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VENDREDI 29 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen, entre 14 heures et 21 heures


SUR LES BORDS DU RHIN

Au nord, à une centaine de kilomètres, il y a la Ruhr. Parfois quand le vent s’engouffre dans la vallée du Rhin, le vent aigre et humide du nord-est, il porte jusqu’ici à Godesberg les fumées grises de la Ruhr, chargées d’oxyde de carbone et d’odeurs de soufre.

Mais en juin, le vent du nord-est ne souffle pas. Le Rhin ressemble alors, vu de la terrasse de l’hôtel Dreesen à Godesberg au début de l’après-midi, au fleuve d’autrefois : le Rhin des burgs et de la Lorelei, et le soleil chaud et tendre de juin le fait miroiter comme une tresse blonde. Sur la terrasse de l’hôtel Dreesen, souvent, des directeurs, venus des villes dures, noires, enfumées, venus des villes puissantes dont les noms résonnent comme des forges, Essen, Cologne, Bochum, Dortmund, Gelsenkirchen, des directeurs engourdis par le vin capricieux du Rhin, rêvent en regardant les paysages doux de juin.

La terrasse de l’hôtel Dreesen, ce Claridge de la bourgeoisie rhénane, est habituellement l’un de ces lieux calmes où les hommes d’affaires aiment à se rencontrer, entre hommes, dans la chaleur des conversations sérieuses, des alcools et des cigares. Les garçons du Dreesen sont stylés, silencieux, discrets. En semaine surtout, le Dreesen est le lieu rêvé pour un déjeuner important ou une rencontre clandestine, surtout au début de l’été.

Mais tous les étés ne se ressemblent pas et, ce 29 juin 1934, un vendredi, les quelques habitués qui achèvent de déjeuner au Dreesen sont totalement abandonnés. Le service est suspendu : seul le maître d’hôtel va et vient, inutile et désorienté... Le personnel a quitté son poste. Des curieux se sont glissés dans le hall et jusque sur la terrasse. Au premier rang, Walter Breitmann. Il était alors l’un des plus jeunes serveurs de l’hôtel. Il se souvient. Le maître d’hôtel tentait de le rappeler. En vain.


Walter Breitmann regarde fasciné les voitures noires, des Mercedes-Benz, dont deux sont décapotées, s’arrêter lentement devant le perron, faisant à peine crisser le gravier de l’allée. Le Führer ! Des applaudissements éclatent, des cris, Walter Breitmann applaudit aussi, puis il salue, le bras tendu, comme il le voit faire autour de lui. De la première voiture descend un homme massif, en uniforme des S.A., les Sections d’Assaut C’est l’Oberleutnant Wilhelm Brückner qui tient auprès d’Adolf Hitler les rôles de garde du corps, d’ordonnance et d’aide de camp. Dans les défilés, sur les tribunes, il est derrière le Führer, impassible, dominant de sa haute taille la silhouette du Chancelier.

Brückner, tout en se penchant vers la voiture, jette un regard circulaire sur la petite foule où Walter Breitmann, immobile, le bras tendu, attend. Maintenant Wilhelm Brückner ouvre la portière et Adolf Hitler descend à son tour. Les cris, les acclamations redoublent le Chancelier salue, le bras à demi levé ; le visage est sévère, il monte rapidement les quelques marches.

Le propriétaire de l’hôtel Dreesen le suit cependant que les portières des autres voitures claquent et que la première déjà, celle d’où est descendu Hitler, démarre lentement et va se ranger quelques dizaines de mètres plus loin. L’Oberleutnant Wilhelm Brûckner parle au propriétaire : Walter Breitmann observe la haute stature du nazi, sanglé dans son uniforme. Le propriétaire s’excuse par avance : on ne l’a prévenu qu’il y a quelques heures.


Le Führer visitait les camps de travail, une grande tournée d’inspection à travers tout le Gau du Rhin inférieur et de la Westphalie. Il avait rendu visite à l’École régionale des cadres du R.A.D. (Service du Travail du Reich) à Schloss Buddenberg près de Lunen.


Il pleut sur Schloss Buddenberg, une pluie d’été, agréable, pareille à une vapeur tiède. C’est le matin, vers 10 heures, la foule est là, massée, elle crie, Heil, Sieg Heil, elle entoure la voiture découverte du Führer qui serre des mains de tous côtés, souriant. Quand la voiture s’arrête devant le bâtiment central de l’École, le directeur, le docteur Decker s’avance et souhaite la bienvenue. La pluie à ce moment a presque cessé : des flaques, l’herbe humide, une odeur de terre mouillée la rappellent encore.


