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SAMEDI 30 JUIN 1934
Berlin. Fin de d’après-midi
LE CREPUSCULE SUR BERLIN-TEMPELHOF.
Le soleil rouge éclaire les pistes de l’aérodrome de Berlin-Tempelhof{4}. C’est un disque immense aux contours nets, irréel pourtant, qui disparaît à l’horizon et il semble que tous les bruits sont étouffés, que la vie est suspendue jusqu’à ce que ce soleil se soit enfoui, hostie sanglante qu’engloutit la terre. Les S.S. sont partout, noirs, bardés d’acier, l’acier des casques et des armes. Ils sont le long des pistes, devant les hangars, sur le toit de la tour de contrôle et leurs silhouettes se détachent sur le ciel. Des compagnies appartenant à la nouvelle aviation du Reich, encore clandestine, sont rangées en carré : les soldats inaugurent l’uniforme gris-bleu que Goering a spécialement choisi. Peu à peu arrivent les officiels : Goering, Himmler, Pilli Koerner, Daluege, Frick et de nombreux officiers des S.S., des hommes du S.D. et de la Gestapo. Gisevius et Nebe sont présents aussi, un peu à l’écart, échangeant des informations, observant la scène : Goering qui s’avance vers les troupes de l’armée de l’air puis qui, « les jambes écartées, puissamment campé... se place au milieu du carré et leur parle de la fidélité des soldats et de l’esprit de camaraderie ».
Ce soir où les nazis s’entre-déchirent, où les camarades de combat se dévorent, où un piège s’abat sur des hommes surpris et tranquilles appartenant au même parti, le discours de Hermann Goering ne manque pas d’humour. « Soldats, continue-t-il, vous devez être fiers de devenir une troupe officielle en un jour aussi mémorable. »
« Chacun, écrit Gisevius, devine que cette scène hypocrite, irréelle, n’a été improvisée que pour tuer le temps, pour détendre les nerfs. Il n’y a ni les projecteurs habituels, ni les photographes, ni les haut-parleurs. Ce discours incohérent se poursuit dans le crépuscule et personne, pour ainsi dire, ne l’écoute. » Mais Goering doit parler pour briser le silence car, après cette journée de tension, l’attente inactive est insupportable. Et Gisevius et Nebe font de même. Tous ceux qui à Berlin ont vécu dans l’action, soit qu’ils l’aient animée, soit qu’ils aient compris ce qui se déroulait ont hâte que la nuit vienne, comme si l’obscurité pouvait apaiser un peu cette tourmente qui souffle sur le Reich depuis l’aube.
LA RUMEUR
Car peu à peu, au fil des heures le nombre des personnes informées a augmenté. C’est au début de l’après-midi que les détails ont commencé à filtrer dans les milieux autorisés de la capitale. Les bars où se réunissent les journalistes, près de Leipziger-Platz connaissent pour un samedi après-midi d’été une affluence exceptionnelle. Tout le monde vient aux nouvelles car de différents côtés on murmure que Roehm, Papen, Schleicher sont arrêtés et peut-être même exécutés. Des journalistes ont eu du mal à gagner le quartier des ministères : sur la Charlottenbourg Chaussee qui traverse en son milieu le Tiergarten et qui aboutit à la porte de Brandebourg, il est difficile de circuler. Des barrages de police, des camions de l’armée qui stationnent et enfin le flot des voitures que l’on contraint à emprunter cette voie – la Tiergartenstrasse étant interdite – font qu’on avance au pas. On se rend compte ainsi que des soldats occupent le Tiergarten dans sa partie sud. Il est clair qu’une large opération est en cours et tous ceux qui habitent dans l’ouest de Berlin, dans le quartier qui s’étend entre Unter den Linden, la Wilhelmstrasse et la Bendlerstrasse ne peuvent ignorer les perquisitions des S.S., les arrestations, les meurtres, les mouvements des troupes. Les fonctionnaires des ministères – ainsi Gisevius – bien que ne réussissant pas à faire un tableau complet de la situation et de ses causes, commencent à entrevoir l’ampleur de la purge qui touche tous les opposants.
Les circonstances désormais connues de tel ou tel incident permettent bribe par bribe de reconstituer un moment de la journée. On sait, par exemple, qu’un ancien ministre de Brüning et du général Schleicher, Gottfried Reinhold Treviranus, leader de la fraction du parti nationaliste qui avait refusé de se plier en 1929 aux exigences de Hitler et de Hugenberg, a réussi à échapper miraculeusement aux assassins. Les S.S. se sont présentés trop tard chez lui et quand, dans le courant de l’après-midi, ils retrouvent sa piste au Tennis Club de Wannsee, Treviranus qui est en train de disputer une partie les aperçoit Ils sont quatre S.S. qui parlementent à l’entrée du club. Treviranus comprend immédiatement que c’est lui qu’ils viennent arrêter et, franchissant les barrières, passant par les jardins, il réussit à gagner les bois de Grunewald. Hébergé par un ami, il pourra quelques jours plus tard gagner la Grande-Bretagne.
