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VENDREDI 29 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 23 heures.


Hitler, depuis un long moment, parle avec Lutze. Il le questionne sur la réunion de Wiessee, s’assure que rien d’autre qu’une rencontre entre les chefs S.A. et lui-même n’était prévu. Voilà plusieurs fois que Viktor Lutze avec d’autres mots répète et assure son Führer de sa fidélité. Goebbels s’est approché : il approuve Lutze, montre par toute son attitude que lui aussi, toujours, n’a jamais eu à l’esprit que le service du Führer. Otto Dietrich, le chef du service de presse de Hitler, arpente la terrasse avec Brückner ; l’un ou l’autre des deux hommes fait la liaison avec le téléphone, surveille le perron de l’hôtel devant lequel s’arrêtent les motocyclistes ou les voitures envoyées depuis l’aéroport de Hangelar.

Peu après 23 heures, alors que la fanfare du R.A.D. attaque une nouvelle marche militaire, Brückner et Dietrich s’approchent de Hitler. Ils lui tendent un message qui est arrivé de Berlin à Hangelar par voie aérienne. La fanfare n’a pas permis d’entendre le moteur de la voiture qui vient de l’apporter. Le message est de Goering. Hitler le lit, puis le tend à Goebbels. Le texte est court : Goering a appris, il y a quelques heures, que le docteur Sauerbruch, l’un des plus célèbres médecins berlinois, vient d’être appelé au chevet du président Hindenburg, dans sa propriété de Neudeck. Hitler ne commente pas le message, il le pose sur la table, le lissant du bout des doigts, puis il regarde devant lui, immobile, la joue et la paupière parfois agitées d’un tic nerveux qu’il ne peut réprimer dans les périodes de grande tension. Comme lui, Goebbels se tait.

Peut-être est-ce l’instant attendu depuis des mois, celui où Hitler va devoir une nouvelle fois saisir la chance, celui qui verra s’écrouler la statue de bronze de Hindenburg frappée par la mort.


LA CROISIÈRE DU DEUTSCHLAND

Car la mort tournoie autour du vieux Reichspräsident depuis le printemps de 1934. Le combattant de Sadowa et de Sedan, qui paraissait défier le temps, a alors commencé à perdre la mémoire, ses absences devenant nombreuses. Au début d’avril, les médecins qui le soignent avertissent ses proches. Dans l’ombre du Maréchal vivent son fils, le colonel Oskar von Hindenburg, un quinquagénaire médiocre et ambitieux qu’ont étouffé la gloire et l’autorité paternelles, des conseillers comme ce vieux chambellan von Oldenburg, cynique et blasé, et qui répète sa devise favorite : « Les mangeoires ne changent pas, seuls les veaux qui passent devant changent. » Il y a aussi Meissner, le secrétaire général à la présidence, corpulent, le visage quelconque, rond ; Meissner dissimule sous son regard doux et vague de myope, la ferme intention de demeurer à son poste même après la mort de Hindenburg. Tous ces hommes qui survivront au Maréchal veulent préserver leur avenir ; ils peuvent monnayer leur influence tant que Hindenburg est vivant. Après, que seront-ils ?

Dès qu’ils apprennent que la santé de Hindenburg faiblit, ils préviennent le général von Blomberg et le Chancelier Hitler, les deux hommes qui représentent les deux forces du moment, c’est leur devoir et leur intérêt.


Avril 1934 : le général et le Chancelier sont les deux seules personnalités dépositaires du secret qui peut bouleverser l’avenir de l’Allemagne et Blomberg et Hitler ont décidé de se rencontrer.


Le 4 avril au matin, c’est à bord du croiseur de poche Deutschland, le branle-bas qui précède l’appareillage. Sur le pont, les marins au béret noir dont les deux rubans flottent dans l’air salé, courent au sifflet. L’ancre est remontée lentement, le Deutschland, énorme masse grise battant pavillon de la Kriegsmarine, quitte Wilhelmshaven et la baie de Jade ridée par le vent. Il descend lentement vers la mer du Nord, passant devant Brunsbuttellt et Holtenau ; les jeunes filles d’un pensionnat agitent des foulards, sur la rive une fanfare joue des airs martiaux. Le navire doit se diriger vers Kiel où embarqueront, à l’occasion des grandes manoeuvres de printemps, les principaux chefs du IIIeme Reich. Pendant tout le trajet, l’équipage est soumis à un rythme d’enfer. On repeint une partie des superstructures ; les ordres d’alerte, les simulacres de branle-bas de combat se succèdent. Le 9 avril, le Deutschland entre dans le port de Kiel, salué par les sirènes des destroyers et des petits chalutiers noirauds et ventrus qui fendent les eaux verdâtres du célèbre port de guerre. L’équipage est consigné à bord. C’est le lendemain, 10 avril, que Hitler arrive à Kiel par avion, son trimoteur habituel. Une unité de la Kriegsmarine a rendu les honneurs, puis le Chancelier accompagné de l’amiral Raeder, des généraux von Blomberg et von Fritsch a gagné le Deutschland.

