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SAMEDI 30 JUIN 1934


Munich, entre 4 heures et 6 heures


MUNICH-OBERWIESENFELD, 4 heures.

L’aube. C’est le Führer qui paraît le premier à la porte du Junkers. Il descend rapidement l’échelle métallique, puis il se met à marcher vers les voitures ; les membres du Parti, les chefs S.S. qui l’attendent ont peine à le suivre : il fait de grandes enjambées nerveuses, le chapeau à la main, le bras rageusement secoué. Il n’a salué personne : il va et Goebbels, loin derrière déjà, tente de le rejoindre de sa démarche maladroite de boiteux.

L’aube, à peine commencée. Un peu en retrait, presque dissimulés parce que leurs masses grises se confondent avec les zones d’ombre, deux véhicules blindés que le général commandant le Wehrkreis VII, la région militaire de Munich, a fait placer sur le terrain pour protéger le Führer. Un camion militaire stationne aussi, près des voitures. Les soldats, le fusil serré entre les genoux, casqués, attendent depuis plus d’une heure. Le camion et les véhicules blindés doivent suivre le cortège officiel et en assurer la couverture militaire. L’officier commandant le détachement s’avance vers le Führer. Il a à ses côtés un officier de l’Abwehr. Hitler les salue rapidement. Tout est brusque en lui et révèle la nervosité, la détermination. Il écoute le rapport des deux officiers de la Reichswehr, puis un officier des S.S. fait une analyse de la situation à Munich. Les S.A. qui avaient manifesté dans les rues sont tous rentrés chez eux. Ils attendent les ordres. Hitler semble à peine entendre. Il commence à parler : la voix est sourde, les mots se bousculent. Il ne veut pas de couverture militaire : il remercie la Reichswehr mais elle doit rester étrangère à cette action, ne pas se mêler de cela. Il insiste, répète les mots : ne pas se mêler de cela et d’un geste de la main il appuie sa volonté. Tourné vers l’officier de l’Abwehr, Hitler ajoute : « C’est le jour le plus dur, le plus mauvais de ma vie. Mais, croyez-moi, je saurai faire justice. Je vais me rendre à Bad Wiessee. » Il brandit son poing gauche, déjà il fait quelques pas, puis conclut : « Avertissez immédiatement de nos intentions le général Adam. »


Adam commande le Wehrkreis VII. Les messages se sont succédé à son État-major car la région de Munich joue un rôle capital dans le déroulement de l’action. Le lieutenant colonel Kübler, le chef d’État-major d’Adam, est d’ailleurs resté à son bureau toute la nuit, attendant les ordres. Peu après 4 heures, il a reçu de la Bendlerstrasse confirmation de la mise en état d’alerte de plusieurs unités (artillerie, génie, transmissions, train). Le 19eme régiment d’infanterie doit être maintenu sous les armes, en état de marche afin de pouvoir éventuellement rétablir l’ordre sur une ligne qui joint Bad Tölz aux deux lacs de Schliersee et de Tegernsee. A 4 h 15, des coups de sifflets retentissent dans la caserne centrale de Munich. Les hommes qui ont déjà revêtu leur uniforme, courent dans les couloirs, le casque à la main. Le lieutenant-colonel Kübler est dans la cour, écoutant le bruit familier des centaines de lourds souliers qui dévalent les escaliers, des commandements qui claquent. Bientôt les carrés des compagnies s’ordonnent et le silence se rétablit, cependant que le lieutenant-colonel Kübler passe ses hommes en revue.


