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SAMEDI 30 JUIN 1934
Munich, 10 heures - 10 heures
IL N’Y A PAS DE MORTS INUTILES...
À Munich, comme à Berlin, il fait chaud et à Munich aussi, comme à Berlin, on tue. Dans les rues du centre, les voitures noires foncent, grillant les feux aux carrefours. D’autres S.S. ouvrent rapidement les portières, sortent puis tirent, sans sommation. Et tombent des officiers S.A. ou des conservateurs, ou de vieux adversaires.
Deux voitures s’arrêtent devant la villa du Ritter von Kahr : voilà des années qu’il a abandonné toute activité politique. Il n’est plus que l’ombre de l’homme qui, en novembre 1923, a réussi à duper Hitler, à filer entre ses mains et à cause de lui le putsch de Munich a échoué. C’était il y a plus de dix ans. On carillonne à sa porte. Il est à peine 10 heures ce samedi matin. Von Kahr est encore en robe de chambre. Les trois hommes sont là, à le regarder ; sans un mot, ils l’entraînent vers l’une des voitures et leur détermination est telle que Kahr proteste à peine. Ce ne sont pas des mains qui le saisissent, mais la violence vindicative du nazisme victorieux. Les passants s’écartent, essayant de ne pas regarder ces hommes qui en poussent un autre dans une voiture. Il fait beau sur Munich, le soleil, est chaud : ce samedi après-midi les trains lourdement chargés conduiront des familles joyeuses vers les lacs de Bavière. Pourquoi faudrait-il se soucier de ce Ritter von Kahr, un vieillard de 73 ans dont on va retrouver le corps, dans quelques jours, un corps mutilé à coups de pioche et enfoncé dans la terre boueuse de Dachau ?
À quelques centaines de mètres, dans la même terre on découvrira un autre cadavre ; il a trois balles dans la région du coeur : le calibre des projectiles est de 7,65 mm. L’arme des S.S. Et sa colonne vertébrale est brisée. La police l’identifie facilement : les assassins n’ont même pas retiré les papiers de la victime. Il s’agit du père Bernhard Stempfle qui a eu le malheur d’être proche de Hitler. C’était en 1924-1925 et Stempfle avait la plume facile et l’antisémitisme vigoureux. Il rédigeait un petit hebdomadaire, à Miesbach, qui s’en prenait aux juifs. Et le nazisme l’avait attiré. Il avait revu les épreuves de Mein Kampf, récrit certains passages, amélioré le style, affiné la pensée. Mais comment le Führer pourrait-il pardonner cela maintenant que le livre est devenu la bible du régime ? Stempfle a connu aussi certaines des passions amoureuses du Führer. Il sait que Hitler a idolâtré la jeune Geli Raubal, l’une des filles de sa demi-soeur, qu’il la terrorisait avec sa jalousie obsessionnelle, et qu’un matin du 17 septembre 1931 Geli s’était suicidée. Hitler avait alors traversé une longue crise dépressive puis peu à peu il s’était repris et l’on avait dissimulé à l’opinion les circonstances de la mort de Geli. Stempfle a été au courant. Il a pénétré trop de secrets. Cet ancien membre de l’Ordre des Hiéronymites a compris le danger. Il a cherché à disparaître dans l’oubli. En vain. Les tueurs en ce samedi matin l’ont retrouvé et traîné à Dachau. Hitler et les chefs nazis ont la mémoire longue. Et ils veulent effacer leur passé trouble, faire disparaître les témoins qui ne sont pas restés des complices. Un homme mort vaut mieux qu’un vivant, telle est leur loi. Une erreur vaut mieux qu’un oubli, un mort inutile qu’un adversaire manqué. Frau Schmidt le sait désormais.