Hitler est radieux : quand il parait à la coupée, les sifflets stridents des quartiers-maîtres modulent leurs notes aiguës. Les mouettes tournoient et le chancelier découvre l’ordre fascinant et efficace d’un grand navire de guerre. L’appareillage a lieu le 11 avril, Hitler assiste aux manoeuvres. Ici, c’est le monde de la technique militaire la plus perfectionnée qu’il peut voir à l’oeuvre. Ici, les professionnels de la guerre, formés dans les dures écoles navales, les hommes qui savent dompter et plier la machine pour en faire un instrument de guerre, sont rois. Ici ne peuvent pas gouverner les S.A. avinés, débauchés, ou anormalement turbulents et indisciplinés. Ici la guerre est une affaire de science et de précision. Hitler observe. Entouré de Raeder, de Blomberg et de von Fritsch, il arpente le pont. Lui qui a dit devant les officiers de la Reichswehr, dès février 1934 : « C’est ma ferme décision que l’armée allemande de l’avenir soit une armée motorisée. Quiconque essaiera de m’opposer des obstacles dans l’accomplissement de ma tâche historique de donner à la nation allemande les moyens de se défendre, je l’écraserai », il ne peut qu’être sensible à cette machine aux rouages parfaitement réglés qu’est le Deutschland.

Le croiseur navigue à une vitesse moyenne dans le Grand Belt, puis devant Laaland. À 6 heures du matin, on passe devant Skagen ; au loin, dans la brume qui se lève, on aperçoit le bateau-bouée. Puis, le croiseur met cap au nord et remonte la côte norvégienne ; la neige tombe sur la mer grise.

Hitler et Blomberg se sont réunis : ils décident d’avertir Raeder et Fritsch des nouvelles concernant la santé du Reichspräsident. L’amiral et le général sont en effet les chefs de la marine et de l’armée. Puis Hitler et Blomberg s’isolent dans la large cabine du commandant. Il continue de neiger. La côte au loin n’est qu’une barre haute et foncée comme une grande vague qui déferlerait, Hitler et Blomberg ont parlé longuement. Peut-être ont-ils conclu ce pacte du Deutschland qu’on a souvent évoqué depuis : en échange du soutien de Blomberg et de l’armée pour la succession de Hindenburg, Hitler confirme son engagement de limiter une fois pour toutes les ambitions de Roehm et des S.A. La Sturmabteilung ne concurrencera jamais la Reichswehr seule responsable de la défense du Reich.

Personne ne sait ce que Hitler et Blomberg se sont dit réellement, mais tout laisse penser que les deux hommes se sont entendus sinon sur le détail des moyens à employer pour réduire les S.A. et faire de Hitler le successeur de Hindenburg, du moins sur les principes. Pour le Führer c’est l’essentiel.


Le 12 avril, le Deutschland pénètre dans le Sogne Fjord. Les parois noirâtres sont par longues traînées couvertes de neige. Il fait froid. L’Amirauté a choisi, en accord avec la Chancellerie, ce fjord pour saluer le Fridjoff-Denkmal, le monument construit par Frédéric le Grand. Nouvel hommage que le régime nazi rend à l’Allemagne éternelle. Tout à coup, le Führer paraît sur le pont au milieu de l’équipage. C’est l’instant de la détente après la discipline d’acier. Les matelots poussent des hourras. Les officiers un peu mal à l’aise sourient. Le Führer accepte même de se laisser photographier par des marins. Puis le navire vire de cap. Le 13, il entre dans le Hardanger Fjord et reprend sa route vers le sud. Hitler est monté à plusieurs reprises sur la passerelle, manifestement enchanté par le voyage et les conversations qu’il a eues loin des indiscrets avec le général von Blomberg. Le 14, on aperçoit le bateau-bouée de Skagen et, quelques heures plus tard, le navire arrive à Wilhelmshaven. Seul incident : lors d’un exercice, ce dernier jour, un homme est tombé à la mer.


L’ANNONCE D’UNE PERMISSION

Rentré à Berlin par avion, Hitler a regagné la Chancellerie. Son pavillon personnel hissé au haut du mât signale aux Berlinois sa présence. Des groupes patientent devant les lourdes portes guettant la relève de la garde ou la sortie d’une voiture officielle. Car le va-et-vient est permanent devant la Chancellerie en ce mois d’avril.

En effet, après la croisière du Deutschland, les décisions, les réunions politiques vont se succéder. Hitler tranche là où il hésitait depuis des semaines, comme si les conversations avec Blomherg l’avaient définitivement conduit à choisir, comme si le pacte du Deutschland n’était pas qu’une hypothèse, mais une réalité. C’est le 20 avril, que Himmler et Heydrich deviennent les maîtres de la Gestapo et au même moment Joachim von Ribbentrop, l’ancien représentant en Champagne au visage régulier et fin, l’ami de Himmler, est nommé ambassadeur extraordinaire de Hitler pour les questions du désarmement. Après les organes de police, le ministère des Affaires étrangères est ainsi à son tour pénétré par le parti nazi. Et une des premières démarches de Hitler et de Ribbentrop en matière de désarmement c’est de proposer à la France et à l’Angleterre une importante réduction de l’effectif des... S.A.


Le 20 avril, sans commentaire et en petits caractères comme une nouvelle anodine, le journal National~Zeitung publie un communiqué de l’État-major de la S.A. annonçant que la Sturmabteilung sera en permission durant le mois de juillet. Or, cette démobilisation de toute la S.A. pendant trente jours n’est pas, compte tenu des circonstances, une décision de routine, mais bien une mesure inattendue, exceptionnelle. Pourtant aucune autorité ne la commente et la nouvelle s’enfonce dans l’actualité renouvelée qui, jour après jour, apporte un élément nouveau au puzzle qui, peu à peu, se compose.