L.’aube a vite gagné tout le ciel, mais les objets, les silhouettes, les arbres restent enveloppés d’un halo d’ombre. C’est une lumière qui donne une impression de froid et d’incertitude. Le Führer a près de lui Wagner, le ministre de l’Intérieur, Gauleiter de Bavière. Sur le visage massif du nazi, rond, pâle, se lisent la tension, l’inquiétude, la fatigue. Depuis hier soir, chaque heure a apporté un élément nouveau : les coups de téléphone qui se sont succédé de Berlin, de Godesberg, les consignes de Himmler. Les choix qu’il faut faire et qui peuvent coûter la vie. Wagner debout près d’une voiture expose son point de vue sur la situation à Munich. Tout est calme. L’Obergruppenführer S.A. Schneidhuber doit encore se trouver consigné au ministère de l’Intérieur. Hitler écoute, puis donne quelques ordres brefs : la police politique bavaroise, rouage que Heydrich et Himmler ont mis au point, la fameuse Bay Po Po doit entrer en action, arrêter les chefs S.A., surveiller avec les S.S. la gare de Munich où vont arriver les invités de Roehm et de Hitler et les empêcher de se rendre à Bad Wiessee.


Enfin les portières claquent et les voitures s’ébranlent. Les deux officiers de la Reichswehr saluent. Après quelques minutes de route, ce sont déjà les premiers immeubles de Munich, la Ville du nazisme. C’est ici que Hitler a commencé, ici qu’en 1923 a eu lieu le premier putsch, que les balles de la police fidèle au gouvernement ont sifflé près de Hitler cependant que tombait Goering à ses côtés. Roehm, en ce temps-là, était au centre de l’action, ayant occupé le ministère de la Guerre. Hitler alors avait marché dans les rues de Munich le revolver au poing, dans l’étroite Residenzstrasse vers l’Odeonplatz, vers ce ministère de la Guerre où Roehm attendait. Puis, la police avait refusé d’ouvrir ses barrages, Hitler criait : « Rendez- vous ! » et les coups de feu avaient éclaté. Hitler avait rapidement fui vers la queue de la colonne, s’engouffrant dans une voiture jaune qui stationnait sur la Max-Josef-Platz. Hitler ne peut que se souvenir de ces 8 et 9 novembre 1923, son coup d’Etat de brumaire avorté. Maintenant, il passe dans les mêmes rues sans arbres, vallées grises aux parois de béton. Tout est désert : les volets sont clos, les magasins fermés. C’est l’aube. A un carrefour quelques groupes de S.A. bavardent, les uns assis sur les trottoirs, d’autres palabrant au milieu de la chaussée. « Nous n’aperçûmes plus, racontera Goebbels, que les derniers restes des formations S.A. qui, trompées, l’esprit flottant, paraissaient ne plus attendre pour se disperser qu’un mot rassurant du Führer. »


Les voitures passent et ces hommes en chemises brunes ne distinguent pas Hitler et Goebbels, le destin de l’Allemagne et leur destin. Beaucoup ont bu depuis hier soir ; certains parlent fort dans ces rues calmes, chantent à tue-tête. Personne n’est intervenu. Depuis longtemps, la police est prudente et les Munichois savent qu’on ne peut pas contester les S.A. Ils sont là, à ce carrefour, dans la lumière grise de ce matin qui pour cela ressemble à ce 9 novembre 1923 alors que vers midi et demi dans une même lumière grise marchait vers l’Odeonplatz la colonne nazie. Certains des S.A. ont décidé de gagner la maison du Parti, la Maison Brune où tant de fois Hitler est venu commémorer les événements de 1923 ou la création du Parti. C’est le Quartier général de la Sturmabteilung et depuis hier soir il ne désemplit pas : on y boit, on y chante. Demain le Führer doit rencontrer Roehm et tout sera éclairci entre la Sturmabteilung et le Parti. Certains S.A., les bottes enlevées, le baudrier défait, la chemise entrouverte dorment sur les bancs. Ces hommes corpulents qui recherchent la fraternité, l’illusion de solidarité que donne l’appartenance à un même groupe, le port du même uniforme, ces hommes, qui s’oublient dans les rites, les beuveries et les chants, sont, ce matin du 30 juin 1934, sans inquiétude. Les derniers qui entrent dans la Maison Brune après avoir traîné toute la nuit dans les brasseries de Munich ne remarquent même pas ces S.S. et ces policiers qui prennent position devant le bâtiment, sentinelles qui paraissent anodines. Ils ne savent pas que le ministre de l’Intérieur Wagner a reçu l’ordre de laisser tous ceux qui le veulent pénétrer dans la Maison Brune mais d’empêcher quiconque d’en sortir à partir de 5 heures du matin.