Des centaines de jeunes gens sont là, les muscles tendus, leurs torses et leurs jambes nus, bronzés, luisants de sueur et de pluie, maigres et virils, les tempes et les nuques rasées, tendant leurs bras presque à l’horizontale pour le salut hitlérien. Le Chancelier Adolf Hitler passe lentement devant eux. Il porte un long manteau de cuir, et il tient sa casquette à la main. Ses cheveux mouillés paraissent encore plus noirs. Hierl, secrétaire d’État et Führer du R.A.D., est avec lui. Il marche quelques pas en arrière, silhouette enveloppée comme celle du Chancelier dans un manteau long qui étonne, car, malgré l’humidité, il fait chaud, lourd, étouffant. Derrière les deux hommes, il y a Brückner, Dietrich, Schaub.


Bientôt les jeunes hommes s’élancent devant le Chancelier du Reich : les exercices de gymnastique font virevolter leurs corps. D’autres chantent en choeur, d’autres récitent des poèmes à la gloire de l’Allemagne nazie. Les chefs du parti regardent : la jeunesse est là devant eux, dans la fête de ses muscles, la jeunesse qu’ils ont entraînée avec eux.

Pourtant Hitler parait soucieux. Il salue à peine le docteur Decker quand le cortège officiel quitte l’École, ses baraques décorées de guirlandes et ses stagiaires qui crient leurs Heil sonores et joyeux.


De Schloss Buddenberg on est passé au camp d’Olfen : même cérémonial, mêmes corps tendus dans la joie de la discipline physique et de la certitude morale. Devant les groupes formés en rectangle parfait, Hitler parle à voix basse à son aide de camp, des hommes courent Brückner donne des ordres. L’inspection est interrompue. Le Chancelier ne visitera pas les camps 210 et 211, il ne verra pas les travaux que les volontaires du R.A.D. ont entrepris sur la rivière Niers. Hierl s’y rendra. Brusquement le Führer vient de se décider à réunir une conférence à Godesberg. C’est Brückner qui choisit l’hôtel Dreesen,


Les dignitaires s’engouffrent dans les voitures. On reconnaît le Docteur Ley, le Führer du Front du Travail, Marrenbach, son aide de camp, et aussi le Docteur Dietrich, chef du service de presse du Chancelier.

Le cortège officiel a roulé vers Godesberg, rapidement. On ralentissait au passage des agglomérations. À la hâte, les chefs nazis locaux avaient rassemblé les habitants : partout des cris, des bras tendus et ces drapeaux rouges à croix gammée noire, fascinant emblème du nouveau Reich. « Comme un feu de poudre, raconteront les journalistes, la nouvelle parcourut les rues et les places : le Führer arrive, le Führer arrive ! En quelques instants, des milliers et des milliers de personnes se rassemblèrent le long de la route que suivait le Führer. Soudain des drapeaux et des fanions apparurent à toutes les fenêtres. »

À Godesberg même, dans les petites rues pittoresques de cette station thermale, les habitants se rassemblent, les drapeaux surgissent. Mais la voiture du Chancelier est déjà passée, il reste les nombreuses voitures officielles qui la suivent : celles des chefs du parti, des chefs des organisations nazies qui viennent de toutes les parties de l’Allemagne de l’Ouest et qui se rendent à l’hôtel Dreesen. C’est l’hôtel connu des bourgeois de la Ruhr et de Bonn, un hôtel tranquille et discret. Plus tard, en 1938, Hitler y rencontrera Neville Chamberlain au cours d’une des conférences de la dernière chance. En ce vendredi 29 juin 1934, le Dreesen n’est encore qu’un hôtel où Gustav Stresemann, ce fils de limonadier, ministre des Affaires étrangères, partisan d’une entente avec la France, est venu souvent se détendre, au temps de la République de Weimar, avant la tourmente qui a jeté bas ce régime : la grande crise de 1929.

Le propriétaire est honoré d’accueillir le nouveau Chancelier, Hitler. D’un geste emprunté, il montre le panorama qui s’ouvre sur Bonn, au loin vers le Nord, à une dizaine de kilomètres ; vers le Rhin qui forme un large méandre dans la plaine alluviale étalée sur la rive gauche. Le Führer aime les vastes paysages naturels. Il s’avance vers la terrasse qui domine le Rhin. Il fait bon. Les chefs nazis sont autour de lui.