En ouvrant leur journal le 27 avril, les Allemands découvrent un communiqué officiel, encadré, en première page, qui annonce que la santé du Reichspräsident donne de sérieuses inquiétudes à ses médecins. Des photos montrent Hitler s’inclinant devant Hindenburg et déjà beaucoup comprennent que le successeur désigné ne pourra être que le Chancelier du IIIeme Reich. Des officiers maugréent, il y a d’autres candidats : le général Ritter von Epp, qui, pour être nazi et Reichstatthalter de Bavière, n’en est pas moins un membre distingué de l’Offizierskorps. Il y a aussi le Kronprinz dont on pourrait faire un régent s’il était Reichspräsident. Or, beaucoup d’officiers sont restés attachés à l’ancienne dynastie. Mais von Blomberg va leur faire comprendre qu’il ne faut plus cultiver ces chimères monarchiques. Un ordre du ministre de la Guerre parvient à mi-avril dans toutes les unités : à compter du 1er mai 1934, officiers et hommes de troupes devront arborer sur leurs képis et leurs uniformes l’aigle et la croix gammée qui sont les insignes du Parti nazi et du IIIeme Reich. Quelques vieux officiers protestent dans les salons et les mess, mais à voix basse, partout les jeunes capitaines et les soldats acceptent d’enthousiasme et puis comment s’insurger contre un ordre qui émane du chef de la caste et des dignitaires de l’Offizierskorps dont il est entendu qu’ils savent ce qu’ils font ? En prenant leur décision derrière les murs épais de la Bendlerstrasse, ils ne peuvent avoir en vue que l’intérêt supérieur de la Reichswehr, et puisqu’ils sont confondus, celui du Reich.


Ce 1er mai, alors que dans les casernes les compagnies manoeuvrent pour la première fois sous les emblèmes nazis, toutes les villes d’Allemagne connaissent les grands rassemblements du Jour National du Travail.

Torses nus, pelle sur l’épaule, avançant comme des régiments, les volontaires du travail paradent et la pelle, sur ces épaules, devient une arme. Dans la banlieue de Berlin, à Tempelhof, Hitler parle devant 100 000 personnes qui crient leurs Heil Hitler devenus traditionnels. Ailleurs, sur des estrades ou sur l’herbe des clairières, alors qu’une pluie fine commence à tomber, des milliers de jeunes gens, avec ensemble, s’affrontent dans une escrime étrange où les épées sont remplacées par des troncs d’arbre de deux mètres de long. Partout le régime nazi démontre la puissance de son emprise sur la jeunesse, l’État nazi paraît bien « exister ».

Et pourtant dans les jours qui précèdent ces manifestations du 1er mai, aux S.A. qui paradent à Iéna, le S.A.- Gruppenführer Lasch dit que « la révolution du national-socialisme n’est pas encore terminée. Elle prendra fin seulement le jour où l’État S.A. sera formé ». À la tribune se trouve, à côté du Gauleiter Sauckel, Maximiliam von Weichs ; c’est un officier de la Reichswehr, très hostile aux S.A. Il se penche vers Sauckel : « Qu’est-ce que l’État S.A. ? » demande-t-il. Le Gauleiter hausse les épaules. Le lendemain, un S.A. Brigadeführer qui hurle en état d’ivresse dans les rues d’Iéna est arrêté et Sauckel refuse de le faire libérer. Le Gauleiter Sauckel appartient pourtant à la S.A., mais ses fonctions ont fait de lui un homme du gouvernement et de l’ordre. Quand Roehm veut réunir un tribunal d’honneur de la Sturmabteilung pour y faire comparaître Sauckel celui-ci refuse de se présenter, arguant des ordres reçus. En Thuringe, le 1er mai, la S.A. ne prendra pas part aux cérémonies du Jour National du Travail.


À nouveau, les forces se sont heurtées et quand Goebbels s’adresse à la nation allemande, le 4 mai, peut-être est-ce aussi aux S.A. qu’il pense. « Les délégués de la propagande du parti, lance-t-il, ont décidé de mener une campagne énergique contre les critiqueurs professionnels et les propagateurs de fausses nouvelles, contre les provocateurs et les saboteurs. Il apparaît en effet que ceux-ci n’ont pas perdu tout espoir de détruire l’oeuvre constructive du national-socialisme ». Puis c’est tout un programme d’action que Goebbels fait surgir. La voix est nasillarde, dure : « Du début du mois de mai, continue-t-il, au 30 juin, des réunions, des démonstrations et des manifestations quotidiennes auront lieu en ce sens. Elles mettront en garde le peuple allemand contre ce bas dénigrement, véritable fléau pour le pays. Il faut que ce fléau disparaisse pour toujours ». Et la menace vient, sans surprise : « Nous emploierons des méthodes éprouvées ».


HINDENBURG ET FRANZ VON PAPEN

Quelques jours plus tard, un cortège officiel s’arrête devant la gare centrale de Berlin. La garde rend les honneurs. Appuyé sur von Papen, le Feldmarschall Hindenburg s’apprête à partir pour son domaine de Neudeck.

Il aime cette vieille terre de Prusse-Orientale qui se confond avec le ciel gris sombre. Neudeck, c’est son domaine seigneurial, le contact avec ce sol foulé par les légions teutoniques. Mais de génération en génération la propriété familiale s’était réduite, parce que les officiers pauvres avaient dû vendre. Dans toute la région, d’autres Junker, serviteurs de la Reichswehr, ont aussi vu leurs domaines fondre au gré de leurs besoins. Avec Hindenburg à la présidence ils ont voulu changer cela. En 1927, par souscription nationale, le domaine de Neudeck a été racheté et offert à Hindenburg pour son 80eme anniversaire. Le vieux maréchal a accepté cet acte symbolique sans se rendre compte peut-être que la camarilla de Junker qui l’entourait espérait ainsi le « tenir », l’associer à ses projets. Effectivement, la loi dite « secours à l’Est » (Osthilfe) les comble : ils vont bénéficier de larges subventions, d’exemptions d’impôts, de passe-droits. Et le domaine de Neudeck lui-même a été attribué à Oskar Hindenburg pour qu’à la mort du maréchal il n’y ait pas de droits de succession à payer. Von Papen qui est là, aux côtés de Hindenburg sur le quai de la gare de Berlin, a joué de cette passion du Feldmarschall pour Neudeck. On murmure qu’il a ruiné dans le coeur du président, son rival, le général von Schleicher en affirmant que celui-ci allait révéler les secrets de Neudeck. Et c’est peut-être sur son conseil que Hitler, en août 1933, a fait ajouter sans taxe 2 000 hectares au domaine.