MUNICH. MINISTERE DE L’INTERIEUR.

Il n’est pas encore 5 heures. Les voitures qui conduisent Hitler, Goebbels, Lutze, Otto Dietrich, Schaub, Wagner, viennent de passer. Elles s’arrêtent devant le ministère de l’Intérieur. Hitler une fois encore descend le premier : il bondit presque. Maintenant que la partie est engagée, il sait qu’il faut jouer vite, abattre ses cartes sans laisser de répit à l’adversaire, abattre des hommes. Des S.S. sont là, devant le ministère, Emil Maurice avec son visage de boxeur marqué par les coups, Buch, Esser, les hommes fidèles que l’on a prévenus de l’arrivée de Hitler et qui attendent parfois depuis des années l’occasion de régler leurs comptes à d’anciens camarades. D’autres S.S. arrivent par petits groupes : ce sont les hommes de Himmler et de Heydrich que Wagner, avant de partir pour l’aéroport, a convoqués. Pour la plupart, ils savent que l’heure de l’action est venue et qu’ils sont avec Hitler.

Le Führer pénètre dans le ministère, Brückner est derrière lui, le visage fermé, les yeux soupçonneux. Les couloirs sont sombres, mal éclairés : il semble qu’on entre à nouveau dans la nuit. Des ordres retentissent, des hommes courent. Le bâtiment s’anime. Au deuxième étage, dans l’antichambre du bureau de Wagner, l’Obergruppenführer S.A. Schneidhuber, attend en somnolant. Quand il aperçoit le Führer, il esquisse un salut mais Hitler est sur lui, les mains ouvertes, comme pour l’agripper, Schneidhuber recule. Hitler crie : « Qu’on l’enferme. » Le visage du Führer est agité de tics, il hurle alors qu’on entraine déjà l’Obergruppenführer vers la prison de Munich-Stadelheim.


« Ce sont des traîtres » crie encore Hitler. Tout le monde se tait. Goebbels dresse avec Wagner, sur un coin du bureau, les listes d’hommes à arrêter. Il n’est pas encore 5 heures. Wagner lui-même téléphone au Gruppenführer S.A. Schmidt. L’ordre est précis : il doit se rendre immédiatement au ministère de l’Intérieur où le Führer l’attend. Hitler va et vient il ne parle pas : devant lui, les groupes s’écartent. Il y a maintenant quelques dizaines d’hommes aux visages résolus, nerveux, donnant à l’atmosphère une intensité difficile à supporter. Hitler s’approche de la fenêtre : dehors la ville est calme, déserte. Le ministère de l’Intérieur est un îlot d’activités, de nombreuses voitures sont rangées devant l’entrée.


Quelques instants plus tard, Schmidt entre dans le bureau. Hitler s’avance au-devant de lui et avant que le Gruppenführer ait pu parler, le Führer se précipite, lui arrache les galons. « Vous êtes arrêté. » « Traître, crie-t-il encore, vous serez fusillé. »

La stupéfaction se lit sur le visage de Schmidt Les témoins ont des sourires figés où se mêlent la joie d’être avec ceux qui l’emportent et aussi la peur. « Vous serez fusillé. » La sentence résonne encore cependant qu’on entraîne Schmidt vers la prison de Stadelheim.


Maintenant on ne peut plus sortir de la Maison Brune. Quelques S.A. qui voulaient rentrer chez eux, ont été refoulés fermement sans violences mais sans explications. La seule réponse des sentinelles armées a été : « Ordre du Führer. » Dans les vastes salles au plafond bas, enfumées, on réveille ceux qui dorment. Les conversations s’animent on ouvre les fenêtres. Le ciel a bleui au-dessus de Munich. Il n’est pas loin de 6 heures. Des garçons de magasins relèvent leurs rideaux de fer. Les S.A., le corps penché au-dessus des rambardes, aperçoivent les camions de la police et des S.S. : la Maison Brune est encerclée.