Une dernière voiture s’arrête devant l’hôtel : c’est Hierl qui a visité quelques camps rapidement et a rejoint le plus vite qu’il a pu Godesberg. Il fait son rapport au Chancelier, puis tout le monde s’assied autour du Führer et la discussion commence.


On entend des éclats de voix, Hitler parle fort, à sa façon saccadée, brutale. Quelques heures passent Hitler maintenant s’est tu. Fatigué comme après chaque allocution ou conversation quand il se donne tout entier à sa passion. Vers la fin de l’après-midi alors que déjà des chefs S.S. et S.A. prennent congé en saluant, que les voitures viennent à intervalle régulier s’immobiliser devant le perron, le Führer se détend, il fait quelques pas vers le bord de la terrasse. Le Gauleiter de la région de Cologne – Aix-la-Chapelle, un homme d’une cinquantaine d’années, lui présente les fonctionnaires importants de la région et les Kreisleiter du Gau. La foule de curieux est toujours là, saluant criant agitant des drapeaux. Martial, manoeuvrant avec la précision mécanique des vieilles unités prussiennes, un détachement du R.A.D. prend position devant l’hôtel.


Hitler sort sur le perron, il salue satisfait ces jeunes hommes à la fixité de statues puis les passes en revue. Alors la fanfare attaque des airs nazis et dans le crépuscule, six cents volontaires du Service du Travail allument leurs torches et forment au pied de la terrasse, une immense croix gammée de feu. Hitler s’appuie au rebord de marbre de la terrasse. Maintenant les musiciens jouent le grand Zapfenstreich (couvre-feu). Les torches brûlent et leurs flammes se couchent parfois sous la brise humide qui monte du fleuve, parfumée à l’odeur douceâtre du Rhin, odeur de vigne aussi et senteur de l’herbe. Les péniches noires qui se croisent dans la pénombre ont déjà allumé leurs feux de position.

En face, sur l’autre rive, les Siebengebirge (les Sept-Montagnes) dressent leurs sommets ronds comme des arapèdes, posées là, isolées, vestiges volcaniques : Drachenfels, Olberg, Petersberg, et la plus massive, le Loewenburg. Le regard depuis Godesberg s’accroche à ces reliefs, à la vallée du Rhin, majestueuse, donnant l’impression vivante de la puissance, de la paix.

La nuit tombe : l’une des nuits les plus brèves de l’année. Sur la rive gauche ou sur la rive droite du fleuve, en amont en aval, l’histoire allemande est là, dressée, et les souvenirs se découpent sur l’horizon avec les tours hautaines. La Godesburg, ces ruines du château de l’électeur de Cologne auquel l’ombre rend leur vigueur ; plus loin encore, visible, on discerne la pyramide gothique du Hochkreuz. Le Chancelier regarde longuement, les conversations se sont tues, puis il félicite Brückner de son choix. La Ruhr, sa grisaille aux couleurs de métal rouillé et de charbon, la Ruhr si proche parait pourtant un autre monde, ici au pays des vignes et des châteaux.


Vendredi 29 juin 1934. Toute la journée, sur la vallée du Rhin, il a fait lourd. Le matin il a plu. Pas un souffle de vent. Des masses blanc sale de nuages ont obscurci le ciel, se mêlant au-dessus de la Ruhr aux fumées noires des aciéries. Peut-être est-ce la moiteur épaisse de l’été allemand qui donne à Hitler ce teint terreux, ce regard vague qui ne se fixe pas. On devine une peau humide. Peu à peu cependant, sur cette terrasse dominant le Rhin, l’artère disputée et chantée de la vie germanique, il semble se détendre, s’apaiser. Walter Breitmann a repris sa place. De temps à autre, il passe sur la terrasse ou réussit à regarder. On s’affaire autour de la table près de laquelle le Führer s’est assis, il rejette souvent la tête en arrière paraissant regarder le ciel. La nuit apporte une sensation physique, visuelle, de fraîcheur. Maintenant le fleuve est une simple traînée plus noire encore.


Hitler sourit, il interroge l’une des serveuses avec la bienveillante et pourtant distante autorité dont il est capable quand il parle avec des hommes ou des femmes de ce peuple qui l’a accepté depuis le 30 janvier 1933, il y a plus d’un an déjà, comme Chancelier du Reich. La serveuse est tout émue, elle répond par monosyllabes en souriant un peu niaisement. Sa famille, ses affaires, l’avenir, le Führer paraît pris par le questionnaire auquel il la soumet. Pourtant le regard est lointain, les mots viennent rapides, les interrogations se succèdent, mais les réponses hésitantes de cette femme sont-elles entendues ?