Aussi Franz von Papen, officier de cavalerie, ancien attaché militaire aux États unis pendant la Grande Guerre et organisateur de sabotages, membre du Club des Seigneurs, conservateur et catholique est-il bien en cour. Hindenburg se penche vers lui avant de monter dans le train : « Les choses vont très mal Papen, dit-il. Faites de votre mieux pour redresser la situation. » Papen relatant, plus tard, ce qui s’est passé ce jour-là, ajoutera : « Aujourd’hui encore, je me souviens de sa dernière phrase prononcée de sa voix profonde et impressionnante. »

Papen reste sur le quai avec les officiels cependant que le train s’éloigne et qu’immobiles, les soldats de la garde continuent de rendre les honneurs. Le vice-chancelier Papen est placé devant ses responsabilités. Cet homme habile, au visage souriant, agrémenté d’une moustache poivre et sel, de cheveux grisonnants soigneusement, minutieusement peignés, est avec son allure de bourgeois un membre de la caste. C’est un ancien de l’École des Cadets : autant dire qu’il a « tenu » face à l’implacable discipline imposée à des enfants de onze ans, face au code lui aussi inflexible que les cadets eux-mêmes s’imposent les uns aux autres, enfants dressés à une conception de l’honneur et prêts à se faire tuer pour elle. Là, à l’École des Cadets, Franz von Papen, comme tous ses camarades, a été marqué à jamais. Plus tard, il expliquera comment, au printemps de l’année 1897, il a appris « une magnifique nouvelle : je faisais partie des quatre-vingt-dix élus, sur six cents élèves aspirants, qui, grâce à leurs bonnes notes, allaient former la classe Selecta. Honneur qui signifiait que, durant une année supplémentaire, je resterais soumis à la discipline rigide des sous-officiers du corps des Cadets, mais qui, en revanche, me plaçait sur la liste des candidats à la dignité fort recherchée de page de l’Empereur ».


Aujourd’hui, l’ancien page de Guillaume II, l’ancien gentleman-rider, le membre du Herrenklub, Franzchen, le petit Franz comme l’appelle Hindenburg, qui a pour lui la passion paternelle qui lie certains puissants vieillards à leurs proches collaborateurs, le vice-chancelier Papen doit agir. Il lui est difficile de se dérober. L’évolution de la situation l’inquiète. Peut-être en introduisant les nazis à la Chancellerie a-t-il lâché le diable ? Car Papen est partisan d’un pouvoir fort, mais il est heurté, blessé, par le déchaînement sans mesure de la terreur. Certes, il veut composer avec la dictature sans prendre trop de risques personnels, mais il espère aussi la canaliser. Plus tard, habile toujours à se trouver des excuses, il écrira : « L’Histoire d’Allemagne ignorait, jusqu’en 1933, le phénomène d’une dictature antichrétienne, d’un chef de gouvernement sans foi, ni loi. Par conséquent, nous ne savions pas comment le combattre ».

Papen prononce donc des discours. En décembre 1933, la ville de Brème fête le 150eme anniversaire de la fondation du Club hanséatique. Tout ce que la cité compte d’important est rassemblé : 2 000 invités sont venus écouter le vice-chancelier. Papen rend hommage au nouveau régime, puis sans trop préciser qui il vise, il s’en prend à ceux qui nient « l’existence personnelle de l’individu ». Des applaudissements frénétiques éclatent : les paroles de Papen sont devenues pour les auditeurs une attaque contre les nazis. Quelques mois plus tard, Papen est reçu dans une association beaucoup plus importante : le Dortmunder-Industrie-Club. Dehors, dans la ville industrielle les rues sont vides. La Ruhr travaille ou dort. Ici, dans la salle brillamment éclairée, enfoncés dans les larges fauteuils de cuir du Club, les chefs d’industrie écoutent le vice-chancelier avec d’autant plus d’attention qu’il a été l’un de ceux qui ont fait connaître Hitler aux magnats de l’industrie. Ce soir du 26 avril 1934 Papen évoque des thèmes auxquels ils sont sensibles : « Le rôle du chef d’entreprise est essentiel, dit Papen, il doit garder une liberté aussi grande que possible par rapport à l’État ». On applaudit fortement, mais à la manière de gens influents et responsables qui ne se laissent pas aller à des manifestations exagérées. L’approbation est encore plus vive quand Papen discute les projets d’autarcie économique. « L’autarcie rend illusoire l’existence d’une économie mondiale, conclut-il, ce qui comporte un danger de guerre à plus ou moins longue échéance. »

Après son discours, on félicite Papen, il a exprimé le point de vue d’une large partie des milieux économiques qu’inquiètent les proclamations enflammées des S.A., qui craignent aussi certaines tendances de membres du gouvernement comme Walther Darré, ministre de l’Agriculture, rêvant d’une race saine et pure de paysans, d’une Allemagne retrouvant la force par le sol et le sang : que deviendrait alors l’industrie ? Il y a aussi Kurt Schmitt, ministre de l’Économie, dont on dit qu’il veut limiter le programme de réarmement et réorganiser l’industrie du Reich au détriment de la puissance des Krupp.

