 heures et, en les traversant, le convoi a dû ralentir parce que des camionnettes de livraison stationnent dans les rues étroites. Le contraste est grand entre cette colonne noire dirigée par le Chancelier du Reich en personne, cette colonne composée d’hommes armés qui en conduisent d’autres à la mort, cette colonne qui est l’histoire en train de s’écrire et ces autres hommes croisés sur le seuil de leurs boutiques en train de décharger des caisses, de confectionner des paquets, de prendre un déjeuner sous les arbres, ces hommes qui ne savent pas que passent devant eux le Führer et leur destin. Ils ne voient pas Hitler, ils ne l’imaginent pas surgissant ici, parce qu’ils sont enfermés dans leur ignorance, leurs illusions et leur vie quotidienne, un au jour le jour recommencé chaque matin, vie lente et semblable, où l’on fait les mêmes gestes, souvent en ne rêvant même plus qu’ils pourraient être autres. Et Hitler ne les voit pas non plus ces hommes isolés, anonymes, grains inconnus du peuple allemand. Il est tout entier dans cette action brutale où se ramasse sa vie et dont dépend son sort. Et il s’est engagé personnellement. Comme en ces jours de novembre 1923 quand, le soir du 8, revolver au poing, il avait interrompu le discours de von Kahr, président du Conseil de Bavière, avait bondi sur une chaise et tiré un coup de feu en l’air en criant : « La révolution nationale est commencée ».


Mais la partie avait alors été perdue et Gustav von Kahr avait habilement manoeuvré. Aujourd’hui, 11 ans plus tard, Chancelier du IIIeme Reich, comme autrefois alors qu’il n’était que le chef d’un parti naissant, Hitler n’a pas hésité à intervenir, le revolver à la main, à agir comme un soldat du rang, comme un aventurier qui serait aussi à la tête de l’État.


Et revoici le village de Gmund, à l’extrémité du lac, et revoici la route qui pénètre dans la forêt et conduit à l’embranchement avec la grande voie qui se dirige vers Munich. Hitler fait ralentir le convoi : il est en effet probable que l’on va croiser les chefs de la Sturmabteilung qui se rendent à Bad Wiessee, auprès de Roehm, pour la confrontation prévue avec le Führer. Il s’agira de les intercepter en cours de route. Certains des véhicules de la colonne se déportent vers la gauche de façon à rendre obligatoire un arrêt des voitures qui vont vers Wiessee. Goebbels racontera : « Au fur et à mesure de leur rencontre, les voitures étaient invitées à stopper et leurs occupants étaient interrogés. S’ils étaient reconnus coupables ils étaient immédiatement faits prisonniers, et remis aux S.S. du convoi. Dans le cas contraire, ils recevaient l’ordre de se joindre à la caravane et de revenir avec elle vers Munich ».


Ces interpellations dans l’air frais de la forêt, avec ces courses des S.S de l’escorte, l’arme à la main, vers la voiture immobilisée, tout cela ressemble moins à l’action de police d’un grand État moderne qu’au coup de main d’une bande de reîtres et de lansquenets qui, dans une Allemagne de légende, agit avec la brutalité de ces troupes qui, au temps des Grandes Compagnies, ravageaient le pays. L’une des premières voitures arrêtées est celle de Peter von Heydebreck. Brückner et Hitler lui-même, puis des S.S. se précipitent vers Heydebreck. Cet Obergruppenführer de la S.A. est un homme maigre, osseux, il a perdu un bras durant la guerre, animé les corps francs, combattu en Silésie et dès 1922, il est entré au Parti. C’est un soldat-aventurier, un homme de guerre. Et Hitler, au début du mois de juin 1934 a, en son honneur, donné le nom de Heydebreck à un village situé près de la frontière polonaise : dans ces bois, en 1919, les chasseurs de Heydebreck, ces volontaires, ont livré contre les Polonais, pour empêcher l’application du diktat de Versailles, une dure bataille. Heydebreck est entouré par les S.S. : il regarde les armes pointées vers lui. Le Chancelier le questionne : est-il du côté de Roehm ? Heydebreck répond par l’affirmative. Aussitôt on le désarme, on l’injurie, on le pousse vers une des voitures où déjà Uhl et Spreti sont gardés, Spreti défait, hagard, Uhl dont le visage grimace un sourire amer et désespéré, tous deux sachant que la mort les attend. Peter von Heydebreck brusquement comprend. Il se laisse pousser sans mot dire.


Tout au long de la route, d’autres voitures sont arrêtées : parfois les occupants sont simplement invités à suivre le convoi, le plus souvent ils sont arrêtés et désarmés. Sur la route, près de Munich, on croise aussi des camions de la Reichswehr. Les soldats casqués appartiennent au 19eme régiment d’infanterie et font mouvement vers Tegernsee et Bad Tölz. Les camions avancent lentement, ils patrouillent, mais tout est calme.