C’est elle qui a ouvert ce samedi matin quand la sonnette a retenti. Quatre messieurs ont demandé à voir son mari. Elle s’étonne, elle ne connaît pas ces messieurs qui ne ressemblent pas aux visiteurs habituels, des musiciens, des journalistes, des universitaires. Wilhelm Eduard Schmidt est en effet un critique musical connu que les milieux berlinois eux-mêmes tiennent en grande estime. Goering, dit-on, apprécie ses articles du Münchener Neuste Nachrichten. Les trois enfants se sont rapprochés de leur mère. On entend, venant du salon, le violoncelle de Schmidt L’un des messieurs insiste. Frau Schmidt va chercher son mari. Le voici, souriant, prêt à demander ce dont il s’agit. Il est immédiatement encadré, entraîné : sa femme regarde, stupéfaite, cette irruption de l’histoire et de la politique dans leur vie tranquille, tournée vers les arts et la culture. Jamais Wilhelm Eduard Schmidt ne s’est soucié des affaires politiques. Mais elles viennent de l’écraser parce que les S.S. et la Gestapo recherchent un médecin de Munich, ami d’Otto Strasser, le docteur Ludwig Schmitt et comme ils ne le trouvent pas, à tout hasard on arrête M. Wilhelm Schmidt et l’on expédie quelques jours plus tard à Frau Schmidt un cercueil contenant son mari, tué à Dachau. Les S.S. proposeront à Frau Schmidt une pension pour effacer l’erreur commise. On comprendra mal qu’elle la refuse. Qu’est-ce qu’un homme de plus ou de moins pour l’Ordre noir ?
Et un mort inutile vaut toujours mieux qu’un adversaire oublié. Ainsi, à Munich, passe la dernière matinée de juin 1934.
À LA MAISON BRUNE
Pendant que les S.S. traquent dans Munich leurs victimes, Hitler est toujours à la Maison Brune, Briennerstrasse. C’est là qu’il apprend la nouvelle de la mort de Schleicher. Il a alors un brusque mouvement de recul. L’un des S.S. de son escorte se souvient bien de cette réaction inquiète, marquée aussi sur le visage. Puis il a recommencé à parler. Cela fait déjà un long moment qu’il le fait, s’adressant aux S.A. rassemblés autour de lui et qui l’écoutent avec un regard de bêtes désemparés. Roehm, Heydebreck, Heines, Spreti, les chefs auxquels ils hurlaient leur foi, auxquels ils avaient prêté serment de fidélité, les voici, abattus, emprisonnés, insultés, traités de cochons d’homosexuels. Et ils doivent subir, lâchement. Car ces hommes aux poses viriles, qui gonflent leurs poitrines sous les chemises brunes, qui arborent brassards, décorations, armes, ont peur. Ils ont depuis trop longtemps combattu sans grand péril des adversaires traqués et sans défense, ils ont terrorisé des Allemands paisibles qui ne pouvaient réagir, pour avoir conservé le goût du combat. Ils ont peur. Ils baissent la tête. Et cet homme qui leur parle frileusement enveloppé dans son long imperméable mastic n’est-il pas précisément leur Führer ?
Alors ils approuvent et la Maison Brune retentit de cris enthousiastes « Sieg Heil », « Sieg Heil », « Heil Hitler ». Rudolf Hess s’avance vers eux, il a les gestes brusques, le visage sévère, de celui qui est la justice. « Vous êtes tous suspects, dit-il. Ceux qui sont innocents devront souffrir quelques jours par la faute des autres. Tant que l’enquête n’aura pas déterminé le rôle de chacun, vous êtes tous prisonniers. »
Un officier S.S. se tient derrière Rudolf Hess, il prend la parole à son tour. Chaque S.A. doit être fouillé, dit-il, puis si le Führer en prend la décision, ils seront autorisés à rentrer chez eux. Un à un les S.A., sans une protestation, se présentent devant les S.S. qui les fouillent minutieusement La défaite et l’humiliation des membres de la Sturmabteilung sont totales. Les S.S. sont méticuleux et le silence dans la longue file de S.A. qui s’est formée est complet. L’heure n’est plus – ou pas encore – aux chants de triomphe : il faut chercher simplement à sauver sa vie.