Par contre, dans la Ruhr, on a confiance en Papen. Pourtant, le vice-chancelier ne cache pas son inquiétude aux membres puissants du Dortmunder-Industrie-Club. « Chaque fois, dit-il, que j’attire l’attention de Hitler sur les conséquences dangereuses qu’aurait toute concession faite à Roehm, il ridiculise les exigences du chef des Chemises brunes et les traite d’aberrations sans importance ».

Naturellement, Hitler a ses informateurs : il voit se nouer des fils qui mènent de la Reichswehr à Papen et aux milieux industriels. Il connaît aussi l’entourage du vice-chancelier et il sait que des hommes comme von Bose, chef de cabinet de Papen, von Tschirschky, cet ancien monarchiste qui a rallié Papen, faute de mieux ; le docteur Klausener, directeur de l’action catholique, haut fonctionnaire au ministère des Transports, sont des adversaires plus ou moins déterminés du nazisme. Il y a surtout le secrétaire particulier de Papen, Edgar Jung, à la fois chrétien, conservateur et monarchiste qui, depuis des mois déjà, multiplie les contacts pour renverser le nouveau régime. Ces hommes sont d’autant plus dangereux qu’ils peuvent avoir l’appui de la Reichswehr ; elle reconnaît en eux des proches, sinon certains de ses membres. Le Führer prend donc garde à ce « nid de vipères » de la vice-chancellerie, mais rien n’est simple et Hitler hésite. Il perd le sommeil, en proie à l’inquiétude et au doute. Il se plonge devant Brückner somnolent dans l’audition de longues pièces musicales. C’est que le choix est difficile pour Hitler. Pour empêcher les conservateurs de séduire la Reichswehr, il faut certes mettre un terme aux violences et surtout aux prétentions de la Sturmabteilung, mais s’il n’y a plus de S.A. la Reichswehr n’abandonnera-t-elle pas aussi Hitler qui n’aura plus rien à monnayer en échange de son appui ?

Situation délicate et ambiguë. Hitler attend, observe, lit les rapports.


LE PIEGE DE HIMMLER ET DE HEYDRICH

Or les rapports sur la vice-chancellerie se multiplient. Himmler et Heydrich craignent aussi Papen et ses collaborateurs et pour être prêts à se défendre et à attaquer, ils ont introduit un homme à eux dans la place.


Un jour d’avril 1934, Otto Betz est convoqué à Munich par Heydrich, chef du S.D. de la Gestapo. Otto Betz est un agent du contre-espionnage – au service de Heydrich en Sarre. Cet homme d’apparence terne et modeste a été mêlé dans la nuit du 8 au 9 janvier 1923 à un attentat – réussi – contre un séparatiste rhénan. À cette occasion, il a connu le docteur Edgar Jung. Heydrich expose son plan : Betz collaborera avec Papen tout naturellement puisque le vice-chancelier est commissaire pour la Sarre. Mais Heydrich, toujours impassible, efficace, ne disant que le nombre minimum de mots, ajoute : « Vous devez surveiller :

« 1° von Papen,

« 2° l’Oberregierungsrat von Bose,

« 3° le docteur Edgar Jung.

« Les rapports me seront transmis personnellement par voie directe. »


Le 4. mai 1934, l’agent de Heydrich prend des fonctions à Berlin dans deux pièces installées à deux pas du siège de la Gestapo, le fief de Himmler et de Heydrich, au 8 bis, PrizAlbrecht-Strasse. Heydrich a bien fait les choses : Otto Betz a deux dactylos et quatre inspecteurs de police sous ses ordres. Le lendemain même, il se présente à la vice-chancellerie où von Bose l’accueille avec méfiance. On n’aime pas les hommes du S.D. et de la Gestapo à la vice-chancellerie. Mais Betz se fait reconnaître de Jung : on évoque les années 1923, les attentats contre les Français et les séparatistes, la blessure que Jung a reçue alors. Peu à peu Betz est admis, les relations entre lui et les membres de l’entourage de Papen se détendent Il les met même en garde contre les communications téléphoniques qui, dit-il, sont surveillées par le S.D. Cela ne l’empêche pas de transmettre des rapports circonstanciés à Heydrich et à Himmler. Ceux-ci, maîtres tout-puissants des services secrets – seule l’Abwehr, service de renseignements de l’armée leur échappe – les modifient selon leurs intérêts et les communiquent à Hitler.

Or, tous les rapports confirment Hitler dans ses craintes. Tous font état de préparatifs, de rumeurs. Dans les cercles conservateurs on s’inquiéterait des projets de Roehm ; ailleurs, dans d’autres cercles, on songerait au contraire à s’allier avec la Sturmabteilung. Les hommes de Heydrich auraient la preuve que certains conservateurs sont en contact avec le prince August Wilhelm de Prusse, député nazi, Gruppenführer S.A. qui est le fils du dernier Empereur, le frère du Kronprinz. Or, pour les monarchistes, le prince peut être naturellement le candidat à la succession du Feldmarschall Hindenburg. Ainsi la question des S.A. rejoint-elle par cet autre biais la question de la mort du vieux Reichspräsident Et les rapports de la Gestapo et du S.D. s’accumulent sur le bureau du Führer. Hindenburg aurait fait son testament politique et c’est Papen qui l’aurait rédigé annoncent-ils. Fränzchen, d’après des confidences recueillies par les agents du S.D. aurait sans peine incité Hindenburg à exprimer son souhait de voir, après sa mort, la monarchie restaurée. Un rapport de la Gestapo indique même que le testament a été signé le 11 mai.

