PROLOGUE
Dans la prison de Stadelheim, à Munich, un peloton de S.S. a pris position dans la cour. C’est la fin de l’après-midi du samedi 30 juin 1934. Rapidement le Gruppenführer Sepp Dietrich parcourt les couloirs de la prison. Derrière les portes des cellules, les hommes qui jusqu’à hier soir étaient ses camarades ou ses chefs attendent depuis plusieurs heures qu’on décide de leur sort. Sepp Dietrich sait qu’ils vont mourir. À chacun d’eux, détournant son regard il va lancer :
« Vous avez été condamné à mort par le Führer pour haute trahison. Heil Hitler »
Et il se fait ouvrir une autre porte ignorant les cris et les jurons. Déjà on entraîne dans la cour le premier prisonnier et l’officier SS qui commande le peloton de l’Ordre Noir crie dans la lumière rousse de juin :
« Le Führer l’exige. En joue. Feu. »
˗ Edmund Schmid, Gruppenführer de la Sturmabteilung – l’armée des Sections d’Assaut –, cellule 497. Fusillé.
˗ Hans Joachim von Spreti-Weilbach, Standartenführer S.A., cellule 501. Fusillé.
˗ Hans Peter von Heydebreck, Gruppenführer S.A., cellule 502. Fusillé.
˗ Hans Hayn, Gruppenführer S.A., cellule 503. Fusillé.
˗ August Schneidhuber, Obergruppenführer S.A., préfet de police de Munich, cellule 504. Fusillé.
Quelques heures plus tard, un homme au visage balafré, sera abattu dans une cellule voisine portant le n° 474, par deux S.S. C’est Ernst Roehm, ministre du Reich, l’un des fondateurs du parti nazi, chef d’État-major de la S.A. A Berlin, des tueurs assassinent le général Schleicher, ancien chancelier du Reich et sa femme. Ils abattent son adjoint au ministère de la Guerre, le général Bredow, ancien chef du Ministeramt, et un tueur solitaire liquide d’une balle dans le dos, dans son bureau du ministère des Transports, le Ministerialdirektor Klausener.
LA FIN D’UNE SEMAINE D’ETE
D’autres, beaucoup d’autres tombent : Jung, secrétaire particulier de Franz von Papen, vice-chancelier du Reich ; Gregor Strasser compagnon de Hitler depuis les premiers jours. Tous, illustres ou modestes, fusillés ou abattus entre le samedi 30 juin 1934 et le lundi 2 juillet durant cette longue nuit de l’histoire allemande, la Nuit des longs couteaux où tombent des hommes qui paraissaient les plus nazis parmi les nazis, les plus proches alliés de Hitler, ses camarades – Strasser, Roehm – ou ceux qui semblaient les mieux protégés, les généraux Schleicher et Bredow.
Et le IIIeme Reich, le monde entier, surpris, ignorant les détails et le nombre des victimes s’interrogent, manquant d’informations précises, formulant les hypothèses les plus contradictoires. C’est que la mort nazie a frappé comme tant de fois elle le fera encore, à la fin d’une semaine, quand dans les capitales les responsables sont loin des ministères vides où ne demeurent que quelques fonctionnaires subalternes chargés d’expédier les affaires courantes, qu’il faut des heures pour trouver telle ou telle personnalité en promenade ; la mort nazie frappe en ces fins de semaine du printemps et de l’été quand les rédacteurs en chef dorment tranquillement sur leurs éditions dominicales déjà bouclées puisqu’il ne peut rien se passer d’important ; quand les villes sont désertées, que la vie publique est suspendue, la garde relâchée. Alors frappe la mort nazie comme un éclair inattendu.
Il fait si beau, si chaud sur toute l’Europe en ce samedi 30 juin 1934 et ce dimanche 1er juillet A Nogent, c’est dans le miroitement du fleuve, les canoteurs et les grappes de danseurs, la foule de la grande foire joyeuse de l’été. Autour de Londres et dans ses parcs, l’herbe est drue et elle n’est pas humide : on y court pieds nus, on s’y allonge.