Au bord du Rhin, alors que la nuit s’étend sur l’Allemagne, cette nuit d’été, court intervalle sombre entre des chaleurs éclatantes, le Chancelier Hitler sait que chaque minute compte. Peut-être parle-t-il pour laisser sa réflexion cheminer, couverte, en lui-même. Peut-être est-il là, loin de l’agitation des villes de la Ruhr, loin aussi de la lourdeur compassée des fastes officiels berlinois, là sur cette terrasse enveloppée par les senteurs rhénanes, parce qu’en lui, la décision doit surgir, décision qui sera brutale comme un couperet, brûlante comme un fer rouge dans la chair vive. À moins que, déjà, les ordres n’aient été donnés et que cet entracte au bord du Rhin ne soit qu’un dernier répit laissé aux victimes désignées déjà, pour endormir leur méfiance !


Brückner passe la commande du souper, puis il se lève, demande le téléphone. Le Chancelier le suit du regard. À nouveau, c’est la tension qui se lit sur son visage. Il se tasse dans le fauteuil qui fait face au panorama, la tête enfoncée dans les épaules, et celles-ci soulevées légèrement, avec un air de malade qui a froid. Il se tait, méditatif. Parfois, un curieux s’avance prudemment jusqu’aux abords de la terrasse pour voir le Führer. Des S.S. et des inspecteurs vêtus de longs manteaux de cuir sont là qui veillent. On s’écarte. L’homme frêle assis, enveloppé dans la légère nuit d’été, est au centre des regards, au coeur de l’Allemagne, et il paraît être absent. Immobile, le menton dans la main, le visage légèrement bouffi, ses cheveux noirs plaqués, il est un homme quelconque, pensif. Ni Walter Breitmann ni personne parmi les serveurs et les employés de l’hôtel Dreesen ne sait que des camions chargés de S.S. s’apprêtent à quitter Berlin, que la nuit qui commence au bord du Rhin paisible et souverain sera celle des crimes et des exécutions. Le Chancelier tassé, fatigué, qui se repose de ses tournées d’inspection en Westphalie, paraît somnoler, rêver. Il peut pourtant d’un bout à l’autre de l’Allemagne, de Hambourg à Munich, de Brème à Breslau, de Berlin à Cologne, déchaîner la violence ou la retenir. Mais tout n’est-il pas déjà enclenché ?


Vendredi 29 juin 1934, Godesberg, vers 20 heures.

C’est le silence, le calme et la douceur rhénane ; seulement le bruit de conversations à voix basse entrecoupées de rires polis, le ronronnement régulier d’un moteur qui monte de la vallée et le pas de l’Oberleutnant Wilhelm Brückner qui revient.


LES SECTIONS D’ASSAUT

Le jeune Walter Breitmann regarde l’Oberleutnant traverser d’un pas lent et long la salle puis se diriger vers le Chancelier qui tourne la tête. Une conversation s’engage à voix basse et Brückner repart vers le téléphone de l’hôtel Dreesen. Le dîner a été servi. Le Chancelier mange peu comme à son habitude. À Brückner qui, une fois de plus, reparaît sur la terrasse il demande des nouvelles de Viktor Lutze qu’il a convoqué à Godesberg. Brückner pense qu’on a pu le joindre. Hitler se détend un peu : avec Lutze, il tient un fidèle de la Sturmabteilung. Cet Obergruppenführer est le chef du Gau de Hanovre. Il est donc l’un des dix hommes placés à la tête des circonscriptions de la S.A. qui contrôlent l’Allemagne. Homme quelconque, effacé, au visage de bon élève discipliné. Selon son chef Ernst Roehm, Viktor Lutze n’est qu’un « exécutant capable et consciencieux qui manque d’envergure ».


Brückner le confirme au Führer, Viktor Lutze sera là dès que possible, le temps de rouler de Hanovre à Godesberg, quelque trois cents kilomètres de route sans aucune difficulté. Dans quelques heures Viktor Lutze se présentera : il suffira de lui donner des ordres. Le Chancelier se plonge à nouveau dans le silence. Quand l’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze apparaîtra, le choix devra être fait. Les S.A. du capitaine Roehm devront s’y plier. Combien sont-ils ces hommes en chemise brune, à la casquette à visière et qui portent sur le bras gauche, au-dessus du coude le brassard à croix gammée ? 2 500 000, 3 000 000 ? A peine 100 000 ? Ils font la puissance du capitaine Roehm, qui, outre les S.A., a directement ou indirectement sous ses ordres les Schutzstaffeln (S.S. = sections de protection), qui de 280 en 1929 sont peut-être 50 000 à la prise du pouvoir en janvier 1933 et 300 000 en juin 1934, le N.S.K.K. (Corps automobile national-socialiste), les Hitler-Jugend (1 500 000), soit en tout près de 5 000 000 d’hommes alors que le Generaloberst von Blomberg, ministre de la Guerre, n’a que 300 000 hommes sous ses ordres. L’essentiel pourtant ce sont les S.A. Ce sont eux qui font la force de Roehm.