Le Chancelier s’inquiète d’autant plus que d’autres bruits lui parviennent, toujours rapportés par l’intermédiaire de Heydrich et de Himmler : des listes d’un nouveau cabinet seraient déjà prêtes. L’historien anglais, sir John W. Wheeler-Benett vit alors à Berlin. Il fréquente les cafés politiques de la capitale, y rencontre de nombreuses personnalités allemandes en vue. Un jour, dans l’un de ces bars, l’un de ses interlocuteurs sort une feuille de papier : c’est le futur cabinet, et sans se soucier des serveurs qui passent et repassent près de la table, il commente devant Wheeler-Bennett les noms de ceux qui sont promis à la succession. Or, il est de notoriété publique que les garçons de ce bar sont au service de la Gestapo. Heydrich peut ainsi citer des noms à Hitler : Roehm se serait allié au général Schleicher qui veut évincer Papen. Gregor Strasser serait ministre de l’Économie nationale, Roehm, ministre de la Défense et les S.A. seraient incorporés à la Reichswehr, Bruning aurait le ministère des Affaires étrangères. Mais Hitler conserverait la chancellerie, les victimes du changement étant Papen et Goering. Wheeler-Bennett se souvient que « tous ces bruits circulaient à Berlin à ce moment-là et que l’on se passait de main en main des listes tapées à la machine donnant la composition du nouveau cabinet et cela avec un manque de prudence qui faisait frémir plus d’un observateur étranger ».

Heydrich et Himmler peuvent donc, sans difficulté, rassembler les informations. Ils annoncent même que Schleicher et son adjoint, le général von Bredow, ont pris des contacts avec des émissaires français.

En fait, le général Schleicher qui a été la tête politique de la Reichswehr, l’homme de confiance de Hindenburg, le tombeur de chanceliers et le dernier chancelier avant Hitler, s’ennuie. Dans sa villa de Neu Babelsberg, sur les bords du lac Wannsee, il a vécu retiré depuis janvier 1933. Sa jeune femme et sa fille paraissent suffire à occuper sa vie. Mais il voit les généraux Bredow et Hammerstein et par eux il se tient au courant des rivalités qui déchirent le parti nazi, des incertitudes qui régnent quant à l’avenir. Il espère à nouveau jouer un grand premier rôle et au printemps, il rentre dans le circuit des diners, des rencontres, des projets. A-t-il vu Strasser et Roehm ? Il parle longuement avec l’ambassadeur de France à une réception chez le ministre de Roumanie. Il n’en faut pas plus pour que les rapports des agents de Heydrich s’enflent. D’autant plus qu’André François-Poncet et le général vont se revoir.

« Je connaissais assez bien Schleicher, raconte l’ambassadeur de France, je l’avais vu pour la dernière fois le lundi de Pâques (le 2 avril) ; nous avions passé la journée ensemble à la campagne, il avait l’habitude de me parler librement et je n’avais jamais constaté qu’il me trompât. Ce jour-là, il ne fit, pas plus que dans les conversations précédentes, mystère de son opposition au régime, mais à aucun moment il ne me dit quoi que ce fût qui pût me laisser deviner qu’il eût des projets subversifs ou qu’il fût mêlé à une conspiration quelconque ; à aucun moment il n’eut le langage d’un traître à son pays, et chaque fois qu’il prononça le nom de Roehm ce fut avec dédain et dégoût »

Mais les agents du S.D. se soucient peu des intentions réelles de Schleicher. Ils le surveillent, comme ils surveillent von Bredow qui séjourne près de la frontière française. Bredow, qui se rendait à Paris, aurait même été prié de descendre du train à la frontière et dans ses bagages on aurait trouvé une recommandation pour une personnalité française. Bredow aurait en vain téléphoné à Blomberg pour lui demander d’intervenir, mais le ministre de la Reichswehr aurait refusé.


Pour un homme aux aguets comme l’est Hitler ces indices – et Heydrich les multiplie – doivent être pris en considération. Le Führer sait qu’un pouvoir est vulnérable et peut être renversé. Ses adversaires ne cherchent-ils pas à obtenir l’appui français ? Que peuvent s’être dit Schleicher et François-Poncet ? L’ambassadeur du Reich à Paris ne signale-t-il pas précisément que le 9 mai, Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, a fait devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des « déclarations sensationnelles concernant la situation intérieure de l’Allemagne » ? Qu’espèrent donc les Français ? Qui les renseigne ? Schleicher est-il leur homme ?


LES PREMIERES LISTES

Himmler et Heydrich utilisent, interprètent tous les détails dans le sens de leur thèse : Roehm et les S.A. menacent le pouvoir du Reich, mais peu à peu autour de ce premier noyau viennent s’agglomérer d’autres périls qui s’incarnent en quelques noms : les conseillers de Papen, Jung, Bose, les généraux Schleicher, Bredow. C’est un étrange amalgame que constituent les maîtres de la Gestapo et de l’Ordre noir. Chacun d’eux, mais aussi Goering complice, ajoutent de nouveaux noms à la liste, qu’ils soient ceux de personnalités catholiques, comme le docteur Klausener, d’un témoin gênant ou d’un Gruppenführer S.A.,