Sur les grèves des lacs berlinois, la foule est dense : femmes aux corps lourds, enfants blonds. L’oriflamme nazie flotte au mât des plages dans la brise tiède. À Berlin, ce samedi matin la radio annonce une température de 30°. Ce n’est que dans la soirée de samedi et surtout le dimanche que l’on apprend que des salves de peloton, des coups de revolver, ont sèchement claqué, décimant les rangs de la Sturmabteilung, l’armée des Sections d’Assaut.
Pourtant le dimanche 1er juillet, dans l’après-midi, Berlin est toujours calme : promeneurs, consommateurs dans les cafés sont aussi nombreux que les autres dimanches. Sur Unter den Linden, c’est l’aller et retour des couples renouvelés. Au Kranzler, le célèbre café, il est impossible de trouver une table : c’est un dimanche d’été. La bière blanche berlinoise, teintée de sirop de framboise, coule à flots.
Presque trop d’indifférence. Les journaux du soir annoncent discrètement quelques décès. Des camions chargés de Schutzstaffeln, les S.S. noirs, passent. Mais personne ne commente ou ne cherche à savoir. Le Führer Adolf Hitler donne une garden-party très élégante dans les jardins de la Chancellerie du Reich. Tout va bien.
Anxieux, aux aguets dans ce calme apparent, les journalistes et les diplomates étrangers cherchent à savoir, à comprendre. Les interrogations affluent venant de leurs rédactions et des ministères. Combien de morts ? Qui ? Pourquoi ? On demande si X ou Y, ancien chancelier, fait ou ne fait pas partie des victimes. L’émotion, la surprise, l’indignation s’expriment ouvertement André François-Poncet l’ambassadeur de France, a dîné, il y a peu avec le capitaine Roehm, chef d’État-major des S.A., mais François-Poncet est en vacances à Paris et il ne peut donner au ministère des Affaires étrangères que son impression sur ce Munichois de 57 ans qui est entré au Parti en même temps que Hitler et a aidé le futur chancelier dans ses premiers pas politiques.
« Je n’avais aucune idée des manoeuvres de Roehm, raconte François-Poncet. Je ne me doutais pas de l’acuité qu’avait revêtue son conflit avec Hitler. J’avais toujours éprouvé à son égard une extrême répugnance et l’avais évité autant que j’avais pu, malgré le rôle éminent qu’il jouait dans le IIIeme Reich. Le chef du protocole, von Bassewitz, me l’avait reproché et, sur ses instances, je n’avais pas refusé de le rencontrer à une soirée. L’entrevue avait été peu cordiale et l’entretien sans intérêt{1} ». Mais Roehm a été abattu.
On murmure aussi des noms de généraux, l’un qui fut chancelier, des noms de hauts fonctionnaires, et parfois à ces personnalités se mêle le nom d’un inconnu, d’un juif dont on a retrouvé le corps, d’un aubergiste, puis c’est à nouveau le nom de l’un des fondateurs du parti, Gregor Strasser lui-même. Tous abattus sans explication par des équipes de tueurs sans passion, méthodiques et glacés. Abattus devant leurs portes, devant témoin, et parfois l’épouse a payé de sa vie un mouvement trop brusque. Les cadavres sont restés là, dans une entrée, un bureau de ministère, sur le bord d’une route, dans un bois ou à demi enfoncés dans l’eau d’un marécage. Quelques heures plus tard, la police est arrivée, les corps ont été emportés ou bien plusieurs jours après on les a découverts par hasard. On a tué à Munich, à Berlin, en Silésie. Des pelotons d’exécution ont fonctionné dans les cours des casernes. Quelques dizaines ou quelques centaines de victimes ? Des hommes sont morts en criant Heil Hitler, d’autres en maudissant le Führer. On a été sans égard pour les proches, sans pitié pour les victimes : on a tué des hommes dans leur lit et on en a égorgé d’autres dans des caves. Les Nazis ont-ils, au cours de cette nuit, selon la logique implacable des révolutions, commencé à s’entredévorer ?
