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SAMEDI 30 JUIN 1934


Route de Godesberg à Bonn-Hangelar. 1 heure 30

(dimanche 17 juin 1934)


AGIR VITE

Samedi 30 juin, 1 h 30. Ce sont déjà les premières maisons de Bonn : les phares éclairent des volets clos et des arbres dont les branches légèrement inclinées par le vent se dessinent sur les murs de ces habitations cossues, villas résidentielles situées loin des fumées de la Ruhr. Les deux motocyclistes ont attendu les voitures à l’entrée de la ville et maintenant qu’elles apparaissent ils démarrent, faisant résonner leurs moteurs dans les rues des quartiers périphériques désertes comme celles d’un village. L’aéroport de Bonn-Hangelar n’est plus qu’à quelques minutes de voiture : à chaque tour de roue le choix de Hitler devient de plus en plus l’inéluctable destin de cette ville, de ce pays qui, profondément, reposent dans cette courte et légère dernière nuit de juin.


Au bord du lac de Tegernsee, l’air est plus vif que dans la vallée du Rhin. Des voitures officielles viennent de quitter la pension Hanselbauer où, comme chaque soir, il y a eu des réunions, des chants. Les chefs S.A. ont bu gaiement. La nuit maintenant est tranquille et déjà sa zone sombre semble être dépassée. L’obscurité doit régresser peu à peu, la dernière section de la garde personnelle de Roehm qui a veillé jusqu’au départ des convives embarque dans le camion bâché. Le chef d’État-major Ernst Roehm n’a plus rien à craindre de cette nuit qui n’a plus que quelques heures à durer. Bad Wiessee est calme. Seul le bruit du camion qui s’éloigne couvre le froissement du vent et des vagues.

Les voitures ont contourné Bonn par le nord, évitant le centre, abandonnant les bords du Rhin ; passant devant l’ancien château des Électeurs dont l’ombre lourde et massive semble accrocher la nuit ; droit devant, la Poppelsdorfer Allée s’enfonce dans la ville et l’on distingue malgré le faible éclairage les quatre rangées de marronniers d’Inde qui la bordent. Les chauffeurs ont ralenti, mais à nouveau ils accélèrent... parce qu’il faut faire vite, parce que le Führer a hâte de rejoindre l’avion qui attend, hâte d’en finir avec ce mois, hâte d’en finir avec les hésitations qui, après son retour de Venise, n’ont pas cessé de le hanter.


LES INQUIÉTUDES DE HITLER

Au contraire il semble même qu’elles aient augmenté malgré les conseils de Mussolini. Les journaux allemands sont pourtant pleins en ces vendredi et samedi 15 et 16 juin d’articles sur l’importance de la rencontre du Duce et du Führer, mais Hitler reste inquiet. Tous ceux qui le rencontrent notent sa nervosité. Rentré le 16, Hitler s’installe à Munich à la Maison Brune. Là, il se fait longuement commenter le procès des meurtriers de Horst Wessel. Ce S.A. est devenu un symbole du nouveau régime : la jeunesse nazie chante le Horst Wessel Lied et les opposants, à l’étranger, affirment que Horst Wessel n’a pas été abattu, comme l’affirment ses camarades, dans une bataille avec des communistes, mais au terme d’une querelle de souteneurs. Ce qui est sûr, c’est qu’un soir de janvier 1930, des hommes ont tué Horst Wessel chez lui, au n° 62, Grosse Frankfurt Strasse. Aujourd’hui deux d’entre eux, Sally Epstein, 27 ans, et Hans Ziegler, 32 ans, sont jugés. Le meurtrier Höller a déjà été liquidé par les S.A. et d’autres accusés sont en fuite. Hitler se réjouit. Le 15 juin, le jugement a été rendu et Epstein et Ziegler ont été condamnés à mort. Mais il demeure insatisfait. Les journaux n’ont pas assez insisté sur la machination internationale qui fait de Horst Wessel un souteneur. C’est l’honneur du régime, l’honneur des S.A. qui est en cause. Et ainsi ce procès ramène Hitler à ses préoccupations. Quand on lui annonce que ce même vendredi 15 juin, André François-Poncet vient de quitter Berlin pour passer deux semaines à Paris, il s’étonne, s’inquiète : la période est précoce pour des vacances d’été. Ce départ ne confirme-t-il pas les rumeurs qui courent sur le rôle de François-Poncet, instigateur d’un complot qui lierait ensemble les chefs S.A., les généraux Schleicher et Bredow, et l’ambassade de France ? François-Poncet habile comme à son habitude ne quitterait-il pas Berlin au moment où ses alliés s’apprêtent à frapper ?