La plupart n’ont pas de chance. Gregor Strasser que Tschirschky a croisé dans les couloirs de la Gestapo a été immédiatement enfermé avec les autres S.A. Nul besoin de l’interroger : ce qui compte pour Goering, Himmler et Heydrich c’est de le tenir. Les S.A. prisonniers entourent celui qui a été l’un des grands du parti : sa présence les rassure. Que pourra-t-il leur arriver puisque Strasser est là, en vie, avec eux ? À 17 heures, un S.S. convoque Strasser qui est placé dans une cellule individuelle comportant une large lucarne. Peu après Strasser a sans doute deviné une ombre qui se penche, un pistolet dirigé vers lui par la lucarne. Il a tenté de se dérober, quand le coup de feu a claqué, mais il est blessé. Trois S.S. pénétrent dans la cellule pour l’achever. Son sang se répand et il va râler longtemps. Heydrich, averti, aurait déclaré : « Il n’est pas encore mort ? Laissez donc saigner ce pourceau. » Ainsi finit dans une des caves de la Gestapo l’un des premiers nazis, celui peut-être auquel Hitler devait le plus car il avait été l’organisateur du Parti, un homme qui avait de vastes perspectives, une tête politique ; un homme qui ne mâchait pas ses mots et qui avait devant Hitler maintes fois condamné Himmler, Goering et ce Goebbels qui autrefois avait été son secrétaire, qu’il avait formé et qui l’avait abandonné. Et Gregor Strasser agonise. La thèse officielle sera celle du suicide. Et cela n’étonne même plus les habitants du IIIeme Reich de Hitler.
Parfois d’ailleurs une victime se livre aux tueurs choisissant ainsi délibérément de mourir. Quand, vers 16 heures, ce samedi, le général von Bredow, ancien de la Bendlerstrasse, intime du général Schleicher et évincé depuis peu de temps, après son chef, de ses fonctions au ministère de la Guerre, pénètre dans le hall de l’hôtel Adlon, les présents, pour la plupart de hauts fonctionnaires ou des diplomates, s’étonnent de le voir encore vivant. Le bruit de la mort de Schleicher court en effet avec de plus en plus d’insistance. Or Bredow est ici, en plein coeur de la souricière dans ce grand hôtel qui donne sur Unter den Linden où patrouillent les S.S. et les hommes de la Gestapo. À un ami qui lui demande s’il est au courant des nouvelles, Bredow répond : « Je me demande même comment il se fait que ces cochons ne m’aient pas encore tué ». Plusieurs personnes viennent lui serrer la main ou s’asseoir à sa table et il y faut du courage quand on sait que tous les garçons de cet hôtel fréquenté par des personnalités politiques ou diplomatiques travaillent pour les services de Himmler et de Heydrich.
Un attaché militaire étranger après une hésitation lui propose une invitation à dîner chez lui, façon habile de le soustraire aux menaces, au moins pour quelques heures. Le général Bredow lui serre la main.
« Je vous remercie, dit-il. J’ai quitté mon domicile de fort bonne heure ce matin. Je désire y retourner maintenant que j’ai eu le plaisir de revoir mes amis. »
On essaie en vain de le dissuader mais une immense lassitude a saisi le général von Bredow. C’est pour lui le temps amer du dégoût et du désespoir. « Ils ont assassiné Schleicher, explique-t-il, il était le seul homme à pouvoir sauver l’Allemagne. Il était mon chef. Il ne me reste rien ».
Et saluant simplement, offrant un gros pourboire au garçon servile qui s’apprête à renseigner la Gestapo, le général von Bredow quitte l’hôtel Adlon et gagne Unter den Linden qui connaît l’animation des fins d’après-midi. On ne le reverra plus vivant. Dans la soirée, les tueurs ont sonné à sa porte et ouvert le feu.
LA CONFÉRENCE DE PRESSE DE GOERING
C’est le deuxième général de la Reichswehr abattu dans la journée. Pourtant quand Goering, vers 17 heures, se présente aux journalistes réunis à la chancellerie du Reich, l’inquiétude que lui et Himmler avaient eu un instant à l’annonce de la mort de Kurt von Schleicher paraît les avoir complètement abandonnés. Il y a, serrés dans la pièce, impatients, les correspondants étrangers et les rédacteurs en chef des grands journaux allemands. Mêlés à eux, un certain nombre de personnalités politiques plus ou moins bien informées et qui veulent savoir.