À Rome, le baron Pompeo Aloisi, aristocrate devenu chef de cabinet de Mussolini, est perplexe. Il y a moins de quinze jours, le 14 juin, à Venise, il a assisté à la première rencontre entre le Duce et le Führer. Rien ne laissait soupçonner les événements. Malgré quelques rumeurs, les Sections d’Assaut semblaient toujours l’une des forces sur lesquelles s’appuyait le régime. Les hommes en chemise brune et leur chef, le capitaine Roehm, n’avaient-ils pas aidé Hitler à conquérir le pouvoir en contrôlant les rues des villes allemandes ? Maintenant, en ce 1er juillet, Aloisi note dans son journal : « La répression a été très dure, car sur treize généraux de corps d’armée des Sections d’Assaut sept ont été fusillés. » Au fur et à mesure que, au poste privilégié qu’il occupe, Aloisi reçoit des renseignements nouveaux, il s’étonne davantage des circonstances de la tuerie. « Une Saint-Barthélemy allemande », dira Otto Strasser, le frère de Gregor. Mussolini ne cache pas son mépris. « Pendant les arrestations, lui a précisé Aloisi, il s’est passé des scènes répugnantes. » Le Duce avec sa virilité orgueilleuse de Latin a déjà insisté sur cet aspect. « Une des caractéristiques de la révolte, a-t-il conclu, est que la majeure partie des dirigeants étaient tous des pédérastes, à commencer par Roehm. »
Roehm « avait quelque chose de repoussant » dit André François-Poncet qui, à Berlin était le plus élégant et le plus spirituel des ambassadeurs. « Un banquier très versé dans la société berlinoise, raconte-t-il, et qui se plaisait à réunir autour de sa table les personnalités les plus diverses de l’ancien et du nouveau régime, m’avait instamment prié d’aller dîner chez lui pour faire plus ample connaissance avec Roehm, j’avais accepté... »
L’ambassadeur de France, digne, hautain même, souverain dans ses manières et par son intelligence se rend donc à l’invitation. Le dîner n’est en rien clandestin. « II était servi par Horcher, le restaurateur le plus couru de Berlin. » François-Poncet attend donc le capitaine Roehm. « Il était venu, se souvient-il, accompagné de six ou huit jeunes gens frappants par leur élégance et leur beauté. Le chef des S.A. me les présenta comme ses aides de camp. » Mais la surprise passée, François-Poncet s’ennuie, « Le repas avait été morne. La conversation insignifiante. J’avais trouvé Roehm lourd et endormi. Il ne s’était animé que pour se plaindre de son état de santé et de ses rhumatismes qu’il se proposait d’aller soigner à Wiessee si bien qu’en rentrant chez moi, je pestais contre notre amphitryon ; je le rendais responsable de l’ennui de cette soirée. » Mais plus tard, repensant à ce dîner et à son hôte berlinois, François-Poncet ajoute : « Lui et moi, après le 30 juin, en étions les seuls survivants ; et lui-même ne dut son salut qu’au fait qu’il réussit à s’enfuir en Angleterre{2}. »
ERNST ROEHM
Roehm exécuté, Roehm, chef d’État-major des S.A. depuis le 5 janvier 1931, nommé à ce poste clé par le Führer en personne.
Le 2 décembre 1933, Hitler l’a même fait entrer dans son cabinet comme ministre sans portefeuille. Roehm, on le voit partout en uniforme de S.A., passant en revue les unités de cette immense troupe de 2 500 000 hommes qu’il a constituée. Il parade, il parle, orgueilleusement provocant. Les mots les plus neutres deviennent chez lui, violents, durs, choquants presque. Peut-être est-ce à cause de sa laideur qui est au-delà même de la laideur. Le crâne est toujours rasé, le visage est gros, joufflu, vulgaire, parcouru d’une large cicatrice qui enserre le menton et le nez. Le bout de celui-ci, résultat d’une de ces opérations de chirurgie faciale qu’on pratiquait sur les « gueules cassées », pointe, rond, rouge, caricatural. Roehm est là, pourtant, avec quelque chose de poupin dans cette physionomie violente et rude. Il est là, entouré de beaux jeunes gens aux joues lisses, aux yeux doux, aux profils de médailles, aux mains soignées, serrés dans leurs uniformes bien coupés. Roehm est là, avec son visage difficile à supporter, un visage animal, là debout, avec son ventre proéminent que semble mal contenir le baudrier des S.A.