Hitler s’arrête d’autant plus sur cette nouvelle que les rapports de la Gestapo et du S.D. se multiplient, mettant au jour de nouvelles intrigues. Dans l’entourage de Papen, on se préparerait aussi à agir. Le docteur Jung multiplierait les démarches, les pressions morales auprès du vice-chancelier pour le pousser à se dresser contre le régime. Tschirschky ferait pression dans le même sens. Le Reichsführer Himmler et Heydrich ne cessent d’adresser des mises en garde au Führer : ils signalent notamment le 16 juin la visite que Papen doit faire le lendemain, dimanche 17 juin, à l’Université de Marburg. Hitler prend connaissance des rapports, mais que peut-il contre l’intention de Papen sinon parler aussi ? Comme prévu le Führer se rendra donc à Géra et s’adressera aux cadres du Parti et aux organisations nazies dans cette ville industrielle, l’un des vieux fiefs socialistes, aujourd’hui voué à l’hitlérisme.


Ce dimanche du milieu de juin, s’ouvre ainsi comme un moment important de la pièce qui depuis la prise du pouvoir se met en place en Allemagne.

À Berlin, pourtant, c’est la fête : sur le champ d’aviation de Tempelhof, des milliers de personnes sont réunies pour un grand meeting aérien : Hermann Goering a décidé d’offrir à la capitale du Reich un immense ballon libre, mais, retenu par ses obligations ministérielles ou soucieux de donner le change, d’endormir la méfiance et l’hostilité des S.A., il a délégué ses pouvoirs à l’Obergruppenführer S.A. Karl Ernst. Celui-ci, au milieu des fanfares et des acclamations, baptisera le ballon du nom de Hermann Goering puis, montant dans la nacelle, il le pilotera. Des centaines de mouchoirs, de bras tendus saluent l’envol de ce qui semble symboliser l’union des hommes du Parti, la réconciliation en ce dimanche 17 juin des S.A. avec Goering. Mais Karl Ernst est inscrit sur les listes de Heydrich en très bonne place, et la fête aérienne n’y change rien.


LE DISCOURS DE MARBURG.

Au moment où Karl Ernst rayonne de joie, éprouvant physiquement l’importance de la situation politique qu’il occupe, lui, l’ancien portier, Franz von Papen, vice-chancelier du Reich, entre dans le grand amphithéâtre de l’université de Marburg. C’est l’une des plus vieilles universités d’Allemagne : au fronton des bâtiments construits dans un style gothique, une date, 1527. Tout ici est calme, paisible. De l’université, on domine la rivière douce qu’est la Lahn, le jardin botanique puis la ville s’allongent ainsi, comme un écrin. L’histoire de l’Allemagne, mystique et rêveuse, puissante et austère, est là, inscrite dans les églises, l’Hôtel de ville, les maisons trapues de la place du Marché, le château où les grands Luther, Zwingle, Melanchthon, les grands réformateurs intrépides se réunirent en 1529 autour de Philippe le Magnanime. C’est adossé à tout ce passé que Papen le catholique va parler.

« Sachant que les premières personnalités du monde intellectuel assisteraient à cette manifestation, écrira-t-il plus tard, je préparai mon discours, esquissé dans ses grandes lignes par Ernst Jung, avec un soin tout particulier. C’était, pensais-je, le meilleur moyen d’atteindre la nation tout entière ».