Le Führer s’est retiré dans l’une des salles de la Maison Brune. Les fenêtres sont largement ouvertes mais la Briennerstrasse est aujourd’hui une rue calme. Les soldats de la Reichswehr continuent d’assurer le service d’ordre qui isole l’immeuble du Parti. Hitler marche de long en large dans la pièce : la fatigue s’est encore accumulée sur lui, la mauvaise fatigue nerveuse de l’insomnie et de la tension. Lutze, Goebbels, le juge du Parti Buch, Martin Bormann, Sepp Dietrich, Rudolf Hess, Wagner, Max Amann, l’éditeur de Mein Kampf et directeur des éditions du Parti, sont là à le regarder, à l’écouter et leur présence pousse Hitler à l’intransigeance car ces hommes sont tous des adversaires de longue date des S.A. et de Roehm. Maintenant leur détermination, alors que le Führer a décidé de sévir est, leur semble-t-il, la garantie de leur sécurité et de leur puissance futures. Ils seront ceux qui ont aidé le Führer à écraser l’ennemi en ces heures tragiques.
Et Hitler continue de marcher dans la pièce, multipliant les insultes à rencontre de Roehm, des chefs S.A., déclarant qu’il ne saurait y avoir de clémence. Viktor Lutze, le moins engagé dans le complot, se tient un peu en retrait surpris par la violence même des scènes auxquelles il assiste. Il n’imaginait pas que la mort de Roehm et des siens serait la conclusion de cette journée. Or c’est de cela qu’il s’agit et uniquement de cela. Rudolf Hess et Max Amann réclament chacun l’honneur d’abattre Ernst Roehm de leurs propres mains. Le Führer fait un geste pour les faire taire puis il dicte à Lutze d’une voix saccadée, la nouvelle charte de la Sturmabteilung.
« Je veux, dit-il, que les officiers de la S.A. soient désormais des hommes et non plus des singes grotesques et repoussants. Je veux que le chef de la S.A. et le plus humble des simples membres de la Sturmabteilung m’obéissent aveuglément. Je n’admets pas que les chefs S.A. offrent de coûteux dîners ou acceptent des invitations. »
La voix monte d’un degré, les insultes se multiplient, « On a jeté du Champagne par les fenêtres pendant ces orgies » crie Hitler. Tous les ragots, toutes les informations transmises par les agents de Heydrich reparaissent brusquement à sa mémoire. « Ils gaspillaient l’argent du parti », s’écrie-t-il.
« Je défends désormais à tous les chefs S.A. de sortir dans des voitures luxueuses, de prendre part à des dîners diplomatiques. » Lutze, sans commentaire, note sous la dictée, puis il relit l’ensemble au Führer qui paraphe le texte.
Il y a un moment de silence, mais Buch, le grand juge, auquel Roehm avait échappé en 1932, pose à nouveau la question du sort des chefs S.A. emprisonnés à Stadelheim. « Il faut fusiller ces chiens » s’écrie Hitler. Il prend une liste que lui tend Wagner, le ministre de l’Intérieur, et d’un geste rageur il fait une croix devant une série de noms. Parfois il hésite, puis la main dessine les deux nouveaux traits qui signifient la mort. Tout le monde se tait et on entend crisser la plume sur le papier. Quand il a terminé, le Führer donne la liste à Sepp Dietrich :
« Rendez-vous immédiatement à la prison de Stadelheim dit-il. Prenez six sous-officiers et un officier S.S. et faites exécuter ces chefs S.A. pour haute trahison. »
La liste des prisonniers est celle qu’a établie le directeur de la prison, le docteur Koch. Six noms d’officiers supérieurs de la Sturmabteilung ont été marqués d’une croix. Sepp Dietrich lit lentement.
— Edmund Schmidt, Gruppenführer S.A., cellule 497
— Hans Joachim von Spreti-Weilbach, Standartenführer, cellule 501
— Hans Peter von Heydebreck, Gruppenführer S.A., cellule 502
— Hans Hayn, Gruppenführer, cellule 503
— August Schneidhuber, Obergruppenführer S.A., préfet de police de Munich, cellule 504.