Lui, il fixe ses interlocuteurs avec audace et insolence, avec l’autorité du Chef, du maître qu’il est, avec tranquillité et orgueil. « Je suis soldat dit-il, je considère le monde de mon point de vue de soldat, c’est-à-dire d’un point de vue volontairement militaire. Ce qu’il y a d’important pour moi dans un mouvement c’est l’élément militaire. »
Son visage, ses balafres ce sont ses preuves, ses décorations, la signature de sa vie. 1908, sous-lieutenant. 1914, le voici en Lorraine, officier sur le front, officier de troupe entraînant les soldats dans la boue, le froid et le fer. Le 2 juin 1916, capitaine, il part à l’assaut de l’ouvrage de Thiaumont, l’une des fortifications de la ceinture de Verdun. Blessé gravement, le voici enlaidi, confirmé dans sa peau pour cette vocation militaire. Front roumain, front français, l’armistice et la honte. Il est avec le colonel von Epp de ces hommes des Freikorps, les corps francs, qui luttent pour ne pas avoir combattu en vain pendant quatre ans. Officier de la petite armée de l’armistice, il organise les Gardes Civiques bavaroises pour écraser les « rouges », ces spartakistes persuadés qu’ils peuvent rééditer dans l’Allemagne vaincue et humiliée la révolution russe. Roehm des années 20, dans le brouillard des hivers bavarois, armant ces milices de l’ordre. Il entre pour le compte de l’armée au Parti Ouvrier Allemand, le futur parti nazi. Là, dans ce milieu de déclassés fanatiques, il rencontre un ancien combattant des premières lignes, pâle, malingre, mais le regard exalté, la passion nationaliste et l’ambition visionnaire brûlant sa vie, un orateur magnétique au débit saccadé : Adolf Hitler, qu’il choisit comme propagandiste du parti. Roehm abattu le 2 juillet 1934 par deux officiers des S.S. sur l’ordre de Hitler. Chancelier du Reich. Pourtant, six mois avant ce sinistre samedi de juin, quand commence la Nuit des longs couteaux, Roehm a reçu le 31 décembre 1933, de son Führer une lettre que la presse a rendue publique. Goering, Goebbels, Hess, Himmler, en tout douze personnes reçurent aussi une lettre de Hitler, ce jour-là, qui marquait, après un an passé à la chancellerie, la reconnaissance de Hitler à ses fidèles camarades. La lettre du Chancelier à Roehm était nette, elle sonnait franc :
Mon cher Chef d’État-major,
« J’ai pu mener le combat du mouvement national-socialiste et de la Révolution nationale-socialiste grâce à la S.A. qui a écrasé la terreur rouge. Si l’armée doit garantir la protection du pays contre le monde extérieur, la S.A. doit assurer la victoire de la Révolution nationale-socialiste, l’existence de l’État national-socialiste et l’union de notre peuple dans la sphère intérieure. Lorsque je t’ai appelé à ton poste actuel, mon cher Chef d’État-major, la S.A. traversait une crise sérieuse. C’est en tout premier lieu à tes services que cet instrument politique doit d’être devenu en quelques années la puissance qui m’a permis de livrer l’ultime combat pour le pouvoir et de mettre à genoux l’adversaire marxiste. C’est pourquoi à la fin de cette année qui a connu la Révolution nationale-socialiste, je me dois de te remercier mon cher Ernst Roehm, pour les inestimables services que tu as rendus au nationalisme et au peuple allemand. Sache que je rends grâce à la Destinée de pouvoir donner à un homme tel que toi le nom d’ami et de frère d’armes.
Avec toute mon amitié, toute ma reconnaissance et toute ma considération.
Ton Adolf Hitler »
Roehm parmi les douze chefs nazis que Hitler vient de distinguer est le seul qui ait eu le privilège d’être tutoyé. « Je rends grâce à la Destinée », écrit Hitler : six mois plus tard, sur son ordre, Roehm sera abattu. Telle est la Destinée.
LE DISCOURS DU 13 JUILLET 1934
Ernst Roehm : exécution sommaire donc. Traître au nazisme et au Führer ou trahi par le chef machiavélique qui l’entourait d’égards pour mieux le perdre, comme dans un drame shakespearien où le meurtre, l’hypocrisie et la bassesse se mêlent dans les intrigues pour le pouvoir ?
Hitler attendra près de deux semaines, deux longues semaines après la nuit sanglante, pour donner au peuple allemand l’explication officielle des événements.