Le Chancelier, alors qu’il attend sur la terrasse de l’hôtel Dreesen qu’arrive Lutze, qu’arrivent les nouvelles de Berlin, qu’arrive dans la nuit du 29 juin 1934 le moment où il faudra faire le geste du destin, le Chancelier ne peut que penser à tous ces hommes en uniforme, et dont la règle est l’obéissance jusqu’à la mort à sa personne. Il ne peut que penser à ces S.A., dont Roehm dans le dernier grand discours qu’il prononce le 18 avril 1934, à Berlin devant la presse étrangère, a dit qu’ils avaient été « non pas une bande de conjurés intrépides mais une armée de croyants et de martyrs, d’agitateurs et de soldats ». Les « soldats politiques » d’Adolf Hitler. « Le Führer nous a donné, disait Roehm, le drapeau rouge à croix gammée, symbole nouveau de l’avenir allemand, il a donné la chemise brune que revêt le S.A. dans le combat, les honneurs et dans la mort. Par l’éclat de la couleur, la chemise brune distingue pour tous le S.A. de la masse. C’est dans ce fait qu’elle trouve sa justification : elle est le signe distinctif du S.A. Elle permet à l’ami comme à l’ennemi de reconnaître au premier coup d’oeil celui qui croit à la conception du monde national-socialiste ».

Ce soir, les S.A., ces « soldats politiques » qui, comme le dit Roehm, « ont ouvert à coups de poing à l’idée nationale-socialiste la voie de l’avenir, la voie qui mène à la victoire », ces hommes, leur sort est en question et il se joue sur cette terrasse de l’hôtel Dreesen qui domine le Rhin.

Mais il faut jouer à coup sûr. Roehm l’a dit et répété, « les S.A. ne sont pas une institution de moralité pour l’éducation de jeunes filles, mais une association de rudes combattants ».

Le Chancelier, alors que passent les heures qui le rapprochent du choix, peut se souvenir de ce petit service d’ordre né à l’initiative de Ernst Roehm, l’officier expérimenté, le 3 août 1921, quand il avait fallu avec les premiers S.A. défendre les réunions du Parti et empêcher les adversaires de tenir les leurs. Section d’Assaut recrutée parmi les durs, les anciens des Freikorps, venus de la brigade de marine du capitaine Ehrhardt et de von Löwenfeld, du Corps des Chasseurs du général Maerker ou de, l’organisation Escherich. Avant d’être les S.A., ils avaient été les combattants de ces nouvelles « grandes compagnies » qui menaient dans les landes des bords de la Baltique, face aux Polonais ou dans les villes, contre les marins et les ouvriers en révolution, des combats incertains, à demi clandestins, avec ces mitrailleuses lourdes que l’armée fournissait, avec cet armement et cet uniforme de hasard qui donnaient à ces troupes aguerries, faites d’anciens combattants de moins de trente ans, l’allure de bandes d’aventuriers maigres et nerveux, de réprouvés se déplaçant dans les brouillards du Nord, et dans l’Allemagne en anarchie comme dans un empire à conquérir.

Le premier chef des S.A., le lieutenant de vaisseau H. Klintzsch était d’ailleurs un ancien de la « brigade Ehrhardt ». Von Killinger, meurtrier du signataire de l’armistice, Erzberger, Heines qui abattit le ministre Rathenau vinrent aux S.A.. Puis était arrivé, en mars 1923, Hermann Goering, l’as de la chasse allemande, au visage d’une éblouissante beauté que la drogue et l’embonpoint n’avaient pas encore affaissé. Et quand dans les rues froides et grises de Munich, le 9 novembre 1923, le premier putsch nazi se produit, les S.A. sont là, derrière leurs chefs. Interdits, après l’échec du putsch, comme le Parti, les S.A. sont reconstituées par Roehm, toujours prêt à construire une troupe de combattants : ils deviennent le Frontbanner puis à nouveau les S.A. en 1925 : neuf ans seulement et pourtant tout a changé.