La chaleur est étouffante et Gisevius qui est présent, note que règne une « tension effroyable ». « Goering arrive, écrit-il, il est en grand uniforme, il parade et monte majestueusement à la tribune. Après une longue pause d’un grand effet, il se penche un peu en avant, appuie la main au menton, roule les yeux comme s’il avait peur des révélations qu’il doit faire. Il a sans doute étudié devant sa glace cette attitude néronienne. Puis il fait sa déclaration. Il parle sur un ton lugubre, d’une voix sourde comme un professionnel des oraisons funèbres ».
Il est hautain. Un communiqué sera rédigé, dit-il, il sera remis le lendemain aux journalistes, pour l’instant il n’a pas le temps de fournir des détails car l’action continue et il la dirige par décision du Führer. « Depuis des semaines, continue-t-il, nous observions, nous savions qu’une partie des chefs de la Sturmabteilung s’étaient largement écartés des buts du mouvement et faisaient passer au premier plan leurs propres intérêts, leurs ambitions et en partie leurs penchants malheureux et pervers ». Goering multiplie les pauses : il va et vient, les poings sur les hanches. « Ce qui nous semble le plus condamnable, ajoute-t-il, c’est que la direction suprême de la S.S. évoquait le fantôme d’une deuxième révolution, dirigée contre la réaction alors qu’elle avait partie liée avec celle-ci. L’intermédiaire principal était l’ancien chancelier du Reich, le général von Schleicher qui avait mis Roehm en relation avec une puissance étrangère... »
Une nouvelle pirouette de Goering, une mimique satisfaite.
« J’ai élargi ma mission, en portant un coup sévère, à ces mécontents ».
Puis Goering s’apprête à quitter la pièce. Un journaliste étranger se lève alors et commence une phrase où il est question du sort réservé au général Schleicher. Goering s’arrête, sourit, fait demi-tour.
« Oui, dit-il, je sais que vous aimez les gros titres, vous autres journalistes. Eh bien, écoutez-moi, le général von Schleicher a comploté contre le régime. J’ai ordonné qu’il soit arrêté. Il a commis l’imprudence de résister. Il est mort ».
Goering, satisfait de la surprise, observe un instant les journalistes puis il quitte la salle. Un officier de la Reichswehr distribue alors le texte d’un communiqué officiel du général von Reichenau qui exprime le point de vue officiel de la Bendlerstrasse et donc de la Reichswehr. Ce texte prouve que Reichenau et son chef Blomberg font cause commune avec les tueurs S.S., avec la Gestapo et qu’ils sont décidés à couvrir toutes les violations du droit et toutes les atteintes aux prérogatives de l’Offizierskorps : Schleicher qui avait été le général le plus écouté de l’armée est abandonné, calomnié. Cela va peser lourd sur l’avenir du Reich et de l’armée allemande.
Reichenau, ce digne officier de tradition, portant monocle et guindé dans un uniforme impeccable, n’hésite pas à écrire : « Soupçonné d’avoir trempé dans le complot fomenté par Roehm, deux hommes de la S.S. ont été chargés d’arrêter le général von Schleicher. Ce dernier ayant opposé une vive résistance, les policiers ont été contraints de faire usage de leurs armes. Au cours de l’échange de coups de feu, le général et son épouse, survenue à l’improviste, ont été mortellement blessés ».
À LICHTERFELDE
On comprend l’assurance de Goering. Dans les rue de Berlin tout est d’ailleurs redevenu normal. Unter den Linden, les promeneurs sont nombreux et aux terrasses des cafés de la Kurfürstendamm c’est l’affluence du samedi soir quand il fait beau et chaud, comme dans ce dernier crépuscule de juin. Les barrages ont été retirés du Tiergarten et les jeunes couples ont repris leurs promenades dans les allées qui convergent vers la Floraplatz. Les éditions du soir des grands journaux se contentent d’annoncer que l’Obergruppenführer Lutze remplace désormais Roehm à la tête de la Sturmabteilung, encore la nouvelle est-elle donnée en quatrième page. Il n’y a pas trace des déclarations, venues trop tard, de Goering et de Reichenau.
Pourtant, dans des conversations à voix basse les noms de Lichterfelde et du Colombus Haus reviennent : ce sont les deux lieux de détention des personnes prises dans la journée.