A l’entrée de Munich, la circulation est grande. Il est un peu plus de 8 heures. Dans le soleil qui se réfléchit en mille paillettes sur les eaux de l’Isar, les tramways filent, chargés d’employés, vers le centre de la ville. Les piétons sont nombreux, patientant en longues files aux arrêts. Il y a aussi les cyclistes, pressés, attendant le signal de l’agent pour s’élancer aux carrefours. La ville, malgré l’heure matinale, est recouverte déjà d’une brume chaude faite de fumées. Le convoi ralentit, puis s’arrête. Un officier S.S. court vers la voiture du Führer. Personne parmi les passants ne semble remarquer Adolf Hitler. Les Munichois passent, à peine tournent-ils la tête. Ils savent déjà que souvent il ne faut pas voir. L’arrêt a duré quelques secondes. Le S.S. repart avec les voitures qui ferment la marche et où s’entassent les chefs S.A. prisonniers. Ils vont être dirigés vers la prison de Stadelheim. Le Führer et les chefs nazis se dirigent vers le Hauptbanhof, la gare centrale de Munich. Le train de Berlin chargé d’officiers de la Sturmabteilung a dû arriver. Le Führer veut être sur place. Comme un chef de bande, un aventurier ou un chef d’État, il sait qu’il est des actions qu’il faut contrôler soi-même.


AU HAUPTBANHOF DE MUNICH.

Le Hauptbanhof est un immense bâtiment grisâtre situé près du Palais de Justice, au coeur de Munich, dans ces quartiers anciens que les voies de chemin de fer ont éventrés à la fin du XIXeme siècle. Les voitures du convoi se rangent dans l’une des cours intérieures, sur le côté nord de la gare. Les camions de la Reichswehr sont toujours là avec leurs hommes : certains soldats ont rejeté leur casque en arrière, d’autres somnolent. Des S.S. se précipitent vers les voitures. Hitler descend : le visage est toujours tendu. On lui annonce que Hess est arrivé de Berlin et qu’il attend le Führer dans le bureau de la direction de la gare. Le groupe suivi de Goebbels se dirige vers l’intérieur escorté par les S.S. armés. La haute silhouette de Brückner domine le groupe. On entend le haut-parleur qui, dans la rumeur bourdonnante de la gare, invite les chefs S.A. à se présenter au contrôle situé au bureau n° 1, pour recevoir des ordres les concernant. Sur tous les quais, des S.S. scrutent les voyageurs. Quand le train de Berlin est entré en gare, des officiers S.S. ont sauté sur les marchepieds, contrôlant un à un tous les passagers et visitant les wagons. Les S.A. ont été priés de suivre les S.S., Standartenführer et Oberführer ont accepté sans hésitation : ils ignorent tout ce qui les guette, ils imaginent que ces S.S. doivent les conduire à Bad Wiessee où Roehm et Hitler attendent leur arrivée. Ils ne s’inquiètent pas. Demain, ils seront en congé pour un mois. La plupart sont encore à demi endormis après une nuit passée dans le train, ils marchent pesamment aux côtés des S.S., au milieu des voyageurs que ne surprend plus cette débauche d’uniformes noirs, bruns. Ainsi sont pris les Obergruppenführer von Krausser, Hayn, ainsi est pris le Gruppenführer Georg von Detten et Hans Joachim von Falkenhausen et beaucoup d’autres. Quand ils interrogent, veulent protester, il est trop tard : ils sont entourés, désarmés, conduits déjà vers les voitures noires qui attendent ; encadrés par des S.S. ou des hommes de la Bay Po Po, ils sont invités à monter dans ces voitures dont les chauffeurs sont des S.S., poussés s’ils refusent et les voitures se dirigent maintenant rapidement dans l’indifférence de la grande ville animée, vers la prison de Stadelheim.


