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SAMEDI 30 JUIN 1934


Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 0 heure

Sur toute la vallée du Rhin, autour de Godesberg, c’est le silence du milieu de la nuit. La légère brise qui montait régulièrement du fleuve, portant des rumeurs, est tombée. Une immobilité douce a saisi les reliefs peu à peu, gagnant depuis le fond de la vallée, recouvrant le paysage, s’étendant jusqu’à l’horizon maintenant noyé lui aussi, à peine plus sombre. Une lie blanche brille, à mi-hauteur : l’hôtel Dreesen, une lie battue par le silence et la dense profondeur d’une nuit campagnarde et tranquille. Les volontaires du R.A.D., après de longs Sieg Heil, les fanfares, les porteurs de torche viennent de partir, il ne reste sur la frange de la zone éclairée que les hommes du service d’ordre, en longs manteaux de cuir, qui font les cent pas, reparaissant dans la lumière, disparaissant dans la nuit. Aux étages de l’hôtel Dreesen, formant un damier irrégulier, des lampes brillent. Les fenêtres sont ouvertes. La terrasse est faiblement éclairée par de petits projecteurs d’angles, noyés dans des massifs de fleurs et qui n’arrivent pas à se rejoindre. Dans cette demi-obscurité où la lumière se dissout et reste comme une traînée de poussière hésitant à retomber, un groupe d’hommes silencieux guette le Führer.


L’ORDRE DONNÉ A SEPP DIETRICH...

Le visage d’Adolf Hitler paraît gris, des poches ridées se sont formées sous les yeux, le regard est fixe, tourné vers la nuit ne prenant rien dans son champ, regard d’attente et d’incertitude. Goebbels, assis près de lui, l’observe ne dissimulant pas son anxiété. Quand le lieutenant Brückner surgit, Hitler se lève. Tout le monde entend Brückner annoncer que le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich est arrivé à Munich, il appelle de la capitale bavaroise, comme le Führer lui en a donné l’ordre et il attend les nouvelles instructions de son Führer. Hitler n’hésite pas : la voix est rauque, voilée, elle s’assure au fur et à mesure que les mots résonnent, comme si de les entendre donnait au Führer confiance en lui-même. Les hommes de sa garde, la Leibstandarte S.S. Adolf Hitler, doivent être arrivés à Kaufering, dit-il. Que le Gruppenführer Sepp Dietrich s’y rende et prenne la tête de deux compagnies. Et qu’avec ces hommes de la Leibstandarte il se dirige vers Bad Wiessee. Brückner répète avant de courir vers le téléphone. Leibstandarte, Bad Wiessee : les expressions de Hitler reviennent amplifiées comme en écho. On les entend encore parce que, au téléphone proche de la terrasse, Brückner est contraint de crier fort. Puis c’est à nouveau le silence, le même silence du milieu de la nuit qui doit envelopper à Bad Wiessee, la pension Hanselbauer, où dorment Ernst Roehm et les chefs de la Sturmabteilung.


Sur la terrasse de l’hôtel Dreesen, personne ne commente l’ordre que Hitler vient de donner. Goebbels s’est redressé dans son fauteuil : il sourit nerveusement, de grosses rides cernent la bouche. Hitler est resté debout. Il demande qu’on lui apporte son manteau de cuir : il le pose sur les épaules, commençant à marcher.


Maintenant Sepp Dietrich a quitté Munich. Dans la nuit, la voiture qui a été mise à sa disposition par le Quartier Général de la S.S. dans la capitale bavaroise, le fief de Heydrich et de Himmler, roule entre les prairies humides, les phares éclairent les pommiers en fleur. La route vers Kaufering est déserte. Le chauffeur a reçu l’ordre de « foncer ». Il fonce. Un officier S.S. a embarqué avec Sepp Dietrich : les deux hommes se taisent. Dans leur cantonnement les S.S. de la Leibstandarte sont allongés tout habillés sur les lits que la Reichswehr met à leur disposition.

Ils ne sont pas hommes à se poser des questions. Ils obéissent et puis tout dans cette opération paraît avoir été bien organisé, prévu depuis longtemps. Ils sont en alerte depuis plusieurs jours, avertis que la mission à accomplir va exiger d’eux la plus grande fidélité au Führer. Ils attendaient à Berlin. Une unité du train, appartenant à la Reichswehr et stationnée à Ludwigsburg, a assuré leur transport jusqu’ici. Ils somnolent, prêts à exécuter les ordres. C’est vers eux que roule par cette nuit douce leur Gruppenführer Sepp Dietrich.