Car il s’agit bien de listes. Ce sont les hommes de confiance de Heydrich et de Himmler qui les dressent. L’un d’eux a une fonction toute nouvelle dans le IIIeme Reich : il est le commandant du camp de concentration de Dachau, l’un de ces K.Z. appelés à une si grande extension et dont le Reichsführer S.S. a eu l’idée. Theodore Eicke est Oberführer S.S. : devant lui, les prisonniers politiques de Dachau se tiennent au garde-à-vous, le calot à la main, dans une discipline toute militaire. Ce sont surtout des communistes et des opposants de gauche. Mais quand Heydrich convoque Theodore Eicke et lui demande de préparer ses S.S. à une action éclair – éventuelle – contre les S.A., l’Oberführer ne pose aucune question : il met le plan de Heydrich à exécution. Avec les agents du S.D. il dresse des listes. Ces papiers funèbres circulent entre la Gestapo et le bureau de Goering : on ajoute ou l’on barre suivant ses sympathies et ses craintes. Goering efface le nom de Rudolf Diels, l’ancien chef de la Gestapo que Himmler ou Heydrich avait placé sur l’une des listes. Best essaie de protéger l’Obergruppenführer Schneidhuber, mais Best n’est qu’un agent du S.D. et il n’a pas l’autorité de Goering, Schneidhuber reste sur la liste. Que faire de ces listes ? Heydrich a convaincu Himmler qu’il n’y a qu’une solution : la liquidation de Roehm, de sa clique, des opposants. Puis Heydrich gagne ceux dont il a besoin à sa solution définitive : Goering qui a déjà choisi l’alliance avec les hommes des S.S. et de la Gestapo ; le général von Reichenau : l’officier, chef du Ministeramt, se rend de plus en plus souvent au siège de la Gestapo, Prinz-Albrecht-Strasse. À son poste clé, von Reichenau peut beaucoup, il lui est facile de mettre à la disposition des S.S. des armes, des moyens de transport, des casernes. Et les rapports de l’Abwehr qui arrivent sur le bureau du Chancelier « peuvent » aussi confirmer ceux du S.D. et de la Gestapo. Car le plan de Heydrich séduit Reichenau : si l’action contre les S.A. se déchaîne, ce sont les S.S. qui agiront. Les hommes de la Reichswehr se contenteront d’aider discrètement et de tirer les bénéfices de l’opération. Or, les S.A. liquidés, la Reichswehr ne serait-elle pas la seule force réelle du IIIeme Reich et Hitler ne devrait-il pas accepter les voeux de l’Offizierskorps ?


LE CHOIX DE LA REICHSWEHR

Le 16 mai, la petite ville de Bad Nauheim est encombrée par les véhicules officiels. C’est là, au milieu des prairies et des forêts de la Wetterau, dans cette ville protégée des coups de vent froid par le Vogelsberg, que les officiers supérieurs de la Bendlerstrasse et les inspecteurs de la Reichswehr ont décidé de se réunir. Le général von Fritsch, chef de la Heeresleitung, préside avec son autorité impassible d’officier du grand État-major. Pour participer à la discussion sont rassemblés ce jour-là autour de von Fritsch tout ce qui compte dans la Reichswehr : une décision prise ici, à Bad Nauheim, deviendra la décision de tout l’Offizierskorps. Blomberg et Beichenau sont présents. Le général Fritsch, immédiatement, aborde le thème central de la discussion : qui la Reichswehr veut-elle voir succéder au Feldmarschall Hindenburg ? Les officiers supérieurs lancent plusieurs noms qui circulent depuis longtemps : Ritter von Epp, ou le Kronprinz ? Reichenau puis Blomberg vont alors intervenir. L’un et l’autre sont des partisans de Hitler. Reichenau met l’accent sur les dangers que représentent les S.A., or, dit-il, Hitler accepterait de débarrasser l’Allemagne de la Sturmabteilung en échange de la présidence. Blomberg est encore plus net : sur le croiseur Deutschland, un pacte a été conclu : les S.A. contre la présidence. Dès lors, la discussion est sans objet, car l’accord de tous est acquis : les officiers supérieurs, puisqu’on ne menace pas directement la Reichswehr, coeur et âme du Reich, sont prêts à se rallier à Hitler.


Quand dans l’air doux de ce mois de mai, les voitures portant fanion du général Blomberg, du général Fritsch, du général Reichenau, quittent Bad Nauheim par la petite route pour rejoindre Francfort, une étape importante vient d’être franchie. Aucun des curistes qui, sur les allées, regardent passer les voitures n’a conscience qu’une nouvelle fois la Reichswehr vient de décider pour l’Allemagne.


Le 25 mai, von Fritsch fait publier, à l’usage de tous les membres de la Reichswehr une nouvelle version des Devoirs du Soldat allemand. C’est le bréviaire de l’armée, son code de l’honneur, que les jeunes conscrits doivent jurer de respecter.

« Le service militaire est un service d’honneur envers le Volk allemand », dit le nouveau texte en lieu et place de l’affirmation que la Reichswehr servait l’État Volk : après les aigles et les croix gammées qu’arborent les soldats, c’est une nouvelle référence aux thèmes nazis qui est introduite dans la Reichswehr. La réunion de Bad Nauheim n’a mis que quelques jours à porter ses fruits.