En fait, Papen n’était pas aussi déterminé qu’il veut bien l’écrire des années plus tard.


C’est dans le train qui le conduit à Marburg, le samedi 16 juin, que le vice-chancelier a lu, pour la première fois, avec soin le discours que Jung a pour l’essentiel rédigé. Il se tourne vers von Tschirschky, son secrétaire, et, à l’expression du regard, ce dernier comprend que Franz von Papen est effrayé. Il faut pourtant qu’enfin Papen se décide à parler. Dans la semaine précédente Jung et Tschirschky se sont rencontrés à plusieurs reprises pour mettre au point avec précision les termes du discours. Il faut frapper juste. Ernst Jung a souvent recommencé ce qui doit être un texte capital, un avertissement lancé à toute l’Allemagne. « Ce discours avait exigé des mois de préparation, raconte Tschirschky. Il fallait trouver l’occasion convenable. Tout devait être préparé avec soin ; minutieusement préparé. Si M. Papen, ajoutera son secrétaire avec une nuance de mépris, s’était rallié à notre point de vue, le discours aurait été prononcé bien plus tôt ».

Mais Franz von Papen n’est pas intrépide. Ses yeux vifs, perçants, révèlent une prudence que certains n’hésitent pas à appeler de la couardise. Ambitieux, il a voulu le gouvernement de Hitler contre le général Schleicher mais depuis quelques mois des craintes ont surgi : les S.A. du Chef d’État-major ne risquent-ils pas d’établir le règne de la violence anarchique ou un bolchevisme national qui serait la fin de la caste des seigneurs, des Junkers, à laquelle Franz von Papen pense appartenir ? Souvent, rencontrant le Führer à la fin d’une réunion du cabinet, il l’a averti des menaces que font peser les S.A. sur le régime, sur l’Allemagne. Mais il le fait à sa manière, allusive, et le Führer d’un mot rejette les craintes de son vice-chancelier. Et Papen répète ce qu’il a déjà dit aux industriels de la Ruhr : « Hitler, chaque fois, ridiculisait les exigences du chef des Chemises brunes et les traitait d’aberrations sans importance. »


Pourtant, semaine après semaine, la situation empire. « Au mois de juin, ajoute Papen, j’étais arrivé à la conclusion qu’il fallait dresser le bilan de la situation. Mes discussions lors des réunions du cabinet, mes arguments, mes insistances directes auprès de Hitler s’étaient révélées absolument vains. Je résolus de faire publiquement appel à la conscience de Hitler. »

Franz von Papen ne peut plus se dérober : ses collaborateurs sont là, qui le pressent d’agir. « Nous l’avons plus ou moins obligé à prononcer son discours », précisera Tschirschky. Ils arrachent à Papen la promesse d’intervenir à Marburg pour la cérémonie du dimanche 17, où l’université l’a convié. Maintenant Papen roule vers Marburg et il regarde Tschirschky avec inquiétude, puis il prend son crayon et méticuleusement commence « à rayer certaines formules qui lui semblent trop claires ». Tschirschky intervient aussitôt : « Monsieur Papen, qu’est-ce que vous faîtes là ? » demande-t-il. Le vice-chancelier s’est arrêté. Dans le compartiment les deux hommes sont seuls : les collines défilent, boisées, coupées de gorges qui entaillent ce coeur cristallin de l’Allemagne. Bientôt ce sera la vallée de la Lahn, Marburg. Papen regarde Tschirschky, il interroge silencieusement son secrétaire. Tschirschky ne voit donc pas ce que fait Papen, qu’a-t-il besoin de poser cette question ? Entre les deux hommes, il y a un instant de gêne puis Tschirschky lentement révèle à Papen que déjà, par différents canaux, le texte du discours, le texte intégral, insiste-t-il, a été transmis à des journaux étrangers et que, de ce fait, le scandale serait encore plus grand si l’on constatait des différences entre les deux versions. Franz von Papen est aussi un réaliste : il rentre son crayon. Il ne lui reste plus qu’à avancer et à tirer parti de ce courage qu’on lui impose.