1925 : Ce temps proche et lointain où le Parti national-socialiste paraissait se déchirer : Goebbels demandait l’exclusion du Parti du « petit-bourgeois Hitler », Gregor Strasser qui avait permis au Parti de gagner le Nord de l’Allemagne, parlait du socialisme, de bolchevisme national et s’éloignait de la prudence de Hitler, décidé à s’appuyer sur les forces conservatrices. Et puis il y avait Roehm qui voulait subordonner le Parti aux S.A., transformer le Parti en un nouveau corps franc, Roehm, militaire d’abord et toujours. Hitler avait choisi et Roehm, déçu et discipliné, soldat et aventurier, avait quitté l’Allemagne pour devenir organisateur et instructeur de l’armée bolivienne.

Les S.S. avait alors commencé leur croissance : groupe de choc au service exclusif de Hitler, garde personnelle à la fidélité et à la discipline absolues et qui, le 6 janvier 1929, reçoivent pour chef un homme au visage inexpressif, aux yeux dissimulés derrière des lunettes cerclées de fer : Heinrich Himmler. « Jamais je n’ai pu accrocher son regard toujours fuyant et clignant derrière son pince-nez », disait de lui Alfred Rosenberg.

Mais ce fils de bourgeois, ce catholique devenu Reichführer S.S. réussit à construire un ordre, l’Ordre noir, qui, pas à pas, mêlant le mysticisme fanatique à la terreur, va accroître sa puissance.

Pourtant, en 1931, le Führer avait dû rappeler Roehm pour organiser la Sturmabteilung, qui grossissait au rythme même des succès électoraux nazis : 100 000 hommes vers 1930, 300 000 vers 1933, 2 500 000 à 3 000 000 en 1934, aujourd’hui.


Maintenant ils sont partout, ils sont l’armée privée du Führer, l’armée qui a ses unités motorisées, ses escadrilles d’avions. L’organisation en Gruppen, Standarten, Sturme est efficace, elle enserre le pays dans les mailles de la violence et de la terreur.

Pas de place dans les rues, dans les salles de réunion pour les adversaires des nazis : tel est le mot d’ordre des S.A. Déjà, quelques mois à peine après leur fondation, le 4 novembre 1921, ils étaient intervenus au Hofbräuhaus.


Adolf Hitler lui-même a raconté dans Mein Kampf cette réunion qui vit naître l’action des S.A. « Quand je pénétrai, à 8 heures moins un quart, dans le vestibule du Hofbräuhaus l’intention de sabotage ne pouvait plus faire de doute... La salle était archipleine... La petite Section d’Assaut m’attendait dans le vestibule. Je fis fermer les portes de la grande salle et je dis à nos quarante-cinq ou quarante-six hommes de se mettre au garde-à-vous. Je déclarai alors à mes gars que c’était la première fois qu’ils devaient prouver leur fidélité au mouvement, quoi qu’il arrive aucun de nous ne devait quitter la salle. Un Heil proféré trois fois d’un ton plus âpre et plus rauque que d’habitude répondit à mes paroles ». Hitler parle puis sur un mot la bagarre éclate.

« La danse n’avait pas encore commencé, continue-t-il, que mes hommes de la Section d’Assaut – qui s’appelèrent ainsi depuis ce jour-là – se lancèrent à l’attaque. Comme des loups ils se jetèrent sur leurs adversaires par meutes de huit à dix et commencèrent en effet à les chasser de la salle en les rouant de coups. Cinq minutes après, tous étaient couverts de sang. C’étaient des hommes ! J’ai appris à les connaître en cette occasion : à leur tête mon brave Maurice ; mon secrétaire particulier Hess, bien d’autres qui grièvement atteints attaquaient toujours tant qu’ils pouvaient se tenir debout ». Tel fut selon le Führer, l’acte de baptême des S.A.

Ces hommes ne se recrutent pas parmi les timides ou les tendres ni même parmi les petits-bourgeois guindés : la crise économique a été, à partir de 1929, le vivier dans lequel les Sections d’Assaut ont puisé les mécontents : chômeurs, ouvriers du « Lumpenproletariat » qui reçoivent un uniforme, une solde et qui trouvent dans les S.A. une organisation accueillante qui promet « la révolution ».