Dans le hall de l’hôtel Dreesen, Adolf Hitler vient de prendre lui-même une communication en provenance de Berlin. Le Reichsführer S.S. Himmler a demandé à parler directement au Führer en personne : il téléphone du siège de la Gestapo. Hitler, au fur et à mesure qu’il écoute Himmler, paraît ne plus maîtriser sa nervosité. Il répond par monosyllabes, puis il laisse presque tomber l’appareil, se mettant à parler fort, le regard tout à coup brillant. Il prend Goebbels à témoin, il mêle son récit d’injures. Il est environ minuit et demi. Himmler lui apprend, explique-t-il, que l’État-major de la S.A. de Berlin a ordonné une alerte générale pour aujourd’hui samedi à 16 heures. À 17 heures les S.A. doivent occuper les bâtiments gouvernementaux : « C’est le putsch », lance Hitler et il répète plusieurs fois les mots « le putsch », « le putsch ». Il crie de nouvelles injures. « Ernst dit-il, n’est pas parti pour Wiessee comme il le devait. » Le Gruppenführer doit donc diriger le putsch. « Ils ont l’ordre de passer à l’action », « un putsch ». Les phrases violentes se télescopent Goebbels s’est approché, il maudit lui aussi les S.A. En 1931, déjà le chef S.A. de Berlin, Stennes, ne s’était-il pas révolté contre le parti ? Goebbels à voix basse rappelle ce passé, il rappelle ce tract que les S.A. avaient le 1er avril 1931, fait distribuer dans les rues de Berlin et qui accusait le Parti nazi et son Führer de trahir les S.A. et le « socialisme-national ». Aujourd’hui, n’est-ce pas la même chose qui recommence, mais de façon plus dangereuse ?

Hitler est de plus en plus nerveux. Sur son visage se lisent la violence et l’inquiétude. À aucun moment il ne paraît douter de la réalité des informations transmises par Himmler. Goebbels, qui est arrivé tard de Berlin hier soir, sait pourtant que le Gruppenführer Karl Ernst a quitté la capitale pour Brème afin d’y prendre un paquebot à destination de Ténériffe et de Madère où il doit séjourner pour son voyage de noces. Mais Goebbels ne dément pas Himmler.


LA DECISION DU FÜHRER

De courtes minutes passent puis, avant qu’il ne soit 1 heure du matin, le téléphone fonctionne à nouveau. Hitler, pour la deuxième fois, prend la communication. Adolf Wagner, Gauleiter et ministre de l’Intérieur bavarois, téléphone de son ministère. A Munich dit-il, la Sturmabteilung est descendue dans la rue ; des slogans hostiles au Führer et à la Reichswehr ont été poussés. Les S.A. bavarois ont donc les mêmes consignes que ceux de Munich.

« Tout est coordonné » s’écrie Hitler. Autour de lui, on se rassemble. Le Führer injurie les chefs S.A. : c’est de la « vermine » lance-t-il. Ce sont des traîtres. La fureur éclate ; Goebbels approuve. Hitler parle de châtiment. Il marche fébrilement Il est près de 1 heure du matin, ce samedi 30 juin.


A Bad Wiessee Roehm dort paisiblement et les S.A. de Munich sont chez eux. Quelques-uns ont bien manifesté dans la soirée, protestant contre l’attitude de la Reichswehr, mais les officiers sont intervenus. L’un d’eux, juché sur une voiture arrêtée, Koenigsplatz, a crié : « Rentrez tranquillement chez vous et attendez la décision du Führer.

« Quoi qu’il arrive, qu’Adolf Hitler nous congédie, qu’il nous autorise à porter cet uniforme ou qu’il nous l’interdise, nous sommes avec lui, derrière lui. » La manifestation s’était terminée aux cris de Heil Hitler !


Mais Wagner vient de téléphoner â Hitler la nouvelle d’une insurrection S.A. et le Führer s’emporte dans l’une de ces colères de la nuit qu’amplifie le manque de sommeil et qui déferlent comme une tornade. « Roehm », « Roehm », le nom revient et Hitler le couvre d’insultes.

Brusquement Hitler s’écrie : « Tout le monde à Munich, tout de suite, puis de là, en avant à Bad Wiessee ». Après tant d’heures incertaines voici venu le moment du choix. Hitler a tranché.

« Il n’y avait plus pour moi qu’une seule décision possible, dira-t-il le 13 juillet. Il m’apparaissait clairement qu’un seul homme pouvait se dresser contre le chef d’État-major Roehm. C’est moi qu’il avait trahi et moi seul devais lui en demander compte. » Le verdict de Hitler vient de tomber et le piège mûrement préparé par tant d’hommes aux intérêts et aux buts différents se referme sur les S.A.


Samedi 30 juin 1934. Hôtel Dreesen vers 1 heure du matin. Le Chancelier Hitler a pris sa décision. La Nuit des longs couteaux devient réalité. Toute l’histoire du nazisme, le destin des chefs du Parti, sont venus se concentrer dans ces quelques heures, les dernières heures de l’hésitation. Maintenant l’action commence pour Hitler. Il va s’envoler pour Munich et tout au long de ces heures entre le moment où il va quitter l’hôtel Dreesen et le moment où il atterrira à Munich, les jours, chaque jour de ce mois de juin 1934 décisif, vont resurgir. Et quand l’avion de Hitler touchera le sol sur l’aérodrome de Munich-Oberwiesenfeld le mois de juin sera achevé. Il sera le samedi 30 juin à 4 heures du matin.

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