Le Führer ajoute sèchement : « J’ai gracié Roehm, en raison des services rendus. »
Au dernier moment, Hitler a donc hésité encore : habileté politique ou scrupule, machiavélisme pour conserver un atout contre les autres clans ou souvenir du capitaine Roehm qui l’avait aidé à accomplir ses premiers pas de politicien à Munich ? Quoi qu’il en soit, la consternation apparaît sur les visages de Buch, de Goebbels, de Bormann : Roehm leur échappe encore et tant qu’il vivra un retournement du Führer ne sera pas impossible. Seule la mort de Roehm peut les mettre à l’abri. Et ils veulent l’obtenir, coûte que coûte. Mais pour l’heure, il faut céder à Hitler, se contenter de ne pas laisser Roehm s’enfuir, le tenir et avertir à Berlin, Goering, Himmler et Heydrich. Il faut attendre et prendre aujourd’hui ce qu’accorde le Führer, les condamnations des six Führer de la S.A. enfermés à Stadelheim.
À LA PRISON DE STADELHEIM.
Dans les cellules, les chefs S.A. attendent. Malgré les hurlements du Führer, les coups reçus parfois, les insultes, le mépris des S.S., ils ne peuvent pas croire, imaginer qu’ils vont mourir alors que le régime de Hitler est toujours en place, qu’ils portent encore ces uniformes recouverts de grades et d’insignes qui attestent qu’ils étaient le pouvoir, qu’ils étaient eux, les S.A., la puissance et la force. Et puis il y a ce soleil d’été qui pénètre dans les cellules. Pourquoi mourir ? Quelle est cette histoire de fou ?
Vers 17 heures, Sepp Dietrich arrive à la prison de Stadelheim. Les ordres brefs qu’il donne sont immédiatement exécutés ; déjà alors qu’il atteint à peine le premier étage du bâtiment, six sous-officiers S.S. se rassemblent dans la cour qui à cette heure se trouve à l’ombre des hauts murs de pierres grises. Un officier de l’Ordre noir leur fait vérifier le fonctionnement de leurs armes et les aligne à dix mètres de l’un des murs. Dietrich pendant ce temps est introduit dans le bureau du directeur Koch et lui remet la liste des prisonniers condamnés à mort. Koch hésite, ses lèvres tremblent : depuis ce matin, il a peur, le monde bascule, il sent que la vie des hommes aujourd’hui, est fragile, menacée. Il a peur de prendre une décision, peur d’accepter et de refuser. Néanmoins il proteste, au nom du respect des règles : la liste n’est pas signée, dès lors, dit Koch, il ne peut remettre les prisonniers à Sepp Dietrich. Le Gruppenführer n’a pas un mot de commentaire : il reprend la liste et quelques minutes plus tard sa voiture file vers la Maison Brune. Peut-être lui aussi préfère-t-il être couvert par une autorité supérieure. C’est le ministre Wagner qui, à la Maison Brune, signe sans hésiter et le sursis accordé aux officiers S.A. s’achève.
Le peloton est rangé dans la cour déserte. Sepp, escorté de deux S.S., va vers la première cellule et le bruit sec des serrures fait sursauter le prisonnier qui se lève. Dietrich salue : « Vous avez été condamné à mort par le Führer pour haute trahison. Heil Hitler. » Les deux S.S. s’avancent et le prisonnier, hier l’un de ceux qui détenaient le pouvoir et qui pesaient sur la vie des hommes, les suit dans le couloir vers la cour, bientôt il est le dos au mur regardant peut-être jouer la lumière du soleil dans les vitres des bureaux du premier étage, pendant que retentissent les commandements. « Le Führer l’exige, crie l’officier S.S. qui dirige le peloton. En joue. Feu ». Et le corps tombe.
Dans les autres cellules on entend les salves et le cauchemar devient réalité.