Mais c’est à l’École militaire de Lichterfelde qu’on fusille. Là, on a obligé le capitaine d’aviation Gehrt, ancien de l’escadrille de Goering, chevalier de l’ordre du Mérite, à arborer ses décorations pour que Goering puisse les lui arracher. Là, les pelotons d’exécution sont composés d’hommes de la Leibstandarte, les S.S. de Sepp Dietrich, les camarades de ceux qui ont exécuté les officiers S.A. à la prison de Stadelheim à Munich. Là, les salves se succèdent à partir du début de l’après-midi et l’on entend des cris, parfois un Heil Hitler ! Un condamné ne comprend pas pourquoi il meurt et lance un salut à celui en qui il a cru et croit encore. Ce sera le cas de Karl Ernst.
Sur l’aéroport de Tempelhof, alors qu’ils attendent toujours l’avion du Führer, les officiels voient se poser en bout de piste un Junkers monomoteur. L’avion roule lentement vers la tour de contrôle. Dès qu’il est immobilisé, l’Hauptsturmführer Gildisch saute à terre, puis encadré par deux S.S., c’est au tour de l’Obergruppenführer S.A. Karl Ernst. Ils arrivent de Brème. Ernst paraît toujours confiant. « Le gaillard semble être de très bonne humeur, note Gisevius. Il passe en sautillant de l’avion à l’auto. Il sourit de tous côtés comme s’il voulait montrer à tout le monde qu’il ne prend pas son arrestation au sérieux ». Sans doute n’a-t-il pas encore compris ce qui se passe réellement. Il va mourir à Lichterfelde, criant sa confiance en Hitler, victime d’il ne sait quel complot persuadé probablement de mourir pour le Führer.
C’est peu de temps après l’arrivée d’Ernst qu’apparaît l’appareil de Hitler. Il s’agit du même gros trimoteur avec lequel il a accompli le voyage de Bonn-Hangelar à Munich. Le Junkers survole lentement le terrain, s’éloigne et enfin revient se poser, roulant jusqu’à s’arrêter non loin de la garde d’honneur S.S.
Le moment est exceptionnel : voilà des jours que le Führer fuyait Berlin. Maintenant le voici de retour, ayant frappé à coup sûr : tout le monde le guette. Gisevius a longtemps été marqué par cette arrivée et les détails sont restés gravés dans sa mémoire.
« BRAVO ! ADOLF. »
Goering, Himmler, et les autres personnalités s’avançant vers l’avion, Hitler paraissant le premier, les claquements de talons, les saluts, puis derrière lui Brückner, Schaub, Sepp Dietrich, et enfin affichant son sourire sinistre, Goebbels. Hitler semble marcher « péniblement, à pas lourds, d’une flaque à l’autre, on a à tout instant l’impression qu’il va s’enfoncer... Tout est sombre sur sa personne, chemise brune, cravate noire, manteau de cuir, hautes bottes d’ordonnance. La tête nue, le visage blanc comme un linge, mal rasé, les traits à la fois creusés et bouffis, les yeux éteints au regard fixe, à moitié dissimulés sous les mèches pendantes ». Et Gisevius ajoute « pour être tout à fait franc il m’inspire une sorte de dégoût ».
Himmler et Goering entourent le Führer. Le groupe des trois hommes s’arrête et à distance, respectant l’intervalle, les autres personnalités s’immobilisent. « Himmler a tiré de sa manche une longue liste chiffonnée, remarque Gisevius. Hitler en prend connaissance tandis que les deux hommes ne cessent de lui parler à l’oreille. On voit Hitler suivre sa lecture du doigt, s’arrêter de temps à autre un peu plus longuement sur un nom... Tout à coup, continue Gisevius, Hitler rejette la tête en arrière d’un geste de si profonde émotion, pour ne pas dire de révolte que tous les assistants le remarquent. Nous nous regardons d’un air significatif Nebe et moi. Nous avons eu la même pensée, ils viennent de lui signaler le « suicide » de Strasser. »
Toute la scène est violente, symbolique comme un finale de tragédie ou d’opéra avec, rappelle Gisevius, ce « crépuscule rouge sombre à la Wagner ». Et ne manque même pas, alors que s’éloignent les personnalités vers les voitures, un cri isolé parti du haut d’un hangar où se sont agglutinés des ouvriers qui observent l’arrivée du Führer, le cri inattendu, résonnant dans le silence « Bravo ! Adolf ». Il retentit une autre fois, « Bravo ! Adolf », salut populaire et déplacé, un contrepoint comme dans un drame shakespearien, épisode presque bouffon comme pour rappeler à ces hommes puissants, vainqueurs, au terme de cette journée sanglante, le dérisoire et le provisoire de leur condition.