À peu près à la même époque, toujours à la fin de ce mois de mai 1934, à l’occasion de rencontres discrètes, de promenades dans la campagne berlinoise, de dîners entre intimes, deux hommes de premier plan sont avertis d’avoir à être très prudents. Ce sont les deux anciens chanceliers Brüning et le général Schleicher. Les informateurs disent tenir leurs renseignements de l’entourage de Goering. Certains laissent entendre que Goering lui-même ne serait pas étranger à ces fuites. De façon imprécise, mais néanmoins formelle, on leur révèle ainsi l’existence de listes prêtes pour une « purge » dont on ne sait trop quelle forme elle prendra. Et leurs noms figurent parmi les victimes éventuelles. Il leur faudrait quitter Berlin. Brüning qui a su voir ce qu’était le nazisme n’hésite pas. Il réussit facilement – sous un déguisement – à gagner l’étranger. Le général Schleicher hausse les épaules. Des camarades insistent : il consent à prendre quelques vacances au bord du lac de Starnberg, mais il n’est pas question qu’un officier de la Reichswehr abandonne son pays. D’ailleurs il ne croit pas à la gravité de la menace. Il a toujours confiance dans son habileté et dans la protection que lui assurerait sa qualité de général de la Reichswehr. Il ne semble pas comprendre que celle-ci n’a qu’une seule obsession : se débarrasser de la menace S.A.

L’attaché militaire français en est, lui, persuadé. Par nécessité, il entretient des relations amicales avec des officiers allemands. Il rencontre l’un d’eux à la Bendlerstrasse et celui-ci, au terme d’une longue conversation, lui déclare : « Voyez-vous, je suis intimement convaincu qu’un conflit sanglant est inévitable et peut-être nécessaire entre l’armée allemande et les S.A. » Le général français s’étonne et l’officier allemand ajoute alors : « Ce qui ne pourra être imposé à ces derniers par le seul moyen de la persuasion devra l’être sans doute par la force. »

Or, Hitler, par les rapports de Heydrich, apprend que la S.A. se procurerait des armes – des mitrailleuses notamment – à l’étranger. Le Führer est sceptique. Mais Heydrich et Himmler insistent : ils ont un homme dans la place. Le Gruppenführer S.S. Friedrich Wilhelm Krüger qui est en fonction à la S.A. Ce Krüger est lui aussi un ancien de l’École des Cadets.

Il a quitté l’armée en 1920, mais il est entré aux S.S. en 1931. À la S.A. il est chargé de questions d’instruction des jeunes recrues, façon pour la Reichswehr d’assurer, malgré le traité de Versailles, une préparation militaire d’ampleur nationale. Krüger fait donc la liaison entre la Reichswehr et la S.A. : très vite il est plus militaire que les militaires, dénigrant la S.A., affirmant que « l’État-major S.A. à Munich est une porcherie » ou bien « qu’il faut nettoyer les écuries ». Il joue aussi le rôle d’espion de Himmler et son but est sans doute pour le compte du Reichsführer S.S., d’envenimer les relations des S.A. avec la Reichswehr. Dans ses rapports, que Heydrich montre au Führer, il est question de dépôts d’armes S.A. à Berlin, à Munich, en Silésie. Hitler est toujours sceptique. Alors Heydrich donne des détails : les armes proviennent de Liège et sont déclarées comme fret pour l’Arabie. Le chef du S.D. est d’autant mieux renseigné que la S.A., si elle achète les armes, le fait souvent pour le compte de la... Reichswehr avec l’argent et les moyens du service de renseignement de l’armée, l’Abwehr. Provocations, pièges, habiletés, fausses informations : il faut perdre la S.A. et décider Hitler à agir. Une opération est montée. Un agent, habillé en civil, sur le quai de la gare marchande de Berlin, renverse une caisse qui tombe et se brise : tout le monde peut apercevoir des mitrailleuses démontées. La caisse était destinée au chef S.A. Ernst. Autre révélation : le commandant de la région militaire de Stettin, le général von Bock, a saisi – lui aussi et par hasard – une de ces livraisons composées de fusils et de mitrailleuses belges. Sur le bureau de Hitler les rapports du S.D. et de l’Abwehr convergent. Les preuves sont là, irréfutables.


Autour des S.A. et de Roehm, le piège s’est refermé. Les listes sont prêtes. On pourra aussi se débarrasser de quelques opposants plus ou moins turbulents. Heydrich, Himmler, Goering ont tous quelques comptes à régler. Il faut pourtant attendre le verdict du Führer.

Les S.A. eux aussi guettent le Führer, mais avec espoir, car dans la Sturmahteilung, on a toujours confiance en Adolf Hitler. Les S.A., pourtant, ont recueilli des bruits : ils savent que des listes circulent. L’attitude des militaires, arrogante, souvent méprisante, n’hésitant pas à sévir contre des S.A. quand ils le peuvent les a éclairés. Mais comment Hitler pourrait-il rompre avec son plus vieux compagnon, le ministre Roehm ? Ce serait contre nature. Et tant que Roehm vivra, la Sturmahteilung ne craindra rien. Le danger, il vient d’hommes comme Goering, Papen. Les sous-officiers de la S.A., les officiers subalternes haïssent ces nazis du sommet, ces ralliés de la dernière heure. Hitler, par contre, veut la seconde révolution comme Roehm. Seulement il y a la « Reaktion », Goering, la Reichswehr.

« Nous pensions, racontera un chef S.A., que le Führer, après avoir rétabli la situation de l’Allemagne face à l’étranger, allait redonner aux S.A. l’ordre de se mettre en marche : ce serait la seconde révolution... La « Reaktion » devrait aussi vite que possible réaliser son coup de force... Goering assuré de la bienveillante tolérance du Reichspräsident Hindenburg, s’emparerait du pouvoir exécutif, arrêterait le Führer ainsi que tous les chefs supérieurs S.A. et tenterait de convaincre la masse des S.A. de la trahison de ses chefs. »

La Sturmabteilung devait donc protéger Hitler, Hitler qui voyait s’entasser sur son bureau les rapports de Heydrich et de Himmler la dénonçant, Hitler dont il fallait attendre le verdict.

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