Quand Dietrich se présente devant l’Obergruppenführer Schneidhuber, celui-ci lui crie : « Camarade Sepp, mais c’est de la folie, nous sommes innocents. » Et le Gruppenführer répète seulement : « Vous avez été condamné à mort par le Führer pour haute trahison ; Heil Hitler ! »
Mais la détermination de Sepp Dietrich n’empêche pas qu’il est saisi par la nausée que donnent ces exécutions à répétition. Le S.S. dira plus tard : « Juste avant le tour de Schneidhuber, j’ai filé, j’en avais marre. » Plusieurs fois encore retentit dans la cour le commandement sinistre : « Le Führer l’exige. En joue. Feu ». Un nouveau prisonnier s’écroule. Le crépuscule descend sur Munich.
« HEIL HITLER ! »
Sepp Dietrich est rentré à la Maison Brune pour faire son rapport. « Les traîtres ont payé », dit-il simplement à Hitler. Celui-ci qui s’était enfermé dans un long silence paraît sursauter. Il semble avoir brusquement retrouvé sa colère rageuse et son assurance depuis que Dietrich l’a assuré que ses adversaires sont bien morts. Il va, dit-il, parler aux S.A. A l’annonce de l’arrivée de Hitler, les S.A. se rassemblent dans l’une des grandes salles et à son arrivée ils poussent des hourras. Le Führer est dur et habile : « Vos chefs trahissaient votre confiance, lance-t-il ; vous demeuriez en première ligne et vos officiers passaient leurs nuits à festoyer, à vivre dans le luxe, à dîner en ville ».
Les S.A. se taisent, ils devinent que le Führer leur donne le moyen de se disculper en abandonnant leurs chefs. « S.A., continue-t-il, il s’agit maintenant de savoir si vous êtes avec moi ou avec ceux qui se jouaient de vous et profitaient seulement de votre dévouement pour édifier leurs fortunes personnelles. Acclamez votre nouveau chef, Lutze, et attendez mes ordres qu’il vous transmettra ».
Lutze s’avance et lance un Heil Hitler ! énergique. Toute la salle reprend le cri puis avec Lutze entonne le Horst Wessel Lied, pendant que le Führer, les bras croisés, le buste en avant, fixe cette foule de visages, ces hommes qui viennent de renier une partie de leur passé. Alors que Hitler se retire, Lutze précise que les S.A. sont désormais libres de quitter la Maison Brune. « Vous allez, continue-t-il, regagner isolément et directement vos demeures et y abandonner vos uniformes. Vous n’interviendrez plus dans une affaire quelconque avant d’avoir reçu l’avis que la S.A. est réorganisée et réunie à nouveau ».
À l’exception de quelques S.A. retenus à la Maison Brune, tous les autres peuvent regagner leurs domiciles. Un à un, en silence ils s’éloignent dans les rues de Munich encore inondées de soleil. Des passants se retournent, regardant passer ces S.A. qui n’ont plus l’allure martiale et provocatrice des jours de victoire, mais la démarche lourde des vaincus qui cherchent à se dissimuler au plus vite. Du haut de leurs camions les soldats de la Reichswehr et leurs officiers qui font les cent pas devant le siège du parti paraissent ne même pas voir passer ces miliciens en chemise brune qui prétendaient un jour organiser et commander l’éternelle et invincible armée allemande.
Quelques minutes plus tard, un ordre est donné et la Reichswehr lève le siège de la Maison Brune : la Briennerstrasse est à nouveau complètement ouverte à la circulation. Seuls quelques groupes de S.S. continuent de stationner à proximité de l’immeuble du parti. Ils resteront en place jusqu’aux environs de 19 h 30 : c’est l’heure à laquelle le Führer accompagné de Goebbels, de Hess, de Sepp Dietrich, quitte Munich pour Berlin par avion. Il n’a plus rien à accomplir dans la capitale bavaroise : la Sturmabteilung est brisée, ses hommes sont à genoux, ses chefs abattus. Il ne reste, dans une cellule de la prison de Stadelheim que le vieux camarade Ernst Roehm, désarmé, couché torse nu sur un lit de camp, sa poitrine couverte de cicatrices soulevée par une respiration difficile. Roehm en sursis protégé simplement par une hésitation du Führer que tant de chefs nazis ont intérêt à lever.