Dans le grand amphithéâtre de l’université de Marburg, tout le monde est debout quand Franz von Papen pénètre en cette fin de matinée du dimanche 17 juin. Pas une place n’est libre sur les gradins. Dispersés, isolés, on remarque à peine des hommes en chemise brune, un brassard nazi sur la manche ; peu nombreux, ils paraissent perdus au milieu de ces étudiants, de ces professeurs en toge. Papen toussote à plusieurs reprises puis, dans le silence le plus absolu, commence sa lecture :

« Il paraît, dit-il, que mon rôle dans les événements de Prusse et dans la formation du gouvernement actuel a été extrêmement important Si important par ses effets sur l’évolution de l’Allemagne qu’il m’oblige à juger cette situation plus sévèrement, avec un sens critique plus aigu que la plupart de nos compatriotes ».

Pas un murmure : l’attention se durcit. Papen continue plus lentement, adressant les louanges au nouveau régime puis, une phrase vient : « Convaincu de la nécessité d’une régénération de la vie publique, je faillirais à mon double devoir de citoyen et d’homme d’État en taisant les choses qu’à présent il faut dire. » Et les critiques contre les méthodes nazies déferlent alors d’autant plus inattendues que depuis deux ans le pays est assommé sous la propagande, que toutes les plumes et toutes les voix sont serves et que Franz von Papen est le vice-chancelier de ce gouvernement qu’il critique.

« Le ministre de la Propagande (il s’agit de Goebbels) semble enchanté, poursuit Papen, par l’uniformité et la docilité de la presse. Il oublie qu’une presse digne de ce nom doit justement signaler les injustices, les erreurs, les abus ».

« Tout d’abord, racontera Papen, professeurs et étudiants parurent frappés de stupeur. En silence, ils m’écoutèrent énumérer mes accusations, mais je sentis que je les tenais par ma liberté de langage. »


Et Papen continue : le pays se trouve à la croisée des chemins. Dans cette université de Marburg si proche des souvenirs de la Réforme, dans cette ville où vint Luther, il parle des principes chrétiens, « assise de la nation depuis des siècles ». Ces phrases, celles de Jung, éclatent dans l’amphithéâtre comme l’expression enfin libérée de ce que pensent les intellectuels allemands, même les plus conservateurs, depuis l’année 1933 quand d’autodafés en persécutions le pays a commencé de sombrer dans le silence et les acclamations rythmées qui marquent toujours la montée du fanatisme.

« Si nous trahissons nos traditions, si nous ignorons les leçons de notre longue histoire et oublions de tenir compte des obligations qui découlent de notre position européenne, nous aurons perdu la plus belle, la plus magnifique occasion que nous offre ce siècle... Dans un univers en pleine évolution, acceptons les responsabilités que nous impose notre conscience ».


La conclusion, naturellement, n’est pas précise, mais elle soulève la salle. « Le tonnerre d’applaudissements qui salua ma péroraison, noyant complètement les protestations furieuses de quelques nazis, parut exprimer l’âme du peuple allemand » écrira Papen. Tschirschky s’incline devant lui, des professeurs lui serrent la main cérémonieusement, mais avec chaleur. Papen sourit, il n’a pas encore eu le temps d’avoir peur. « J’éprouvais un immense soulagement, note-t-il. J’avais enfin déchargé ma conscience ».