Il faut se battre et les risques se multiplient : contre les socialistes organisés dans la Bannière d’Empire, contre les communistes rassemblés dans la Ligue Rouge des Combattants du Front. On s’observe, on défile avec fanfares et étendards, on lance des pierres. La police le plus souvent favorable aux S.A., tente parfois de séparer les camps, mais elle est vite débordée ou complice. Et les incidents succèdent aux incidents. Une violence entraîne l’autre : on se venge. À Essen, les communistes enterrent l’un des leurs et quand le cortège passe devant la Braunes Haus où un S.A. monte la garde, ils le menacent d’une exécution sommaire ; on échange des coups de feu. Un S.A. est capturé, on pense l’abattre contre un mur. Ailleurs ce sont des cadavres de syndicalistes qu’on retrouve dans les marécages. Là ce sont encore des rixes dans des débits de boisson. Quand un « rouge » est tué il y a toujours une excuse pour le S.A. A Essen, c’est en tombant que le S.A. ivre Kiewski a appuyé involontairement sur la gâchette de son revolver : le communiste Ney a été abattu.


Dans l’euphorie du 30 janvier 1933, quand défilent sous les fenêtres du nouveau Chancelier, Hitler, les milliers de partisans du Reich qui crient leur joie, les S.A. comprennent que les derniers obstacles à leur violence sont tombés. Les tribunaux condamnent sans hésiter leurs adversaires. Un foyer S.A. (S.A. Heim) est-il attaqué à coups de pierre, les sentinelles répondent à coups de feu et les agresseurs supposés – car l’attaque n’est pas prouvée – sont condamnés à mort ou à la détention à perpétuité. Et les effectifs des S.A. gonflent : quand on porte la chemise brune la violence devient héroïsme. Des délinquants, des obsédés sexuels, les bas-fonds qui surnagent quand la société est bouleversée, adhèrent et se mêlent aux S.A. du rang, entraînés à la violence et au sadisme.

Les rues sont parcourues par leurs bandes en uniforme, « Judas, crève », crient-ils. Ils montent la garde devant les magasins juifs, pour décourager les clients. Ils collectent des fonds au bénéfice du nazisme ou simplement à leur profit, et qui pourrait refuser ? D’ailleurs le 22 février 1933, par décision de Goering, ministre de l’Intérieur et bientôt Président du Conseil de Prusse, 25 000 S.A. et 15 000 S.S. sont constitués en police auxiliaire. Comme l’écrivait Goering le 17 février, donnant ses instructions aux forces de l’ordre : « Les policiers qui font usage de leurs armes en accomplissant leur devoir seront couverts par moi, sans égard aux conséquences de l’usage de leurs armes. Mais celui qui se dérobe par suite d’une délicatesse mal comprise doit s’attendre à des peines disciplinaires ». La voie était libre. Les S.A. pouvaient chanter le Horst Wessel Lied, qui rappelle le souvenir d’un héros S.A., par ailleurs ancien souteneur, tué au cours d’une rixe.


Les temps ont changé depuis ce jour de juillet 1932 où pour recruter de nouveaux adhérents les S.A. organisaient des concerts, comme dans cette petite ville où l’affiche suivante est placardée le samedi 2 juillet 1932.

« Soirée de marches militaires avec recrutement S.A. donnée par la musique de l’étendard 82 (44 exécutants)

Attractions présentées par les S.A. Le chef d’étendard parlera de la « volonté de se défendre, chemin de la liberté ».

— Les SA. héritiers de l’esprit de 1914

— Soirée exceptionnelle pour des coeurs de soldats

— La soirée commencera par un défilé de propagande à travers la ville.

Sturmbann 1/82 ;... Standarte 82.


Aujourd’hui le pouvoir est entre leurs mains. L’heure est aux avantages, aux places. De toutes parts accourent les nouveaux adhérents. Parfois ce sont d’anciens socialistes ou communistes qui, dans l’organisation S.A., cherchent à faire oublier leur opinion passée. Roehm n’a pas hésité à dire, provocant comme à son habitude : « J’affirme que parmi les communistes, surtout parmi les membres des « Anciens Combattants rouges », il y a beaucoup d’excellents soldats ». D’ailleurs selon certains de leurs adversaires quelques Sections d’Assaut méritent le nom de « Beefsteak-Stürme », bruns dehors et rouges à l’intérieur !

