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SAMEDI 30 JUIN 1934
En vol au-dessus d’Augsbourg, 3 heures 30
(Vendredi 29 juin au samedi 30 juin 1934)
MUNICH DANS 25 MINUTES
Samedi 30 juin, 3 h 30. Le pilote se penche vers le Führer et lui montre à gauche de l’appareil la ville d’Augsbourg dont on distingue avec précision le dessin des rues brusquement coupées par la nuit environnante, quand cessent les quartiers éclairés. Le temps de situer les points lumineux et c’est déjà la plaque sombre du sol enfoui dans la nuit qui recommence. Pourtant, dans cette nuit d’été qui s’achève, le jour, le jour de ce samedi 30 juin 1934, commence à poindre, à peine sensible parce que l’est paraît plus délavé. Dans le Junker du Chancelier les conversations qui s’étaient interrompues depuis un long moment recommencent. La radio vient d’annoncer que l’avion était pris en charge par le contrôle de Munich : tout est prêt pour l’atterrissage de l’appareil sur la piste de Munich-Oberwiesenfeld. Le Führer demande au pilote dans combien de temps on touchera le sol. Environ vingt-cinq minutes.
Vingt-cinq minutes : une infime parcelle de temps, le dernier et bref répit avant d’être plongé dans l’action, de voir sur la piste, des hommes qui attendent les ordres. Ce vol depuis Bonn-Hangelar, ce vol au-dessus de l’Allemagne, ce vol qui dure depuis près de deux heures a été comme un long recueillement dans le bruit qu’on oublie des moteurs. Hitler s’est encore tassé davantage dans son siège de la cabine de pilotage. À chaque minute qui passe le jour gagne rapidement comme si, symboliquement, la longue hésitation des semaines et des mois prenait fin avec la nuit, se dissipait avec elle. Dans quelques minutes ce sera Munich, les S.A., les S.S. : les hommes vivants, avec leurs visages et leurs muscles, leurs instincts, leurs violences, leur peur et ce sera aussi l’engrenage des hasards, l’imprévisible toujours au coeur d’un événement.
LES DERNIERES HÉSITATIONS DE HITLER
Il y a à peine vingt-quatre heures, hier, ce vendredi 29 juin, vers 9 heures, avant de partir pour sa tournée dans les camps de travail de Westphalie, tout pouvait encore être arrêté. Hitler, à l’hôtel Kaiserhof d’Essen, avait pourtant appris qu’à Berlin, dès son retour, Hermann Goering avait renforcé l’état d’alerte de sa police : la Landespolizeigruppe General-Goering multiplie les patrouilles, les gardes sont doublées. Le Führer savait donc que dans la capitale, ce dernier vendredi de juin, Heydrich, Himmler, Goering poussaient leurs ultimes préparatifs. Il sent aussi la peur s’abattre sur certains hommes : Franz von Papen qui accepte de parler à l’Opéra Kroll aux représentants des chambres de commerce allemandes à l’étranger et qui proclame : « Personne ne doute en Allemagne que le Chancelier et Führer Adolf Hitler mènera jusqu’à une issue victorieuse l’oeuvre de rénovation matérielle et morale de la nation ». Papen qui fait donc amende honorable et qui oublie dans les caves du 8, Prinz-Albrecht-Strasse le docteur Jung, dont il avait lu le discours à Marburg. Tôt le matin du 29, on a aussi déposé sur la grande table du salon du Kaiserhof d’Essen, un exemplaire du Völkischer Beobachter, avec l’article du général Blomberg. Hitler le lit lentement : il en connaissait la teneur mais un texte imprimé à des milliers d’exemplaires prend un autre visage. Blomberg lui laisse les mains libres. Et puis il y a eu ces nouvelles qui viennent de Breslau. Goering, ministre de Prusse, a donné l’ordre à l’Oberabschnittsführer S.S. Udo von Woyrsch, responsable du secteur sud-est de mettre tous les chefs S.A. de sa région en état d’arrestation, d’occuper la préfecture de Breslau et de se placer à la disposition, avec les S.S., du commandant de la police.
Vendredi 29 juin, il fait gris au-dessus d’Essen : nuages et fumées lourdes que l’humidité de l’air chaud de l’été empêche de s’élever. Hitler a pris dans le salon du Kaiserhof, un thé léger. À 10 heures, il est attendu dans le camp de travail de Schloss-Buddenberg : déjà les jeunes hommes doivent être rassemblés sous la pluie fine, attendant leur Führer.
Il y a moins de vingt-quatre heures. 10 heures ce vendredi 29 juin. Roehm se promène au bord du lac de Tegernsee avec son ordonnance, il est heureux, il va pouvoir expliquer au Führer ses sentiments. Les premiers chefs S.A. vont arriver ; avant la rencontre du samedi 30 avec Hitler il faudra faire le point.
À Essen, au moment où le Führer s’apprête à partir, l’Obergruppenführer S.A. von Krauser qui remplace Roehm en congé à Bad Wiessee demande à être reçu. Le Führer s’isole avec lui et il parle d’abondance au chef S.A. : il faut que demain à Bad Wiessee, l’explication soit profonde, sincère, totale. Lui, le Führer, reconnaît qu’il a des torts envers les S.A., il faut vider l’abcès. Il va rendre justice aux S.A.
L’Obergruppenführer S.A. est parti rassuré et Hitler sous une pluie fine et tiède quitte Essen pour sa tournée d’inspection.
DEMAIN, C’EST MAINTENANT
C’était hier, vendredi 29 juin 1934, entre 9 heures et 10 heures du matin. Rien n’était encore tranché. Puis la journée s’est déroulée, les Sieg Heil des jeunes gens enthousiastes, la route vers Bad Godesberg, le Rhin et ses odeurs douces, les burgs en ruine qu’on aperçoit depuis la terrasse de l’hôtel Dreesen, l’arrivée de Goebbels et de Viktor Lutze, les coups de téléphone de Himmler, de Wagner, la décision prise et cette route encore vers Bonn-Hangelar, le Junker, ce vol au-dessus de l’Allemagne vers Munich.
Demain, c’est maintenant, samedi 30 juin 1934, 3 heures 55 du matin.
Il fait presque jour : le ciel est blanchâtre, grisâtre, sans joie, couleur de plâtre et de ciment. L’appareil amorce sa descente : on aperçoit les balisages de la piste, bleus et rouges, qui forment comme une traînée continue et clignotante, et devant la tour de contrôle trois voitures noires et un groupe de personnes. Le Junkers fait un premier passage, puis prenant la piste par le nord, il se pose à son extrémité, réservant une longue course pour rouler lentement vers l’aire d’arrivée, à quelques dizaines de mètres des voitures.
Samedi 30 juin, 4 heures du matin.
L’appareil s’est immobilisé sur la piste de Munich-Ober-wiesenfeld. Les hélices des trois moteurs continuent de tourner dans le silence, lentement. On aperçoit, par les hublots de l’avion, des hommes en uniforme S.S. qui s’avancent. Le mécanicien de l’appareil débloque de l’intérieur la porte et l’ouvre brutalement sur la lumière blanchâtre, grisâtre, sans joie, couleur de plâtre et de ciment sur l’aube hésitante du dernier jour de juin.