Cependant que Papen est très entouré et qu’il commence à mesurer le sens que va prendre inéluctablement son discours, ce discours qu’il voulait atténuer, les communications téléphoniques se multiplient entre Marburg et les services officiels à Berlin. Goebbels est un des premiers prévenus. Il a été personnellement attaqué par le vice-chancelier : n’est-ce pas l’offensive des conservateurs que beaucoup parmi les nazis craignent ? Immédiatement Goebbels prend ses dispositions : la diffusion par radio du discours de Papen qui avait été prévue pour la soirée est interdite. Des journalistes qui, à Marburg, s’apprêtent à transmettre le texte du discours sont interpellés et invités à ne rien communiquer à leurs rédactions, dans la journée du lendemain des exemplaires de quotidiens seront même saisis. Seule la Frankfurter Zeitung eut le temps de publier quelques extraits dans son édition de l’après-midi. Or, cette censure s’applique au vice-chancelier du Reich. Pourtant autour de Jung, les collaborateurs de Papen à la vice-chancellerie s’emploient à briser le cercle de silence dans lequel Goebbels veut enfermer l’Allemagne. Déjà des textes sont partis pour l’étranger. Les presses du journal Germania en impriment des versions intégrales qui sont remises aux représentants diplomatiques et aux correspondants de la presse étrangère. « Nous expédiâmes également, écrit Papen, un grand nombre d’exemplaires par la poste, à nos amis en Allemagne même ». Mais la vice-chancellerie est surveillée nuit et jour par les agents de la Gestapo. Heydrich qui soupçonnait l’initiative de Jung et de Papen a d’ailleurs été l’un des premiers avertis.


Au 8, Prinz-Albrecht-Strasse, l’après-midi du dimanche 17 juin est un après-midi de travail intense. Les réunions se succèdent, les communications téléphoniques avec Marburg, avec le palais présidentiel de Goering, encombrent le standard. Heydrich donne l’ordre de saisir toute correspondance suspecte qui émanerait des services de la vice-chancellerie et qui aurait pour but de permettre la diffusion du discours de Marburg. Dans les bureaux postaux les agents du S.D. et de la Gestapo donnent leurs consignes et elles sont efficaces. « Je devais apprendre par la suite, raconte Papen, que la Gestapo avait réussi à intercepter la plupart de ces lettres » contenant la version intégrale du discours.


LA RÉPONSE DE HITLER.

Heydrich dont les informateurs à la vice-chancellerie se sont montrés bien renseignés dès le début de la semaine, a averti Hitler qui réside toujours à Munich depuis son retour d’Italie. Le Führer a peut-être alors pris la décision de se rendre à Géra pour faire pièce au discours de Papen et à ce que l’on pouvait en attendre. À 8 h 15, Hitler est arrivé sur l’aéroport de Munich. Mêmes cérémonies, mêmes hommes, mais un avion différent, le D. 260, réservé aux déplacements intérieurs, attend le Führer. La météo du dimanche 17 juin est bonne entre Munich et Leipzig, quelques bancs nuageux, mais à faible altitude au-dessus des Erzgebirge. À 8 h 25, l’avion décolle et à 10 h 15 il se pose sur l’aéroport de Leipzig. L’avion : c’est cela la nouvelle arme du Führer. Dans ce petit pays qu’est finalement l’Allemagne, le Führer peut être partout en à peine deux heures : ses adversaires l’oublient souvent.