Mais pour ceux des opposants qui n’acceptent pas ce sont les camps et les tortures. Les S.A. sont parmi les premiers à soumettre leurs prisonniers à la question. Rudolf Diels, monarchiste, un temps chef de la police politique secrète de Prusse par la volonté de Hermann Goering, réussit à visiter les caves où les S.A. enferment leurs prisonniers. Le spectacle est hallucinant : les victimes meurent de faim, les os brisés, le visage tuméfié, le corps couvert de plaies infectées. Il réussit à en sauver quelques-uns, à les faire monter dans les voitures de la police. « Comme de gros tas d’argile, des poupées ridicules aux yeux sans vie et à la tête brûlante, ils pendaient, collés les uns aux autres, sur les bancs du car de police. Les policiers étaient devenus muets à la vue de cet enfer. » Parfois les S.A. ont obligé les prisonniers à grimper dans les arbres et à crier à intervalles réguliers comme des oiseaux perchés. Visitant pour enquête le cachot souterrain de la forteresse de Wuppertal, Rudolf Diels est horrifié : « L’épouvante me saisit comme devant l’apparition de spectres », dit-il. Les prisonniers sont debout devant lui, « les visages aux meurtrissures jaunes, vertes et bleues n’avaient plus rien d’humain ». Tout à coup, alors que Diels s’apitoie sur le sort d’un prisonnier, surgissent, « parés d’uniformes resplendissants, sur la poitrine et autour du cou des médailles anciennes et nouvelles, Ernst, un des chefs S.A. à Berlin et sa suite ». Ils pénètrent en riant et en bavardant dans la pièce sinistre.


« Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? » hurle Ernst.

« Les S.A. ne sont pas des jeunes filles », disait Roehm. En effet.

Dans toute la Prusse, sans prêter attention à Goering, les S.A. agissent. Dans le seul Berlin on compte une cinquantaine de lieux de toutes sortes, caves, entrepôts, remises, garages, qui sont devenus des prisons où l’on frappe, où l’on tue. En province, à Sonnenburg, Barnim, Königswusterhausen, Wuppertal, Kemma, partout ce sont les mêmes plaintes qui s’élèvent des cachots tenus par les S.A. Rudolf Diels réussit dans la plupart des cas à faire libérer les prisonniers, il obtient la fermeture des prisons de la Sturmabteilung. Non sans mal, non sans susciter entre la police politique de Prusse dont il est le chef et les S.A., et aussi entre Goering et Roehm, de solides et tenaces inimitiés.


C’est que les S.A., qu’ils pratiquent la torture ou égorgent des adversaires, qu’ils se livrent au pillage d’un appartement ou à de petites vexations, ont le sentiment d’avoir tous les droits puisqu’ils ont été les artisans de la victoire nazie. Ils peuvent casser des dents ou des vitres, enlever un homme et l’abattre dans une cave ou une forêt, ils peuvent comme lors de cette parade à Berlin, systématiquement empêcher de voir les jeunes filles des organisations nazies de jeunesse en se plaçant résolument devant elles et rire grassement en proposant : « Passez la tête entre nos jambes si vous voulez regarder. »

Ils sont les S.A., Roehm n’a-t-il pas répété : « Les bataillons bruns ont été l’école du national-socialisme... La S.A. a ouvert la voie du pouvoir au chef suprême des S.A. : Adolf Hitler ».

Pourtant Roehm lui-même, le 31 juillet 1933, est contraint, sous la pression des partisans nazis de l’ordre, de recommander à ses S.A. le respect de certaines règles. « Je m’efforce, écrit-il, de conserver et de garantir en tous sens les droits des S.A. en tant que troupe de la Révolution nationale-socialiste... Je couvre également de ma responsabilité toute action effectuée par des S.A. qui sans être conforme aux dispositions légales en cours, sert les intérêts exclusifs des S.A. Dans le contexte il y a lieu de considérer qu’il est permis au chef S.A. compétent d’exécuter’jusqu’à douze membres d’une organisation ennemie pour expier l’assassinat d’un S.A. perpétré par cette organisation.


« Cette exécution est ordonnée par le Führer, elle sera faite brièvement et avec une rigueur martiale.

« Par contre j’ai eu connaissance de certaines informations, rares il est vrai, selon lesquelles des membres d’organisations S.A. – je ne veux pas les appeler des S.A., car ils ne le sont pas – se sont rendus coupables d’excès inouïs.

« Il faut compter parmi ces derniers : la satisfaction de vengeances personnelles, des sévices inadmissibles, des rapines, des vols et le pillage. »


Le capitaine Roehm s’indigne contre « ces profanateurs de l’uniforme d’honneur des S.A. ». Et il menace de « la mort immédiate pour l’exemple (...) les chefs S.A. rendus responsables, s’ils font preuve d’une indulgence mal comprise et n’interviennent pas sans le moindre ménagement ».

Mais le 8 août, les S.A. ne font plus partie de la police auxiliaire mise sur pied par Goering. Leur indiscipline ou leur force et leur indépendance menaçantes les ont-elles déjà écartés du pouvoir ?

C’était il y a un an, dans l’été 1933.

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