La chaleur depuis les derniers jours de juin n’a fait qu’augmenter. Le vendredi 13 juillet, une atmosphère lourde écrase ainsi la capitale du Reich. Le Reichstag est convoqué pour le soir. À partir de 19 heures, des voitures officielles, descendent les députés nazis en uniforme, devant l’Opéra Kroll, à l’ouest de la Koenigplatz, entre les jardins du Tiergarten et la Spree, dans ce quartier de Berlin aéré et calme. Ils se rassemblent, pénètrent par groupes compacts dans l’Opéra, lourde bâtisse de style néo-classique construite à la fin du XIXeme siècle et où, depuis l’incendie des bâtiments du Reichstag le 27 février 1933, siège le Parlement. Les saluts nazis se succèdent, les uniformes noirs et blancs se mêlent. C’est un monde d’hommes vigoureux, autour de la cinquantaine, les cheveux coupés courts, les gestes sûrs, la parole haute. Ils sont les vainqueurs depuis le 30 janvier 1933. Et ils sont aussi depuis le 30 juin 1934 des hommes qui ont échappé à une première épuration.
Quand Hitler entre et se dirige vers la tribune – gardée par des S.S., car on craint un attentat – tout le monde est debout et salue. André François-Poncet remarque que Hitler est « blême, les traits tirés ». Goering, président en titre du Reichstag, ouvre la séance à 20 heures et immédiatement passe la parole au Führer qui est déjà à la tribune. Décor d’opéra, loges, fauteuils d’orchestre occupés par les députés en uniforme et le Chancelier qui, nerveusement tient le pupitre placé devant lui puis tend le bras, le poing serré.
« Députés, hommes du Reichstag allemand ! » lance-t-il.
La voix est dure, « plus rauque que d’habitude » se souvient André François-Poncet. Les mots sont lancés comme des ordres ou des coups. Prononcer un discours pour Adolf Hitler est un acte de violence.
Je dois, dit-il, « devant ce forum le plus qualifié de la nation, donner au peuple des éclaircissements sur les événements qui, je le souhaite, demeureront pour l’éternité, dans notre histoire, un souvenir aussi plein d’enseignement qu’il l’est de tristesse ». Dehors dans le Tiergarten, la foule stationne le long des allées fraîches, autour de la Koenigsplatz. Le discours est retransmis par la radio. Maintenant, puisque le Führer s’explique, le peuple allemand a le droit et le devoir de connaître ce qui a eu lieu au cours de cette nuit de juin.
« Mon exposé sera franc et sans ménagement, continue Hitler, il faudra cependant que je m’impose certaines réserves et ce seront les seules, celles que me dicte le souci de ne pas franchir les limites tracées par le sens des intérêts du Reich, par le sentiment de la pudeur ».
Chaque Berlinois, devant l’Opéra Kroll, en ce vendredi 13 juillet 1934 sait quelque chose : certains journaux ont franchement décrit les « scènes répugnantes » dont parlait le diplomate italien Aloisi. Ces exécutions étaient donc aussi un acte de purification. La purification par le sang et la mort.