Une voiture attend le Fuhrer sur l’aéroport de Leipzig : Il est tôt, à peine 10 h 30, quand Hitler traverse la grande cité industrielle et commerçante. Il n’y a presque personne dans les rues. Les travailleurs, le dimanche matin, restent chez eux. Par la vallée de l’Elster, les voitures s’enfoncent vers le sud, vers Géra, ses usines textiles et métallurgiques. Depuis les premières heures de la matinée, des cars ont conduit les formations de la S.A., de la S.S., des organisations de jeunesse vers la petite ville. Des milliers de personnes sont arrivées emplissant les rues de leurs chants, de leurs groupes joyeux qui déambulent en attendant l’heure des rassemblements. Sur les murs des maisons grises caractéristiques de cette région industrielle pendent les longues oriflammes du régime. Elles flottent, soulevées, gonflées par le vent printanier. À Géra, quand la voiture du Führer apparaît et s’arrête devant l’hôtel Victoria, situé près de la gare, les acclamations éclatent. Sauckel, le Gauleiter de Thuringe, accueille le Führer qui, après avoir salué la foule, entre dans l’hôtel où il va parler aux cadres du Parti. À 13 heures, Hitler apparaît à nouveau cependant que commence le défilé, grandiose pour une petite ville comme Géra. Goebbels, Ley sont là aux côtés du Führer. Ici, il y a quelques années, les « rouges » tenaient la rue, ici – et dans la région – on votait social-démocrate, ici, les S.A. ont subi de dures pertes dans des affrontements avec les ouvriers organisés et farouches. Mais maintenant – au moment où à Marburg Franz von Papen est félicité par le corps professoral et applaudi par les étudiants – maintenant ici, s’avancent avec à leur tête Sauckel, et sur neuf rangs, S.A., S.S., Hitler-Jugend, R.A.D. Motor-S.A. : 20 000 hommes représentant les organisations paramilitaires du Parti.

Il défilent au milieu des Heil Hitler, dans le martèlement sourd de leurs bottes, disant la détermination du nouveau régime de ne céder ni à Papen ni à un éventuel retour de la menace rouge. Il semble que toutes les forces nazies soient à nouveau unies en réponse au discours de Marburg qui vient à peine de s’achever, que le compromis souhaité par le Führer soit réalisé. Toutes les unités convergent vers la Schutzenplatz où plus de 70 000 personnes sont rassemblées. Des coups de canon annoncent l’arrivée du Führer et au milieu des acclamations retentissent les roulements de tambour de la Badenweiler Marsch.

Dans la foule personne n’imagine que cette mise en scène n’est pas la répétition, plus inattendue peut-être dans cette région industrielle, de l’un de ces meetings qui doivent endoctriner l’Allemagne, personne ne sait qu’elle est aussi réponse au vice-chancelier et démonstration de force contre les conservateurs, contre ceux qui grouillent autour de Papen et cherchent peut-être à renverser le nouveau régime.

Quatre heures de défilés, des centaines de cars, des cris, des dizaines de milliers d’hommes pour mesurer la popularité du Führer, grouper autour de lui toutes les forces du Parti, faire comprendre que rien sans lui ou contre lui n’est possible.

Pourtant même dans cette foule ignorante et enthousiaste, la voix dure du Führer, portant des menaces alors que le pays semble soumis et entraîné, étonne. Discours violent, que Hitler appuie de grands gestes des bras, un Hitler ruisselant de sueur et qui semble retrouver la violence vindicative et débridée des premières prises de parole exaltées dans les brasseries enfumées de Munich.


« Tous ces petits nains, s’écrie Hitler, qui s’imaginent avoir quelque chose à dire contre notre idée, seront balayés par la puissance de cette idée commune ». Des cris montent, des Heil, Sieg Heil ! « Car tous les nains oublient une chose, quelles que soient les critiques qu’ils croient pourvoir formuler : où est le mieux qui pourrait remplacer ce qui existe ? »


Poussé par la vague, Hitler multiplie les expressions ironiques. Les acclamations s’élèvent encore insultantes : « Ridicule, ce petit ver... qu’arriverait-il si ces petits rouspéteurs atteignaient leur but ? L’Allemagne se désintégrerait ». Et, lançant son bras la main fermée, Hitler, debout sur la pointe des pieds, s’écrie : « C’est le poing de la nation qui est serré et qui écrasera quiconque osera entreprendre la moindre tentative de sabotage ».

On crie, les fanfares se déchaînent : sur qui s’abattra ce poing que, le dimanche 17 juin, Hitler brandit d’abord contre son vice-chancelier, l’homme qui l’a aidé à atteindre le pouvoir, le gentleman-rider Franz von Papen, l’adversaire du capitaine Ernst Roehm ?

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