Le directeur de la prison, le docteur Robert Koch, est un fonctionnaire modèle : s’il est nazi, c’est comme beaucoup d’Allemands, sans excès. Respectueux des règlements et des ordres, cette journée du samedi 30 juin 1934 va être pour lui l’une des plus difficiles de sa carrière. Vers 6 heures on lui a passé une communication téléphonique du ministère de l’Intérieur. Le ministre Wagner, lui-même, indiquait qu’il allait recevoir – et il fallait les placer sous bonne garde – de nombreux officiers S.A. accusés de complot. Robert Koch a immédiatement consulté un état des cellules libres, puis il a attendu. Mais sa surprise au cours de la matinée est allée croissant : après Schneidhuber et Schmidt, quelques heures plus tard, escortés par des S.S., sont arrivés : Roehm, Heines, Spreti, Heydebreck, toute l’élite de la Sturmabteilung. Le Standartenführer Uhl paraît le plus amer, regrettant devant le docteur Robert Koch de ne pas avoir cette nuit, alors qu’il avait encore son revolver, abattu Hitler. Puis sont amenés d’autres S.A., de moindre importance, cueillis à la gare. Vers 9 heures, les cellules sont pleines et après avoir consulté les officiers S.S., Koch installe les prisonniers dans la cour de la prison. Les S.S. montent une garde sévère : déjà, à leur attitude, on comprend que ces hommes en chemises brunes, ces officiers de la S.A. arborant le brassard nazi et de nombreuses décorations, ces glorieux Alte Kämpfer, hier encore des camarades respectés, ne sont plus que des hommes vaincus, prisonniers, abandonnés. Quand un groupe de Führer S.A. fatigués par l’attente sous le soleil dans la cour réclame à boire, proteste, les S.S. sans un mot, mais avec détermination, l’arme à la main, les repoussent vers le milieu de la cour.

Certains parmi les S.A. se sont assis à même le sol, profitant de l’ombre des hauts murs de la prison de Stadelheim et somnolent, écrasés par la fatigue du voyage, la surprise, pris par le fatalisme fréquent chez les hommes de guerre, habitués à l’action et qui savent qu’il est des moments où il faut attendre avec passivité sans essayer de penser et de prévoir. D’autres s’insurgent, s’interrogent. Certains parlent d’un putsch de l’armée et des éléments conservateurs ; d’autres encore espèrent en Hitler qui ne peut qu’avoir été trompé et qui va ouvrir les yeux. Ceux qui ont vu Hitler à la pension Hanselbauer se taisent : ils savent que le Führer les a abandonnés et ils ne comprennent plus. L’homme dont ils ont fait la fortune politique, l’homme qui les connaissait personnellement, qu’ils avaient côtoyé fraternellement à la Maison Brune, avec qui ils avaient parlé familièrement, l’homme qui écrivait à Roehm une lettre de félicitations, Hitler, était venu le revolver au poing les arrêter.

Alors que parmi les S.A. emprisonnés la peur et la colère impuissante commencent à naître, le Führer est à la gare, il écoute les rapports des S.S. et du ministre Wagner. Hess, Goebbels, Lutze, sont avec lui. Tout se déroule normalement, sans aucune difficulté. Ces S.A. qu’on accusait de préparer un putsch sont sans méfiance : ils se laissent arrêter sans réagir. Goebbels répète de temps à autre comme pour en convaincre les présents, que le putsch S.A. est écrasé dans l’oeuf mais en fait il est clair que le prétexte n’a plus aucune importance. L’action a désormais sa propre justification puisqu’elle est commencée et qu’elle semble réussir. Le général von Epp, Statthalter de Bavière, vieil officier de la Reichswehr au profil d’aigle, au visage émacié et qui a, dès le début, rallié le parti nazi, confirme par téléphone au Führer que tout est calme : les troupes restent en état d’alerte mais il est vraisemblable qu’elles n’auront pas à intervenir. Elles sont à la disposition du Chancelier du Reich.


COLIBRI.

Le Führer décide alors de rejoindre la Maison Brune. Elle est située à quelques centaines de mètres de la gare dans la Briennerstrasse. Le cortège de voitures s’ébranle à nouveau quittant le Hauptbanhof peu avant 10 heures. Dans les rues, tout est calme, la foule est dense, vêtue de couleur claire : les hommes sont le plus souvent sans veste, en chemise blanche, tout le centre de Munich avec les jardins, les magasins de luxe, les brasseries, les monuments, a un air de fête, l’air de l’été. Les voitures passent devant la statue de l’électeur Maximilien I », ce chef de la Ligue catholique pendant la grande tourmente de la Guerre de Trente ans, quand la guerre comme une épidémie sanglante ravageait l’Allemagne. Et maintenant un autre chef de Ligue, le Chancelier Hitler, descend devant la Maison Brune, Briennerstrasse. L’immeuble est gardé par des S.S. et dans les rues avoisinantes stationnent des soldats de la Reichswehr. Les trottoirs sont dégagés par le service d’ordre, et les passants sont refoulés sur l’autre côté de la rue.


Il est 10 heures précises, ce samedi 30 juin. Hitler entre dans le siège du Parti. Après une brève conversation avec le Führer qu’il suit comme son ombre, Goebbels demande une communication avec le quartier général de Goering à Berlin. Le ministre de la Propagande du Reich ne prononce qu’un mot : « Colibri ».


Colibri : trois syllabes pour dire qu’à Berlin aussi les tueurs peuvent agir.

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