« Ce n’étaient plus seulement, martèle Hitler, les intentions de Roehm, mais maintenant aussi son attitude extérieure qui marquaient son éloignement du Parti. Tous les principes qui ont fait notre grandeur perdirent pour lui leur sens. La vie que le chef d’État-major et, avec lui un certain nombre de chefs, commencèrent à mener était intolérable du point de vue national-socialiste. Il n’y avait pas seulement à redouter que lui et ses amis violent toutes les lois de la bienséance, mais que la contagion s’exerce dans les milieux les plus étendus. »
Le capitaine Roehm, celui que le Chancelier tutoyait comme son plus ancien et son plus fidèle camarade c’était donc transformé en six mois en ce ferment, cet « abcès » qu’il faut détruire. La voix du Chancelier devient plus rauque, plus dure. « Les mutineries se jugent par leurs propres lois, martèle-t-il. J’ai donné l’ordre de fusiller les principaux coupables et j’ai donné l’ordre aussi de cautériser les abcès de notre empoisonnement intérieur et de l’empoisonnement étranger, jusqu’à brûler la chair vive. J’ai également donné l’ordre de tuer aussitôt tout rebelle qui, lors de son arrestation, essaierait de résister... »
« Fusiller, brûler la chair vive, tuer aussitôt. » Les mots claquent, les mots disent la violence de la nuit passée, il y a treize jours, seulement. « L’action est terminée depuis le dimanche 1er juillet dans la nuit. Un état normal est rétabli », ajoute le Chancelier, l’affaire est close. Les badauds peuvent regarder partir les députés ; on applaudit et salue les dignitaires : Hitler, Goering, Himmler, Hess. Puis Berlin s’endort. Le « Justicier suprême du peuple allemand » a parlé. Hans Kluge se souvient de ce 13 juillet. Il était alors un jeune homme de 18 ans, maigre, blond, enthousiaste. Il habitait avec ses parents près de la Koenigsplatz. Des groupes partaient en chantant ; la radio transmettait le discours du Chancelier Hitler. Le Führer s’en était pris à « un journaliste étranger qui profite de notre hospitalité et proteste au nom des femmes et des enfants fusillés et réclame vengeance en leur nom. » Hans Kluge se souvient, il avait injurié ce journaliste partial qui trahissait l’hospitalité allemande. En fait il ne savait pas, il ne lisait pas de journaux étrangers. Il n’imaginait même pas que, depuis le 1er juillet, la presse internationale dans son ensemble condamnait les méthodes hitlériennes.
Le Temps, pondéré et austère organe des milieux financiers français, officieux porte-parole du ministère des Affaires étrangères, écrit le 2 juillet que « ces scènes sanglantes » se déroulent « dans une atmosphère à la fois tragique et délétère de Bas Empire ». Le lendemain le journal ajoute : « Ce n’est pas un beau crime... C’est une affaire de police des moeurs. On y sent la culpabilité, la trahison, l’hypocrisie. Ces cadavres sont exhibés dans la fange et les meurtriers se sont ménagé un alibi. Le bourreau se fait pudibond. Il ne tue pas seulement il prêche. Il a toléré le stupre et l’orgie... »
À Londres, à New York, à Chicago, les mêmes mots reviennent. Là, c’est d’un « retour aux méthodes politiques du Moyen Âge » qu’il est question. Ici, on indique que les « gangsters de Chicago sont plus honnêtes ». « Turpitudes morales », « sauvageries », « pourriture du nazisme », « férocité calculée et par là même plus répugnante », « despotes orientaux et médiévaux » : la presse internationale est sans excuses pour les nazis. La Pravda, qui n’est pas encore le quotidien d’une Union soviétique en proie aux purges et aux procès, dénonce « les événements du 30 juin qui rappellent les moeurs de l’Équateur ou de Panama ».
Cependant, ce 13 juillet, accroché rageusement à la tribune de l’Opéra Kroll, Hitler poursuit son discours-justification. Dans la salle les députés applaudissent longuement, violemment, Hitler poussé par cette passion qu’il déchaîne, parle de plus en plus rapidement « Si enfin, s’écrie-t-il, un journal anglais déclare que j’ai été pris d’une crise de nerfs, ceci aussi serait aisément vérifiable. Je puis déclarer à ce journaliste famélique que, jamais, même pendant la guerre, je n’ai eu de crise de nerfs... »
La voix est rauque, dure. « Je suis prêt moi-même à assumer devant l’histoire la responsabilité des décisions que j’ai dû prendre pour sauver ce qui nous est le plus précieux au monde : le peuple allemand et le Reich allemand. »
L’auditoire se lève comme un seul bloc, les applaudissements déferlent. En ce vendredi 13 juillet soir d’été, alors que par les rues voisines de l’Opéra Kroll, dans les allées du Tiergarten, les groupes s’en vont en chantant ces décisions que le Führer revendique « devant l’histoire », les députés nazis les approuvent par acclamations dans la salle où brillent les grands lustres de cristal taillé.
Mais ces décisions qui ont provoqué les exécutions et les assassinats, elles ont surgi, au terme d’une longue histoire, un autre vendredi, le vendredi 29 juin 1934, au bord du Rhin, à Bad Godesberg. C’est là, dans une soirée orageuse, sur la terrasse d’un hôtel, qu’a commencé la Nuit des longs couteaux.