MUNICH-OBERWIESENFELD
Dans les voitures qui roulent à toute vitesse dans les rues qui commencent à s’éclairer, Hitler et les chefs nazis sont silencieux. Il semble à tous que des années se sont écoulées depuis cette aube hésitante : il y a seulement une quinzaine d’heures quand, sur l’aérodrome de Munich-Oberwiesenfeld vers lequel ils se dirigent ce soir, se posait dans le vrombissement de ses trois moteurs, le Junker du Führer. Et maintenant sur le terrain qu’éclaire le crépuscule, c’est le même bruit de moteurs, les mêmes silhouettes qui s’avancent vers l’appareil. Tout, à l’exception de la rougeur du ciel, paraît semblable, jusqu’à la brise fraîche qui couche l’herbe rase et drue entre les pistes. Mais rien en fait ne sera plus pareil dans ce IIIeme Reich qui se voudrait millénaire. Des hommes sont morts, d’autres attendent pour mourir. Il a suffi de ces quelques heures pour trancher des vies. Wilhelm Eduard Schmidt n’écrira plus d’articles de critique musicale et von Kahr, à l’heure où le Junker du chancelier du Reich s’envole, n’est plus qu’un corps disloqué enfoui dans la boue. L’histoire a, dans ces quelques heures, fait un nouveau bond, la violence a franchi dans le Reich un nouveau degré.
Et, à 20 heures, alors que l’appareil du Führer survole la ville de Nuremberg avant d’obliquer vers l’est, vers Berlin, le bureau de presse du parti national-socialiste à Munich publie un communiqué qui donne la version officielle des événements. Diffusé par la radio, le texte va surprendre les Munichois. À l’exception de quelques-uns d’entre eux intrigués par les mouvements de troupe ou les barrages de la Briennerstrasse, ils n’ont rien soupçonné et maintenant le speaker d’une voix grave annonce : « Depuis plusieurs mois des éléments isolés ont essayé de fomenter une opposition entre les Sections d’Assaut et l’Etat. Le chef d’État-major Roehm, investi de la confiance toute particulière du Führer, n’a pas cherché à s’opposer à ces tendances et les a favorisées sans aucun doute. Ses penchants malheureux et bien connus pesaient si lourdement sur la situation que le Führer se trouvait en présence d’un grave conflit de conscience... Cette nuit, à 2 heures du matin, le Führer s’est rendu à Munich et a ordonné la dégradation et l’emprisonnement immédiat des chefs les plus compromis. Lors de l’emprisonnement eurent lieu des scènes si pénibles au point de vue moral qu’il n’y avait plus de place pour la pitié. Un certain nombre de ces chefs des Sections d’Assaut avait avec eux des garçons de moeurs spéciales : l’un d’entre eux fut surpris et arrêté dans une situation absolument répugnante. »
Le speaker observe un temps d’arrêt, puis continue avec emphase :
« Le Führer a donné l’ordre de crever sans pitié cet abcès pestilentiel. Il ne veut plus tolérer que des millions de gens convenables soient compromis par quelques êtres aux passions maladives. Le Führer a donné l’ordre au ministre-président de la Prusse, Goering, d’exécuter à Berlin la même action et de se saisir en particulier des alliés réactionnaires de ce complot politique. »
Les gens convenables de Munich écoutent avec gravité. Ils se taisent ou s’insurgent contre ces pervertis qui déshonorent le Reich allemand. Ils félicitent leur Führer perspicace et décidé qui sait rompre avec de tels hommes, fussent-ils de vieux camarades. Les gens convenables sont rassurés : ils préparent leurs valises. Demain 1er juillet, commencement des vacances. À Dachau, on cloue le cercueil de Wilhelm Eduard Schmidt, critique musical. À Stadelheim on rassemble les corps des officiers S.A. abattus. Les gens convenables ignorent tout cela. Ils écoutent les choeurs de la Hitler Jugend chanter, à la radio, le Horst Wessel Lied.