A peu près à la même heure, des camions de la Reichswehr se rangent dans les cours intérieures de la gare de Munich. Seuls les gradés sont autorisés à descendre des véhicules : les soldats ont été amenés là en renfort et ne doivent intervenir que si les S. S. ne suffisent pas. En effet, sur les quais de la gare, à la surprise des premiers voyageurs pour la plupart des travailleurs, qui portent presque tous le traditionnel petit cartable de cuir, des S.S. prennent position : ils doivent interpeller les chefs S.A. qui vont arriver.


D’autres S.S. se rassemblent devant le ministère de l’Intérieur. Certains, parfois par groupe de deux ou trois, accompagnés d’hommes de la Bay Po Po s’engouffrent dans des voitures qui démarrent rapidement : les équipes de tueurs commencent leur chasse.


Un peu avant 6 heures, le jour est levé : la lumière nette frappe le haut des immeubles sans rompre encore tout à fait l’obscurité grise qui s’accroche au fond des rues. Adolf Hitler sort du ministère de l’Intérieur. Son manteau de cuir serré à la taille est froissé, il garde toujours son chapeau à la main, ses mouvements sont brusques, il regarde dans la rue, à gauche et à droite, paraissant inquiet et anxieux. Goebbels est derrière lui, grimaçant, souriant nerveusement, pâle. Les S.S. saluent. Le Führer hésite quelques minutes puis monte dans la première voiture, à côté du chauffeur. Des S.S. réquisitionnent des taxis, d’autres s’installent dans les dernières voitures officielles. Hitler n’a pas encore donné le signal du départ Wagner reste au haut des marches du ministère, les bras croisés : sa mission est de demeurer à Munich pour contrôler la situation et prévenir toute action des S.A. Il doit notamment emprisonner ceux qui sont restés à la Maison Brune. Quelques minutes plus tard, le convoi s’ébranle, la voiture du Führer ouvrant la marche.


Les quartiers du centre commencent à s’animer. Les camions de la voirie circulent lentement et des concierges balaient devant les portes ; des laveurs de carreaux, leurs éponges au bout d’une longue perche, nettoient les vitrines, Brienerstrasse.

Les voitures roulent vite, sur la large avenue Thaï, abordant rapidement la courbe qui, après l’Isar-Thor-Platz conduit aux ponts sur l’Isar : les eaux, à cette époque de l’année, sont hautes, entraînées par un fort courant qui, contre les piles du Ludwigs-Brücke crée de petites vagues blanches. Les ponts franchis, s’ouvre la longue ligne droite de la Rosenheimer-strasse et, vers le Sud, à une soixantaine de kilomètres, il y a, au bord du lac de Tegernsee, la pension Hanselbauer où dorment Roehm et ses camarades. Les voitures ont maintenant atteint la banlieue de Munich et la route débouche brusquement sur la campagne : au loin on aperçoit la masse sombre de la forêt encore enveloppée d’une brume grise.


Il va être 6 heures.

A Berlin, dans l’appartement de von Tschirschky, le téléphone sonne. Le secrétaire du vice-chancelier Papen décroche au bout de quelques instants, demande qui est à l’appareil : un déclic. A l’autre bout de la ligne on a raccroché sans répondre, comme si l’on voulait seulement s’assurer que Tschirschky était bien à son domicile.


Au n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, siège de la Gestapo, les communications se succèdent. Heydrich et Himmler malgré l’heure matinale sont arrivés depuis longtemps, peu de temps après que le Führer eut décollé de Bonn-Hangelar. Il y a quelques instants à peine, un coup de téléphone de Wagner les a avertis que Hitler était parti pour Bad Wiessee et qu’il réclamait la présence de Rudolf Hess à Munich.

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